Le voyage en Italie de Théodore Géricault

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Théodore Géricault (1791-1824) , autoportrait (vers 1808)
Huile sur toile, H. 0,21 ; L. 0,14.
Paris, coll. privée.

Théodore Géricault est l'un des plus grands peintres français de la période romantique, avec Eugène Delacroix dont il a été l'ami. Il a fait son « grand tour », et les maîtres italiens de la Renaissance et de l'âge Baroque, Michel-Ange surtout, et Caravage l'ont fortement influencé.

Géricault est l’incarnation du peintre romantique, célèbre par son immense tableau qui révolutionne la peinture d’histoire, Le Radeau de la Méduse.

Né à Rouen en 1791, il passe son enfance à Paris, où il se passionne pour le dessin. Il se lie d’amitié avec Delacroix et étudie à l’école des beaux-arts et copie les grands maîtres au musée du Louvre.

 

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 Théodore Géricault (1791-1824)

Tête de cheval blanc H. : 0,65 m. ; L. : 0,54 m.

Paris, musée du Louvre © Musée du Louvre/A. Dequier - M. Bard

  1. La vie de Théodore Géricault

Deux passions se partagèrent l’existence brillante, fougueuse, trop brève, de Théodore Géricault : les chevaux, la peinture. A 17 ans, il abandonne ses études et quitte le lycée et entre à l’atelier de Carle Vernet, qu’il quitte deux ans plus tard pour celui de Guérin. Au salon de 1812, une grande toile au rythme emporté et puissant, L’officier de chasseur à cheval, est accueillie avec faveur par la critique, qui se montre plus froide l’année suivante, pour le Cuirassier blessé. A vingt-cinq ans, Géricault part pour l’Italie ; ses lettres expriment sa solitude et une certaine neurasthénie ; néanmoins, il dessine beaucoup : dans la rue (on a des croquis de bouchers, de paysans romains) et devant les grands maîtres, parmi lesquels surtout Michel-Ange surtout l’émeut : il copie le Moïse et les figures du tombeau des Médicis. Enfin, il peint la course des chevaux libres. En 1817, rentrant à Paris, il est décidé à conquérir la gloire ; le naufrage de la Méduse, qui passionne l’opinion, lui paraît un sujet à tous égards favorable. Dès lors, il y travaille avec acharnement, multipliant les études d’après nature (il va jusqu’à l’hôpital chercher des modèles de ses mourants et emporte dans son atelier des corps morts), soit pour la composition d’ensemble, soit pour les figures ; il peint un immense chef d’œuvre, mais que personne n’estime à sa juste valeur, encore qu’il fasse scandale. En 1820, Géricault fait un voyage à Londres avec son ami Charlet ; il en rapportera, encore, des dessins de chevaux, chevaux de course ou chevaux de charbonniers, des lithographies, et la grande toile du Derby d’Epsom ; selon son habitude, il fréquente les écuries, les champs de courses, il spécule… C’est un accident de cheval, survenu en 1822, qui entraînera, deux ans plus tard, sa mort à l’âge de trente-trois ans. Géricault fut un admirable dessinateur, plein de fougue, avec le sens du tragique et un trait presque rageur ; peut-être a-t-il vraiment prononcé ce mot : « Pour moi, si je pouvais tracer mon contour avec un fil de fer, je le ferais ! » Pendant les dernières années de sa vie, il réalise à l’hôpital de la Salpêtrière des portraits de monomanes, des malades mentaux.

 

II. Géricault et l’Italie

 

« Maintenant, j’erre et m’égare toujours. Je cherche vainement où m’appuyer ; rien n’est solide, tout m’échappe, tout me trompe. » Ces quelques lignes écrites par Géricault à son ami Pierre-Joseph Dedreux-Dorcy, depuis l’Italie, nous éclairent sur l’état d’esprit du peintre durant son séjour romain. Fort d’une médaille d’or au Salon de 1812 et suite à l’échec relatif de son Cuirassier blessé en 1814, le jeune artiste de vingt-cinq ans concourt une dernière fois au Prix de Rome de 1816 et échoue. Possédant une fortune personnelle, il finance lui-même son voyage en Italie et quitte Paris, seul, à la fin de l’été. Ce départ est une fuite. En proie à un amour impossible pour sa tante, le peintre cherche dans cet éloignement soudain un changement brutal qu’il espère salvateur. Après quelques semaines passées à Florence où il se plaint de l’ennui, Géricault s’installe à Rome à la fin du mois de novembre. Ses rares lettres d’Italie témoignent de son effondrement moral, état qui pourtant ne semble pas transparaître dans ses œuvres. Il fréquente peu les artistes français présents dans la Ville éternelle et profite de son séjour pour copier les maîtres ; Michel-Ange, Raphaël et Jules Romain sont ses modèles. L’artiste qui erre sans but dans les rues de la ville et traverse les campagnes alentour, dessine paysages et habitants avec la même fougue qu’il met à copier les illustres.

