Le Sacré dans les paysages de Vincent Van Gogh

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 Vincent Van Gogh (1853-1890) Le Semeur au soleil couchant (1888)

Huile sur toile, 64 × 80,5 cm. Kröller-Müller Museum Otterlo, Pays-Bas

© Krôller-Müller Museum

 

Le Sacré dans les paysages de Vincent Van Gogh

 

« Exprimer l’espérance par quelque étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. »

Vincent Van Gogh, Lettre à son frère Théo, 3 septembre 1888.

 

La peinture de Van Gogh n’est pas religieuse, au sens où elle n’exerce aucune fonction religieuse. Ce n’est pas une peinture dont le but serait de soutenir la prière ou d’être au service du culte. En ce sens la peinture de Van Gogh ne relève pas de l’art sacré. Cependant, on peut montrer que cette peinture exprime souvent un sentiment du sacré. Comme c’est le cas d’autres peintres qui inscrivent leur œuvre dans l’esthétique du paysage – de Poussin à Kandinsky – Van Gogh exprime dans sa peinture un sentiment cosmique : le ciel étoilé et les grands soleils ne témoignent-ils pas d’une forme de panthéisme ? Les paysages de Van Gogh ne représentent pas seulement le visible, ou du moins, ils ne réduisent pas le monde visible à ce qu’il semble être, ils font signe aussi vers l’invisible, non seulement le sentiment intérieur, qui s’exprime dans les cyprès tordus et les étoiles tourbillonnantes, mais aussi le sentiment d’une unité entre le monde humain et le monde naturel. On peut appeler sentiment cosmique le sentiment de l’unité qui rassemble les hommes et la nature. Le ciel étoilé et le soleil – si centraux dans la peinture et l’imaginaire de Van Gogh – sont aussi des symboles, des signes de l’infini, de l’unité (le cercle parfait du soleil), du Bien, de la Vie. On verra que dans un tableau comme Le Semeur, le soleil semble être l’auréole du Semeur, indiquant que par son travail il se sanctifie.

 

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Vincent Van Gogh (1853-1890) Le Jardin des oliviers (1889).

Huile sur toile. 72, 4 x 91, 9. Krôller-Müller Museum, Otterlo, Pays-Bas. 

© Krôller-Müller Museum

 

 

Un homme de foi

 

Si la peinture de Van Gogh n’est pas immédiatement religieuse – et ne peut relever à rigoureusement parler de l’art sacré – Van Gogh lui était un homme de foi, et il a toute sa vie éprouvé un sentiment religieux puissant. Né en 1853 dans une famille de protestants calvinistes hollandais, il a voulu exercer comme pasteur, et il a fait des études de théologie (qu’il a, il est vrai, abandonnées) et pendant quelques mois, il a rempli une mission de prédication parmi les ouvriers des mines de charbon en Belgique. Sa foi l’incitait à se rapprocher des plus humbles dont il cherchait à partager la vie. Et c’est pour cette raison que sa mission n’a pas été renouvelée : on le jugeait trop proche des gens ! Si Van Gogh abandonne sa vocation de pasteur, pour se vouer complètement au dessin et à la peinture, il n’abandonne pas sa foi. N’aurait-il pas pu alors exprimer ses sentiments religieux en peignant des tableaux explicitement religieux ? S’il ne le fait pas, c’est peut-être d’abord parce qu’il ne peut peindre qu’avec des modèles : il peint ainsi des jardins d’oliviers, mais sans le Christ, tout en étant parfaitement conscient du lien entre un jardin d’oliviers et l’histoire de la Passion du Christ dans le jardin de Gethsémani, sur le mont des Oliviers : « J’ai pour la deuxième fois gratté une étude d’un Christ avec l’ange dans le Jardin des oliviers. Parce qu’ici je vois les oliviers, mais je ne peux ou plutôt je ne veux pas non plus le peindre sans modèle, mais j’ai cela en tête avec de la couleur, la nuit étoilée, la figure du Christ bleue, les bleus les plus puissants, et l’ange jaune citron rompu. » Si Van Gogh ne peint pas son Christ au Jardin des oliviers, non seulement il le rêve, mais aussi il confie à la couleur – le bleu, le jaune – le soin d’exprimer ses sentiments mystiques. Ensuite, s’il ne le peint pas, c’est aussi parce que sa foi s’est peu à peu transformée, et a davantage pris la forme d’un sentiment du Sacré, vécu dans le tout du monde, que d’une croyance orthodoxe.

