La théorie des quatre éléments, qui, rappelons-le, n'a pas de valeur scientifique, a été autrement développée dans la thématique DÉPEINDRE LES QUATRE ÉLÉMENTS. C'est le symbole qui est ici intéressant, le 4 étant un symbole de stabilité, il correspond bien à la représentation de la Terre (pensez aux quatre points cardinaux). Aucune dimension religieuse ni divine dans ses récits mais plutôt un discours s'appuyant sur des perspectives scientifiques. D'ailleurs, le personnage principal est toujours un homme de formation scientifique. 

  • L'air : 

Le vent de nulle part (1962)

Pour rendre hommage au premier des quatre éléments, BALLARD s'intéresse au vent.  Nous suivons le docteur britannique Donald Maitland qui constate dans un premier temps l'arrivée massive de poussière : "la vitesse du vent augmente de huit kilomètres à l'heure par jour" (chapitre 1, éd. Casterman, traduction de René LATHIERE) annonce la météo. Une conversation avec l'un des ses amis, Symington, est l'occasion pour le narrateur de révéler au lecteur la situation du monde. Les vents de plus en plus violents obligent les humains à se réfugier dans des abris souterrains. Les extraits suivants montrent l'ampleur du phénomène et montrent une situation catastrophique au plus haut point.

"Mêmes difficultés, même vent, c'est d'ailleurs un autre point bizarre. Pour autant que nous sachions, la force du vent augmente de façon uniforme – presque 100 - dans la zone équatoriale et diminue progressivement avec la latitude. En d'autres termes, c'est comme si une coque d'air compact dont l'axe passerait par les pôles tournait autour du globe. Il peut y avoir quelques différences mineures là où des vents locaux dominants contrarient le système, mais le sens reste toujours est-ouest." Symington regarda son bracelet-montre."Prenons les informations de dix heures. Elles doivent être commencées." Il brancha un transistor, attendit la fin de l'indicatif et augmenta alors le volume du son.

"... des dégâts d'une ampleur catastrophique sont signalés dans de nombreux pays, mais surtout en Extrême-Orient, où plusieurs dizaines de milliers de gens sont sans abri. Des vents dont la force atteint celle d'un cyclone ont rasé des villes et des villages entiers, provoquant de graves inondations et gênant les équipes de secours. Notre correspondant à New Dehli nous communique que le gouvernement indien va prendre des mesures d'aide aux sinistrés... Pour le quatrième jour consécutif, le trafic maritime est interrompu. Nous n'avons aucune information laissant supposer qu'il y ait des survivants au naufrage du pétrolier de 65000 tonnes Onassis Flyer qui a sombré ce matin dans la Manche..."

Symington éteignit le poste et tapota la table. "le mot 'cyclone' n'est guère exagéré. 160 à l'heure est bien une vitesse dévastatrice. Il n'y a plus d'aide possible : les gens ne pensent qu'à chercher un trou pour se terrer."

Certains titres de chapitre ("Vortex sur Londres" ; chapitre III) viennent confirmer le caractère dévastateur des vents. Un rapport fait état de la situation des grandes villes du monde :

"TOKYO  : 278 km/h. Ville détruite à 99%. Des incendies résultant d'explosions aux aciéries Mitsubichi gagnent les banlieues ouest. Nombre de morts évalués à 15000. Vivres et eau potable suffisants pour quinze jours. Action du gouvernement limitée à des patrouilles de police."

"La civilisation se cachait. La planète elle-même se trouvait écorchée vive, presque au sens littéral du terme, un mètre de son sol superficiel voyageant maintenant à travers l'espace." (chapitre VI : meurtres dans une casemate).

Puis, un scientifique propose l'explication suivante : "il est possible qu'un vaste courant tangentiel de rayons cosmiques émis par le soleil pendant la dernière éclipse -  le mois dernier - ait atteint notre planète sur son côté exposé, et que sa résistance à la pesanteur ait mis en branle le gigantesque cyclone qui tourne actuellement autour de l'axe des pôles". L'air, associé traditionnellement à la vie, est devenu ici un instrument de mort.

  •   L'eau : 

Le monde englouti (1962)

 

Le second élément est présenté d'une façon bouleversante, avec une montée généralisée des eaux. Le biologiste Kerans vit dans un Londres recouvert par les eaux où il dirige une station d'analyses. La température globale a augmenté, "les lézards s'étaient emparés de la ville".