En février 1817, Géricault assiste au Carnaval de Rome et s’intéresse plus particulièrement à la Mossa, également appelée course de chevaux libres, qui se déroule sur le Corso et conclut les festivités. Tradition aujourd’hui disparue, cette course d’une rare violence inspira de nombreux artistes, écrivains et musiciens, de Goethe à Berlioz en passant par Horace Vernet et Bartomeo Pinelli. La relation entre l’homme et le cheval, thème de prédilection pour Géricault, trouvait dans la représentation de cette course un sujet à la mesure des préoccupations du peintre. Une multitude d’esquisses et de dessins atteste de ses hésitations et de ses recherches. Son choix alterne vraisemblablement entre un traitement à l’antique, sur le modèle néoclassique représentant les esclaves nus tentant de maîtriser les chevaux, et une vision plus contemporaine de l’événement.

 

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Théodore Géricault, 1791-1824, Guerrier antique et son cheval, 1817
Encre sur papier. 6,7 x 9 cm
Bibliographie : G. Bazin. Théodore Géricault, Paris, 1990,
tome IV, fig. 1412, reproduit page 75

Coiffé d’un bonnet phrygien, symbole des esclaves romains affranchis, un jeune homme nu tend d’une main sa lance et de l’autre retient un cheval cabré. Une cape, attachée à ses épaules et gonflée par le vent, se soulève et donne à la bête qui l’accompagne l’apparence d’un Pégase. Le groupe constitué par l’homme et l’animal repose sur un sol rocheux détouré et ombré qui confère à l’ensemble les atours d’une sculpture. Cet effet sculptural évoque à la fois Les Chevaux de Marly et les figurines en terre crue que Géricault modelait dans son atelier. Tracé à l’encre brune, le motif se retrouve en inversé sur une autre feuille de même format où le cheval est cabré vers la gauche (Bazin 1411). Cette œuvre, tout en rappelant la composition du Cuirassier blessé exposé en 1814, participe de l’élaboration d’un tableau devant représenter la course de chevaux libres. Ce projet d’une toile immense de plus de dix mètres de longueur ne verra cependant jamais le jour et les raisons de cet abandon restent encore aujourd’hui obscures.

 

  1. Tableaux italiens de Géricault

 

 

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Théodore Géricault, 1791-1824, Paysage au tombeau, le midi, 1818.

Huile sur toile. H. 250 x L. 220 cm. Paris, musée du Petit-Palais

Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz

 

 

Peu après son échec au Prix de Rome, Géricault part pour l’Italie, en octobre 1816. A peine arrivé à Rome, il visite la chapelle Sixtine pour y admirer les fresques de Michel-Ange. Mais c’est surtout dans les rues que le jeune peintre trouve son inspiration.

Critique envers la routine de l’École de Rome, le jeune Géricault reste à l’écart de la communauté artistique française. Il revient à Paris, dès l’automne 1817, et y entreprend son œuvre monumentale, Le Radeau de la méduse (1819, Paris, musée du Louvre).

Le Paysage au tombeau, dont la genèse comme la destination restent énigmatiques, fut sans doute peint avec deux autres grands paysages en 1818, lorsque Géricault rentre en France. La vaste perspective ponctuée d’éléments d’architecture est conforme aux règles du paysage composé héritées de Poussin. Il en émane cependant une impression d’inquiétude et d’étrangeté significative d’une sensibilité nouvelle annonciatrice du Romantisme.

Les montagnes visibles dans le lointain, évoquent la barrière des Alpes que les voyageurs doivent franchir pour gagner l’Italie. Le ciel nuageux donne une tournure dramatique au site escarpé dominé par une architecture en ruine. Le bâtiment perché sur un éperon rocheux reprend le plan circulaire du tombeau antique de Cecilia Metella. L’embarcation vers laquelle se dirige le couple apeuré rappelle la barque de Charon, qui dans la mythologie reçoit les âmes des morts et leur fait traverser le fleuve Achéron. Au centre de la composition, un pilori où sont exhibés des membres humains, se réfère avec un réalisme morbide au supplice infligé aux brigands qui rançonnaient les routes du sud de l’Italie.

Abordant pour cette unique fois le paysage, Géricault manifeste déjà la profonde originalité de son art, qui fit l’admiration de la génération romantique.

