"Portrait de deux femmes" (Carine Inty)

    Arabesque, jeté, pointes, pirouette. Tant de pas compliqués que Jade enchainait avec une telle légèreté et un sourire si radieux. En la voyant, on sentait qu’elle était née pour danser ; et elle aurait mérité d’éblouir toutes les scènes du monde. Pourtant celles de Paris lui suffisaient amplement. Elle avait déjà parcouru un chemin inespéré et elle en était tellement fière …

    Chahuts, pleurs, cris, hurlements. Voilà tout ce qu’elle avait dû supporter durant la journée. Et elle était enfin seule, chez elle, dans son étroit appartement. Une femme qui paraissait éternellement triste, le regard éteint, des cheveux ternes qui commençaient à devenir la proie du temps et des rides naissantes qui la rendait plus âgée.  Elle observait cette photographie posée sur une étagère, celle d’un homme qu’elle avait aimé mais qui lui avait été retiré. Cette jeune veuve de trente-quatre ans était en fait nourrice, profession qu’elle exerçait depuis moins d’une année. C’était l’unique solution qu’elle avait trouvée pour subvenir à ses besoins. 

    Jade était alors au sommet de sa carrière quand elle rencontra celui qui deviendrait son époux. Un charmant jeune homme qui portait le nom d’Adam. Il avait été enchanté par le regard et les yeux verts de Jade, par sa chevelure brune et bouclée, par sa peau bronzée, ainsi que par sa fraîcheur, par sa joie de vivre et par son esprit. Entre eux deux, ça avait été un véritable coup de foudre, semblable à ceux que l’on voit dans les films et qu’on espère secrètement vivre tout en sachant qu’il y a peu de chance que cela arrive. Ces deux tourtereaux pouvaient remercier leur bonne étoile. 

     Tout avait été si simple ; ils se comprenaient d’un seul regard. Et elle avait à peine hésité à tout quitter pour lui : sa vie parisienne, sa famille, sa carrière. Du jour au lendemain, elle le suivait jusqu’au bout du monde. Ils vécurent quelques temps ensemble, à Canberra, avant de se décider au mariage. Ainsi, à 28 ans, Jade était la plus heureuse des femmes, avec, pour l’accompagner, un mari qui l’aimait de tout cœur et qu’elle aimait à la folie.

     A la mort de son cher époux, cette jeune nourrice avait été dévastée. Tué dans un accident alors qu’il rentrait la rejoindre. Elle ne pouvait le croire. Il la laissait seule alors qu’ils s’étaient promis de toujours être présents l’un pour l’autre. A cette annonce, toute sa vie, tout son rêve s’écroula. Et tout arriva très vite, si vite qu’elle fut submerger par tant de problèmes.  Elle dut, faute d’argent, échanger leur demeure contre un modeste appartement situé dans une banlieue parisienne. Ensuite, il lui fallut chercher du travail. Un calvaire qu’elle ne connaissait pas encore, en effet son époux travaillait et elle se chargeait de leur demeure et de leurs repas. Et quand elle avait fini, elle passait ses journées la tête dans les bouquins.

     A la suite de leur heureux mariage, le jeune couple décida de retourner vivre à Paris, ville de leur rencontre. Bien sûr, Jade ne pouvait reprendre la danse après toutes ces années d’arrêt. Surtout elle ne voulait reprendre la danse. Elle qui, autrefois, illuminait la scène et éblouissait le public avait maintenant peur de ne plus être à la hauteur et de le décevoir. Mais Adam la comprenait et il allait travailler tandis qu’elle s’occupait du reste. Ils vivaient ainsi, simples et heureux au milieu de leur quotidien si calme.

     La jeune veuve se leva, alla chercher la photographie, s’assit. Elle se rappelait tout ce qu’elle avait enduré, tout ce qu’elle avait ressenti, tout ce qu’elle avait perdu. Et le chagrin coula sur ses joues. Quelques minutes plus tard, alors qu’elle commençait à sécher ses larmes elle reçut un appel. Elle décrocha : « Allo, Pourrais-je parler à Mme Jade s’il vous plait ? » questionna la personne au bout du fil, et elle répondit simplement «  Je vous écoute ».