Le photographe.
Un après-midi de 1945, en Avril, dans la rue Léon Blum, tout est
calme, silencieux, monotone. Les gens sont chez eux, les
volets et les rideaux ouverts, des passants debout sur la place. J'aperçois des femmes debout derrière leurs fenêtres, les rideaux à
moitié ouverts. Moi, je suis là au milieu, avec mon appareil photo
sans trop savoir ce qui va se passer, dans l'impasse. Je ne sais
pas ce que je fais là, j'attends comme tous les autres. Tout à
coup, j’aperçois au loin un homme qui arrive déterminé, avec une
démarche dynamique, il tient à la main une tondeuse. Je n'arrive pas
très bien à lire son expression sur son visage. Il arrive sur la
place, monte les escaliers d'une cathédrale, reste debout pendant
quelques minutes, lève sa main avec la tondeuse.
Et à ce
moment précis tout m'a semblé aller si vite, les gens sortent de
chez eux en vitesse, courent, se bousculent pour arriver sur la
place et occuper le premier rang. Ils commencent à hurler et là, une
femme apparaît au milieu de la place, les mains derrière le dos,
maintenu par des mains, celles de cet homme à la tondeuse. Devant toute
cette foule, elle baisse la tête, sans doute intimidée. J'ai essayé
de lire sur son visage ce qu'elle ressentait à ce moment précis, mais
je n'y arrive pas. Ensuite elle s'assoit et l'homme lui tond les
cheveux petit à petit. Je les vois qui tombent sur ses genoux, sur
le sol , puis ils effleurent ses mains frêles posées sur ses cuisses, mais
son expression reste imperceptible. Soudain, elle approche ses mains de
ses cheveux, les touchent, les caressent, prend le temps de
les savourer, de leur faire un dernier adieu .
A la fin de la
tonte, les hommes la saisissent. Ils m'interpellent, un homme me fait
signe de venir la photographier. Je suis là, face à elle
toujours le visage baissé. Les hommes me font signe de la prendre
en vitesse. Je ne suis pas encore prêt mais mes mains deviennent moites. Elles glissent. Je sens la sueur couler le long de mon front, je
tremble. Tout se mélange dans ma tête, je réfléchis en même
temps et me décide. Ils lui lèvent la tête face à moi. Et
je finis par découvrir enfin son visage, le regard paniqué,
triste, avec les épaules bien droites, avec une fière allure. Ses
lèvres tremblent et des sanglots, au fond de son cœur qui bat à
toute vitesses, sont retenus. Elle laisse couler une larme, elle
pleure maintenant. J'ai l'impression qu'elle s'adresse à moi, à
ce moment j'appuie sur le déclencheur.
Aujourd'hui je suis fière de
ma photo, fière de montrer ce que ces gens ont fait à cette femme,
que son cœur n'a pas pu empêcher d'aimer.
Eunice L.