I. La peau de l'ours
L'ours fait partie des animaux dont on parle souvent et qui occupe une place privilégiée dans la culture, les arts, la littérature et les traditions. Pensez aux montreurs d'ours du Moyen-Âge ; à Brun, l'ours un peu benêt du Roman de Renart (XIIe-XIIIe siècles) ou au roman Le Grizzly (1916) de James Oliver CURWOOD (1878-1927) adapté au cinéma dans L'Ours (1988) par Jean-Jacques ANNAUD (1943-).
Pour commencer, intéressons-nous à Lokis (1869) de Prosper MÉRIMÉE (1803-1870). Cette nouvelle appartient au genre fantastique, tel qu'il est compris au XIXe siècle, c'est-à-dire un récit qui ne cherche pas à montrer mais seulement à suggérer. Tout repose sur une ambiance de mystère entretenue par les doutes et les hésitations du narrateur. Celui-ci va en Lituanie à la rencontre du comte Michel Szémioth dont l'histoire de famille est entrée dans la légende : sa mère avait été enlevée par un ours peu avant sa naissance ; elle a miraculeusement survécu, mais semble avoir perdu la raison. Le comte est présenté comme un homme robuste, sombre et inquiétant qui a lui-même échappé à l'attaque d'une ourse. Les chevaux sont souvent inquiets en sa présence. Une autre scène montre que pendant son sommeil il mord à pleines dents dans son oreiller en disant "Bien fraîche". Lorsque la nouvelle épouse du compte est retrouvée morte, la nuit de noces, le médecin appelé sur les lieux constate que les horribles plaies sont dues à des morsures. Le comte, lui, a disparu. Aucune réponse claire n'est à chercher dans le texte, c'est au lecteur de faire les rapprochements et de comprendre ce qu'on a voulu lui dire.
Par ailleurs, dans Bilbo le hobbit (1937) de John Ronald Reuel TOLKIEN (1892-1973), apparaît l'énigmatique Beorn (chapitre 7). Il vit dans la sinistre Forêt Noire (Mirkwood en anglais) et semble craint de ceux des alentours car "il peut être effroyable quand il se met en colère". C'est un personnage solitaire et inquiétant, présenté comme un changeur de peau : "parfois c'est un énorme ours noir, parfois c'est un homme fort et de grande taille", se nourrissant de crème et de miel. Il se fait comprendre des animaux et s'exprime quelquefois dans la langue des ours, avec des grognements. Comme un ours, il est à la fois, selon les situations, bourru ou bonhomme. Le film de Peter JACKSON, Le Hobbit (2012-2014), reprend les caractéristiques principales de ce personnage. La transformation n'est plus suggérée ici, elle est une caractéristique d'un personnage de fantasy.
D'autre part, la tradition viking rapporte l'existence de guerriers sauvages, en transe, incontrôlables et particulièrement dangereux : les berserk : les guerriers-fauves auxquels Odin fait appel pour régler certains conflits. Littéralement, leur nom signifie "chemise d'ours" ou "à l'enveloppe d'ours" (2). Les sagas(3) rapportent que ces hommes sauvages ne craignent ni le fer ni le feu, ils mordent dans les boucliers de leurs ennemis. S'il n'y a pas de vraie métamorphose, on constatera tout de même une certaine volonté de ne plus être un humain. Pour faire peur à l'ennemi ou pour justifier les massacres commis ? Pour l'anecdote, signalons que dans Dracula de Bram STOKER dont il sera question prochainement ("Cœur d'homme peau de bête II : hurlez avec les loups"), le narrateur évoque un loup qui s'échappe d'un zoo et dont le nom est Bersiker ("The Pall Mall Gazette", 18 septembre).
Tous ces textes, malgré leurs différences, insistent sur le côté brutal de l'animal, mais aussi sur sa proximité avec l'homme. La langue française compte de nombreuses expressions dans lesquelles il est question d'ours. Qu'il soit mignon, bougon ou mal léché, il reste clair qu'"il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué".
NOTES :
1 : ancestrale : qui vient des ancêtres.
2 : voir Edda de Snorri : Gylfaginning chap. 49 et Skaldskaparmal, chap. 8.
3 : Ynglinga Saga de Snorri STURLUSON, chap 6.
La suite dans une semaine avec "Cœur d'homme, peau de bête II : Hurlez avec les loups"
Le mois prochain, vous lirez : "Science et fiction", les inventeurs de rêves...
N. THIMON