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Vincent Van Gogh (1853-1890)
Eugène Boch. 1888. Huile sur toile. 60 x 45 cm
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Van Gogh fait la connaissance du peintre belge Eugène Boch (1855-1941) vers la mi-juin 1888, alors que ce dernier séjourne pour quelques semaines dans une commune toute proche d'Arles. Vers le 8 juillet, Vincent évoque Boch dans une lettre à son frère Théo : "C'est un garçon dont l'extérieur me plaît beaucoup, figure en lame de rasoir, yeux verts avec cela de distinction".
Le 11 août, une idée a germé dans son esprit : "Je voudrais faire le portrait d'un ami artiste, qui rêve de grands rêves, qui travaille comme un rossignol chante, parce que c'est ainsi sa nature. Cet homme sera blond. Je voudrais mettre dans le tableau mon appréciation, mon amour que j'ai pour lui. Je le peindrai donc tel quel, aussi fidèlement que je pourrai [...]. Derrière la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peinds l'infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confectionner, et par cette simple combinaison la tête blonde éclairée sur ce fond bleu riche, obtient un effet mystérieux comme l'étoile dans l'azur profond".
Deux semaines plus tard, Boch pose pour Van Gogh. "Eh bien, grâce à lui, j'ai enfin une première esquisse de ce tableau, que depuis longtemps je rêve - le Poète. Il me l'a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravatte bigarrée".
Bien qu'il ne la considère que comme une "esquisse", Van Gogh encadre cette oeuvre qu'il nomme le Poète. On sait que celle-ci est pendant un temps accrochée au mur de sa chambre dans la Maison jaune, puisqu'elle apparaît dans la première version de La chambre à coucher (Amsterdam, musée Van Gogh).

(Notice du Musée d'Orsay.)

La religion comme attention aux autres et à la nature

 

Il écrit ainsi à son frère : « Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer de bon Dieu, mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose de plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer. » Et dans une autre lettre, Vincent écrit : « j’ai un besoin terrible de – dirai-je le mot – de religion alors je vais dehors la nuit pour peindre des étoiles… » La contemplation du ciel étoilé répond à ce besoin de religion, qui est aussi un besoin de consolation pour surmonter la souffrance. Si on peut parler de Sacré – par différence avec une croyance religieuse déterminée –, c’est parce que Van Gogh fait cette expérience mystique de fusion avec les réalités du monde naturel, avec le cosmos, l’infini du ciel, la perfection du soleil. C’est en cela qu’il se rapproche des peintres d’estampes japonaises tels que Hokusaï. Aussi, tend-il à rapprocher le paysage provençal du paysage japonais.

 

Mais il n’y a pas que la nature qui est perçue comme une puissance bienfaisante, les êtres humains, souvent insérés dans le paysage, comme faisant partie du monde environnant, sont souvent magnifiés par Van Gogh. Les portraits et les personnages dans les paysages – le plus souvent des travailleurs – témoignent de son amour pour les gens, et surtout les personnes les plus simples, un amour qu’il identifie à la création artistique : « plus j’y réfléchis plus je sens qu’il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens. » Et toujours à son frère, Vincent déclare : « Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel dont autrefois le nimbe était le symbole et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations. » Il fait par conséquent des portraits qui présentent le modèle comme un saint – comme c’est le cas du portrait du poète belge Eugène Bloch, dont il dit : « Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond […]. » L’arrière-plan étoilé ne rappelle-t-il pas des icônes où le saint est auréolé ? Les étoiles, comme on l’a vu, ont une signification religieuse. En insérant ce visage dans la voûte céleste, Van Gogh suggère que les êtres humains se trouvent comme englobés dans un monde certes infini mais aussi accueillant, presque maternel, cette voûte étant aussi bien un ventre féminin.

 

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Vincent Van Gogh (1853-1890) La nuit étoilée. 1888.Huile sur toile. 72,5 x 92 cm
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

 

 

Etudier un seul brin d’herbe

 

Le couple d’amoureux dans le paysage La nuit étoilée apparaît également comme non pas extérieur au monde mais comme enveloppé par le monde. Dans une lettre à son frère, Vincent exprime ce sentiment cosmique – et expose sa conception d’une « religion nouvelle » qu’il pense en se référant au livre de Tolstoï Ma Religion, dont il lit des comptes-rendus. Il faut citer un peu longuement :

 

[…] il y aura aussi une révolution intime et secrète dans les gens d’où renaîtra une religion nouvelle ou plutôt quelque chose de tout neuf qui n’aura pas de nom mais qui aura le même effet de consoler, de rendre la vie possible qu’autrefois avait la religion chrétienne. Il me semble que ce livre-là [Ma religion de Tolstoï] doit être bien intéressant. On finira par en avoir assez du cynisme, du scepticisme, de la blague, et on voudra vivre – plus musicalement –. Comment cela se fera-t-il et qu’est-ce que l’on trouvera ? Il serait curieux de pouvoir le prédire mais encore mieux vaut pressentir cela au lieu de ne voir dans l’avenir absolument rien que les catastrophe qui ne manqueront pourtant pas de tomber comme autant de terribles éclairs dans le monde moderne et la civilisation, par une révolution ou une guerre ou une banqueroute des Etats vermoulus.

Si on étudie l’art japonais alors on voit un homme incontestablement sage et philosophe et intelligent qui passe son temps – à quoi – à étudier la distance de la terre à la lune – non, à étudier la politique de Bismarck – non, il étudie un seul brin d’herbe.

Mais ce brin d’herbe lui porte à dessiner toutes les plantes – ensuite les saisons, les grands aspects des paysages, enfin les animaux, puis la figure humaine. Il passe ainsi sa vie, et la vie est trop courte, à faire le tout.