 

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Théodore GÉRICAULT, 1791 - Paris, 1824, Course de chevaux libres à Rome : la mossa.

Vers 1817. H. : 0,45 m. ; L. : 0,60 m. Huile sur toile, Paris, musée du Louvre

 

Géricault ne devait jamais réaliser son grand tableau de la course des chevaux sur le Corso à Rome, pendant le carnaval. Cinq esquisses peintes montrent qu'il traita le sujet tantôt comme une scène contemporaine (Lille et Baltimore) tantôt comme un sujet antique (Rouen, Los Angeles, Getty Museum et Louvre).

Une course épique

Géricault peignit cette Course de Chevaux, ainsi que d’autres études à l’huile et au crayon sur le même sujet, lors de son séjour en Italie en 1816-1817. Il résida à Rome plusieurs mois et assista au fameux Carnaval qui lui inspira cette scène illustrant le point culminant des festivités : la traditionnelle course de chevaux libres.

Une douzaine d’étalons de sang arabe sont présentés par leurs palefreniers Piazza del Popolo sur le lieu du départ appelé la "mossa", du nom de la loge tapissée où se pressent les notables.

Les chevaux s’élancent alors dans une poursuite périlleuse le long du corso, la principale artère de Rome transformée en arène pour l’occasion, jusqu’à la Piazza di Venezia.

Géricault, « homme de cheval » passionné, exprime parfaitement l’extrême excitation des animaux, que les palefreniers peinent à retenir. Les muscles sont tendus dans la violence du corps à corps, mais hommes et chevaux semblent emportés par leur commun désir de compétition et de triomphe.

 

Entre héroïsme classique et scène de genre

Géricault s’inspire d’une scène observée directement dans la rue, qui ne pouvait que le séduire pour sa célébration du cheval, pour son aspect populaire et contemporain. Si le thème lui plut au point d’y consacrer plusieurs études et de nourrir un projet de plus grande ampleur sur une toile d’environ dix mètres, il le traita de diverses manières qui expriment une recherche stylistique, un choix artistique.

Dans la version de Baltimore, Géricault utilise un langage événementiel : le sujet est traité comme une scène de genre, où l’on reconnaît l’habillement moderne, où l’espace des tribunes est envahi par le peuple de Rome. En revanche, dans la version du Louvre, les palefreniers sont torse nu, ou vêtus d’une tunique à l’antique, et la composition, animée à l’arrière plan par une architecture classique, tend plus vers l’abstraction. Le langage est celui de la scène héroïque ; il porte en lui un classicisme que l’artiste pousse plus loin encore dans l’esquisse du Getty Museum de Los Angeles.

Géricault et la modernité

Géricault, dont le tempérament s’accommodait mal des rigueurs de l’étude académique, peinait à acquérir la reconnaissance de ses pairs lorsqu’il partit en Italie à ses frais, ayant échoué au concours du Prix de Rome. De ce voyage, incontournable « Grand tour » emprunté par tous les grands artistes français depuis le XVIIe siècle, Géricault revint insatisfait, confessant à un ami que ce fut « une année de tristesse et d’ennui ». Sans doute par ce que son œuvre est d’abord une quête de la modernité, il sera moins attentif aux vestiges antiques qu’aux scènes de la rue, dont il laisse de nombreux dessins. Mort jeune, sans élève, Géricault laisse une peinture d’une grande modernité, ce que pressentit le jeune Delacroix qui retint son goût de l’étude des maîtres, ainsi que son sens du réalisme et de l’expression appliqués à des sujets contemporains.

 

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Théodore Géricault, 1791 – 1824, Course de chevaux libres

Papier marouflé sur toile. H.45,10 ; L.60 cm.

Lille, musée des beaux-arts.

 

Le départ de la course est imminent. Les portes de l’enclos sont déjà entrouvertes. On sent ici l’extrême excitation des animaux, que les palefreniers peinent à retenir. Le cadre est serré. L’horizon est fermé dans le haut de la toile par un mur et une tribune. La tension est palpable, presque oppressante. Le corps à corps des hommes et des chevaux cabrés les emporte dans un élan commun, comme s’ils étaient déjà lancés dans la course. Cette scène anecdotique symbolise la lutte de l’homme contre la nature sauvage, incarnée par le cheval.