Dans l'extrait ci-dessous, le lecteur obtient des explications sur les raisons de ce cataclysme :

" L'enchaînement de gigantesques bouleversements géophysiques ayant transformé le climat de la Terre avait produit son impact initial soixante  ou soixante-dix ans plus tôt. Une série  de tempêtes solaires et soutenues, longues de plusieurs années, provoquées par une soudaine instabilité du soleil, avait agrandi les ceintures de Van Allen(1) et diminué l'attraction terrestre sur les couches extérieures de l'ionosphère(2). Comme ces dernières s'évanouissaient dans l'espace, affaiblissant la barrière opposée au rayonnement solaire, la température s'était mise à augmenter régulièrement, l'atmosphère surchauffée se dilatant jusqu'à l'ionosphère où s'achevait le cycle. [...] Les régions tempérées, elles, étaient devenues tropicales [...] si bien qu'il y faisait rarement  moins de trente-sept degrés [...] Le réchauffement continu  de l'atmosphère avait commencé à fondre les calottes polaires. [...] Poussant devant elles  la vase submergée, les nouvelles mers avaient totalement modifié forme et découpe des continents"(pp. 26-27, éd. Denoël, traduction de Michel PAGEL).

Les populations sont contraintes de se déplacer vers les pôles. Les naissances deviennent de plus en plus rares. Le héros cherche à trouver sa place entre ses compagnons, le femme qu'il aime et ses propres troubles psychologiques.

La vue de ce monde sous l'eau, des immeubles qui émergent, des arbres tropicaux, s'illustre aussi en bande dessinée dans le premier album des aventures de Valérian et Laureline, La Cité des eaux mouvantes (1970) de CHRISTIN et MEZIERES (voir SCIENCE et FICTION 2/5 : Univers lointains, b Vers l'infini...). Elle rappelle aussi bien sûr les terribles inondations que le monde connaît régulièrement ou encore le Déluge mythique du matin du monde.

  • Le feu :

Sécheresse (1964)

Pour représenter le feu, l'auteur a choisi de présenter l'influence du soleil sur la terre. Le héros, le docteur Charles Ransom, évolue sur une planète qui s'assèche progressivement. Les réserves d'eau potables sont rares et précieuses.

Dans cet extrait, vous pourrez prendre conscience de ce dramatique phénomène.

"La sécheresse mondiale, désormais dans son cinquième mois, était l'aboutissement d'une série de crises prolongées ayant accablé tout le globe, à un rythme de plus en plus soutenu durant la décennie précédente. dix ans plus tôt, une pénurie critique de denrées alimentaires s'était produite quand la saison des pluies attendue en un certain nombre d'importantes régions agricoles n'avait pas eu lieu. L'une après l'autre, les aires géographiques [...] s'étaient changées en bassins de poussières arides" (p. 243-244, éd. Denoël, traduction de Michel PAGEL). 

"Toutefois, des millions de tonnes de déchets industriels hautement réactifs - composants du pétrole indésirables ou catalyseurs et solvants contaminés - continuaient de d'être déversés dans la mer, où ils se mêlaient aux déchets des centrales atomiques et aux résidus des égouts. A partir de ce brouet de sorcière, l'océan s'était fabriqué une peau épaisse de quelques atomes seulement mais assez solide pour dévaster les terres que naguère il irriguait." (p. 245) 

Cette catastrophe  crée des réactions inattendues de la part de certains protagonistes : "Durant cette période, l'ecclésiastique s'était activé  en compagnie des rares membres encore présents  de sa milice, transportant en jeep rouleaux de barbelés et caisses de vivres, fortifiant  les maisons afin qu'elles pussent servir de citadelles durant l'Armageddon à venir" (sur ce terme voir  C'EST L'APOCALYPSE ! 2/3 : La fin des temps).

A cette vision sombre du monde, BALLARD ajoute tout de même une dimension poétique et littéraire certaine. Les titres des chapitres  "La Terre éplorée" ou "l'autel embrasé" confirment le talent stylistique de l'auteur. Ses personnages sont régulièrement comparés à des personnages de la mythologie (Ulysse, la Méduse ou Neptune) ou à des personnages de la littérature anglaise créés par des auteurs comme SHAKESPEARE ou COLERIDGE deux des plus fameux écrivains anglais.

  • La terre : 

La forêt de Cristal (1966).

Pour finir, le romancier fait honneur à la terre. Le héros est le docteur Sanders qui s'occupe des lépreux. L'action se situe sur le continent africain. L'écriture poétique se repère dès la citation mise exergue au début du texte :

Le jour, des oiseaux fantastiques volaient à travers la forêt pétrifiée et des crocodiles gemmés étincelaient telles des salamandres héraldiques sur les rives des fleuves cristallins. La nuit , l'homme illuminé courait parmi les arbres, ses bras tournant comme des roues d'or, sa tête une couronne spectrale (traduction française 1967 de Claude SAUNIER éd. Ed. J'ai lu).