Voyons cela, n’est-ce pas presque une vraie religion ce que nous enseignent ces Japonais si simples et qui vivent dans la nature comme si eux-mêmes étaient des fleurs.

Et on ne saurait étudier l’art japonais, il me semble, sans devenir beaucoup plus gai et plus heureux et cela nous fait revenir à la nature malgré notre éducation et notre travail dans un monde de convention.

 

Cette « religion nouvelle » qui est plus exactement une ouverture à « quelque chose de plus grand », trouve sa source dans l’étude « d’un seul brin d’herbe. » Cette attention à la chose la plus petite et la plus simple s’élargit à la totalité de la nature : plantes, grands paysages, animaux, humains. Et cette « vraie religion » articule un mouvement d’expansion – une ouverture au cosmos – à un mouvement d’identification de l’humain et de la nature, puisqu’il s’agit de méditer l’enseignement des Japonais qui « vivent dans la nature comme si eux-mêmes étaient des fleurs. »

 

Le Semeur

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Vincent Van Gogh (1853-1890) Le Semeur au soleil couchant (1888)

Huile sur toile, 64 × 80,5 cm. Kröller-Müller Museum Otterlo, Pays-Bas

© Krôller-Müller Museum

Ce chef d’œuvre manifeste le sentiment du sacré bien sûr en centrant la toile sur le soleil couchant, énorme, dont les rayons inondent le paysage, et dans la figure du semeur dont la tête est auréolée par ce soleil rougeoyant qui fait figure de divinité : « Ah, ceux qui ne croient pas au soleil d’ici sont bien impies » écrit-il en le 18 août 1888. Le jaune dans sa peinture n’est pas seulement une couleur, c’est une matière qui a pour fonction de faire éprouver le sentiment d’irradiation que produisent les réalités solaires, non pas uniquement le soleil lui-même, mais autant les étoiles que les blés, et faire resplendir une lumière qui certes est celle du monde mais non moins celle de la vie intérieure.

 

 A propos du jaune dans la peinture de Van Gogh, Gaston Bachelard écrit dans Le Droit de rêver : « Un jaune de Van Gogh est un or alchimique, un or pur butiné sur mille fleurs, élaboré comme un miel solaire. Ce n’est jamais simplement l’or du blé, de la flamme, ou de la chaise de paille : c’est un or à jamais individualisé par les interminables songes du génie. Il n’appartient plus au monde, mais il est le bien d’un homme, la vérité élémentaire trouvée dans la contemplation de toute une vie. »

 

Il y a donc dans la peinture le témoignage d’une double expérience du sacré : le sacré des grandes réalités naturelles divinisées – le soleil, les étoiles – mais autant le sacré de la personne humaine, et précisément de ces personnes – les plus humbles comme les sages – qui savent s’unir à la nature et se sanctifient par leur travail.

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Vincent van Gogh (1853-1890)
L'église d'Auvers-sur-Oise, vue du chevet. Juin 1890
Huile sur toile. 94 x 74 cm
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

L'église d'Auvers-sur-Oise, vue du chevet

Van Gogh admirait le tableau de Jean-François Millet, L'église de Gréville (1871-1874) à propos duquel il avait écrit : " je ressentis quelque chose comme " enlevez vos souliers ", car vous foulez une terre sainte." Et il voit dans cette peinture des témoignages d'un " quelque chose là haut. " De plus, il voit dans les scènes de paysans au travail, dans une nature qui se renouvelle sans cesse, une véritable preuve de l'existence de Dieu.

Après son séjour dans le sud de la France, à Arles puis à l'hôpital psychiatrique de Saint-Rémy de Provence, Vincent van Gogh s'installe à Auvers-sur-Oise, village des environs de Paris. Son frère Théo, inquiet de sa santé, l'a incité à rencontrer le docteur Gachet, peintre lui-même, qui accepte de s'occuper de lui. Durant les deux mois qui s'écoulent entre son arrivée à Auvers le 21 mai 1890 et sa mort, le 29 juillet, l'artiste réalise environ soixante-dix toiles, soit plus d'une par jour, et de nombreux dessins. Ce tableau est le seul que Vincent van Gogh a consacré à l'église d'Auvers. Cette église, construite au XIIIe siècle dans le premier style gothique, flanquée de deux chapelles romanes, devient, sous le pinceau de l'artiste, un monument flamboyant qui semble prêt à se disloquer sous une pression venue du sol et des deux chemins qui l'enserrent. Si l'on compare ce tableau avec les Cathédrales de Claude Monet, peintes peu de temps après, on mesure ce qui sépare la démarche de van Gogh de celle des impressionnistes. Contrairement à Monet, il ne cherche pas à rendre l'impression des jeux de la lumière sur le monument. Même si l'église reste reconnaissable, la toile propose moins au spectateur une image fidèle de la réalité qu'une forme d'"expression" de celle-ci. Les moyens plastiques utilisés par van Gogh annoncent le travail des fauves et des peintres expressionnistes. (Notice du Musée d'Orsay.)