 

Géricault peint cette esquisse lors de son séjour en Italie, en 1817. Il assiste à cette grande fête populaire. Lui-même cavalier émérite, passionné de chevaux, il ne pouvait ne pas se saisir d’un tel sujet. Il entreprend de peindre une grande composition, préparée par une vingtaine d’esquisses, dont celle-ci, qui se situe à mi-chemin du processus de création. À ce stade, l’artiste hésite encore entre un style proche de l’héroïsme classique, prôné par l’Académie, et la scène de genre, plus contemporaine, qui lui permet d’afficher la modernité de son coup de pinceau. Observant cette scène directement dans la rue, il souhaite en retranscrire toute la spontanéité et toute la vérité.

 

Coloris francs et puissants, touche spontanée, lumière dramatique, malgré sa rigueur classique et sa construction en frise, l’œuvre de Géricault est profondément romantique.

 

La toile finale, qui devait faire 10 mètres de côté, ne sera finalement jamais réalisée par Géricault.

 

Le radeau de la Méduse

 

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Théodore Géricault, 1791-1824, Le Radeau de la Méduse.

H. : 4,91 m. ; L. : 7,16 m. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre.

Œuvre majeure dans la peinture française du XIXe siècle, Le Radeau de la Méduse fait figure de manifeste du Romantisme. Il représente un fait divers qui intéressa beaucoup Géricault pour ses aspects humains et politiques, le naufrage d’une frégate en 1816 près des côtes du Sénégal, avec à son bord plus de 150 soldats. Le peintre se documenta précisément puis réalisa de nombreuses esquisses avant de camper sa composition définitive qui illustre l’espoir d’un sauvetage.

 

Un fait d'actualité

Géricault s’inspira du récit de deux rescapés de La Méduse, frégate de la marine royale partie en 1816 pour coloniser le Sénégal. Son commandement fut confié à un officier d’Ancien Régime qui n’avait pas navigué depuis plus de vingt ans, et qui ne parvint pas à éviter son échouage sur un banc de sable. Ceux qui ne purent prendre place sur les chaloupes en nombre insuffisant durent construire un radeau pour 150 hommes, emportés vers une odyssée sanglante qui dura 13 jours et n’épargna que 10 vies. A la détresse du naufrage s’ajoutèrent les règlements de comptes et l’abomination du cannibalisme.

Géricault représente le faux espoir qui précéda le sauvetage des naufragés : le bateau parti à leur secours apparaît à l’horizon mais s’éloigne sans les voir.

La composition est tendue vers cette espérance, dans un mouvement ascendant vers la droite qui culmine avec l’homme noir, figure de proue de l’embarcation. Géricault donne une vision synthétique de l’existence humaine abandonnée à elle même.

La dissection du sujet

Géricault a beaucoup préparé la composition de ce tableau qu’il destinait au Salon de 1819. Dans un premier temps, il accumula la documentation et interrogea des rescapés qu’il dessina ; puis il travailla avec une maquette et des figurines de cire, étudia des cadavres morcelés dans son atelier, fit poser des amis, hésita entre plusieurs sujets. L’aboutissement de cette longue gestation apparaît dans les deux esquisses du Louvre. C’est ensuite le temps de la réalisation dans la solitude de l’atelier, face à une toile gigantesque de cinq mètres sur sept.

Les corps blêmes sont cruellement mis en valeur par un clair-obscur caravagesque, certains contorsionnés par l’exaltation, d’autres au contraire inconscients, et parmi eux, deux figures du désespoir et de la solitude, l’un pleurant son fils, l’autre pleurant sur lui-même. On perçoit dans ces figures toute l’admiration de Géricault pour Gros (voir Les Pestiférés de Jaffa), et le même souffle romantique qui les anime.

 

Un parfum de scandale

Le Radeau de Géricault est la vedette du Salon de 1819 : « Il frappe et attire tous les regards », (Le Journal de Paris) et divise les critiques. L’horreur, la terribilità du sujet, fascinent. Les chantres du classicisme disent leur dégoût pour cet « amas de cadavres », dont le réalisme leur paraît si éloigné du beau idéal, incarné par la Galatée de Girodet qui fait un triomphe la même année. En effet, Géricault exprime un paradoxe : comment faire un tableau fort d’un motif hideux, comment concilier l’art et le réel ? Coupin tranche « M. Géricault semble s’être trompé. Le but de la peinture est de parler à l’âme et aux yeux, et non pas de repousser. ».

Le tableau a aussi ses zélateurs, comme Jal qui exalte en lui le sujet politique, le manifeste libéral (la promotion du « nègre », la critique de l’ultra-royalisme), et le tableau moderne, œuvre d’actualité. Pour Michelet, « c’est notre société toute entière qui embarqua sur ce radeau de la Méduse (…) ».

 

Sources : sites du musée du Louvre, du musée du Petit-Palais, du musée des Beaux-arts de Lille, Galerie la nouvelle Athènes.