1ÈRE PARTIE : ÉQUINOXE, chapitre 6 : la forêt cristallisée, p. 79

Ils se penchèrent tous en avant, stupéfaits, retenant leur souffle, les yeux écarquillés devant la longue ligne de jungle en fa ce des bâtiments de bois blanchi de la ville. Le grand arc d'arbres surplombant l'eau paraissait ruisseler, étinceler de myriades de prismes ; leurs troncs et leurs branches gainés de bandes de lumière jaune et carmin teintaient de sang la surface du fleuve comme si toute la scène eût été reproduite en un technicolor trop vif. Sur toute sa longueur le rivage en face d'eux étincelait comme vu à travers un kaléidoscope brouillé, les bandes de couleur empiétant l'une sur l'autre accroissaient la densité de la végétation si bien qu'il était impossible de voir à plus de quelques pieds entre les troncs de la première rangée.

1ÈRE PARTIE : ÉQUINOXE, chapitre 7 : l'accident, pp. 89-90 :

Un changement notable s'était produit dans la forêt. On eût dit le début du crépuscule. Partout les fourreaux glacés qui enveloppaient arbres et végétation étaient devenus plus ternes, plus opaques, le sol de cristal plus dense, gris, et les aiguilles des pointes de basalte. Le brillant déploiement de lumière colorée avait disparu et un faible éclat ambré se mouvait entre les arbres, ombrant le sol tout orné de sequins. En même temps, il fit considérablement plus froid. Sanders abandonna l'automobile et tenta de revenir sur ses pas, le long de la route principale. Radek criait toujours, mais il n'entendait rien. L'air froid l'empêcha d'avancer comme un mur de glace. Sanders remonta le col de son léger costume et revint vers la voiture, se demandant s'il pourrait y trouver un refuge. Le froid devint plus intense, engourdit son visage, ses mains lui parurent sèches, sans chair. […]

A droite de la route l'obscurité enveloppait la forêt, masquant les silhouettes des arbres, puis brusquement elle s'étendit, balaya la route. Les yeux de Sanders lui firent soudain très mal, et il enleva de la main les cristaux de glace qui s'étaient formés sur ses paupières. Sa vue s'éclaircit et il vit que tout autour de lui se formait une épaisse gelée, accélérant le processus de cristallisation. Les aiguilles sur la route avaient plus de trente centimètres de haut, comme les piquants d'un porc-épic géant, et les lacis de mousse entre les arbres étaient plus épais, plus translucides, si bien que les troncs paraissaient réduits à un fil tacheté. Les feuilles entrecroisées formaient une mosaïque continue.

« Le crocodile ressemblait à une fabuleuse bête héraldique. Ses yeux immenses avaient été transformés en rubis cristallins» (p. 93).

2ÈME PARTIE : L'HOMME ILLUMINÉ, chapitre 1: Miroirs et assassins

Sanders lit dans le journal que « toute la péninsule de Floride, aux États-Unis, à l'exception d'une seule autoroute vers Tampa, a été coupée du reste du monde et qu'à cette date quelque trois millions des habitants de l'État ont été installés dans d'autres parties du pays » (p. 97). Plus tard on affirme :  « nous savons que c'est le temps […] qui est responsable de la transformation » (p. 99). La cristallisation est clairement comparée à une lèpre qui s'étend sans fin. Le règne minéral s'installe, comme si tout revenait à la terre ; la boucle se ferme, le cycle s'achève.

Conclusion

Les récits de BALLARD sont comme des fables écologiques qui résonnent comme un avertissement. Ces dernières années ont remis en avant les inquiétudes sur l'avenir de notre monde. Le romancier nous invite à considérer la menace non pas de l'extérieur, mais plutôt de nos propres comportements. Avec son film Apocalypse Now !(1979), Francis FORD COPPOLA (1939-) présente la guerre du Vietnam comme la fin d'un monde ; il montre la perte des illusions, met en évidence les échecs de la  politique américaine, multiplie les visions de la mort. La vision infernale qu'il en donne, inspirée du roman Au cœur des ténèbres (1925 en français) de Joseph CONRAD (1857-1924) porte aussi une forme de jugement sur les individus (voir aussi DESCENTES AUX ENFERS 4/4). De façon plus générale, la représentation de la fin du monde, en plus de jouer sur une peur universelle, est un moyen de s'interroger sur les raisons de notre existence, le but de l'humanité, le sens de la vie. L'ouvrage de Stephen HAWKING Une brève histoire du temps (1988) tente d'apporter des explications simples et propose des théories pour expliquer le devenir de notre univers. En effet, si l'on admet qu'il a eu un commencement, on doit lui supposer une fin. Même si "apocalypse" signifie "révélation", bien des interrogations demeurent en suspens, bien des mystères restent à dévoiler. Avant le terme, serons-nous satisfaits de tout ce que nous avons vécu ?

Prochainement, vous découvrirez le cœur d'or qui se cache sous un masque de fer dans SOUS LE HEAUME DES CHEVALIERS.

 

 

N. THIMON

 

 

NOTES  :

1 : Ceintures van Allen  : nom de la zone magnétique se trouvant au niveau de l'équateur.

2 : Ionosphère : partie supérieure de l'atmosphère terrestre, capable de conduire l'électricité.