"Idées noires sur fond blanc" (Cécile Ferrand)

    Cinq heures venaient de sonner au sombre clocher de l’église. Le petit village russe se trouverait prestement plongé dans l’obscurité. La vieille femme, adossée à la cheminée, s’occupait soigneusement de son tricot. Elle se trouvait seule, veuve depuis plusieurs années et sans enfants. Elle songeait, regardant au dehors, qu’elle ne pourrait plus sortir avant plusieurs jours tant le climat hivernal était rude. L’atmosphère était pesante près de l’âtre et seul le crépitement du feu laissait entendre sa vaine complainte. Soudain, une brusque secousse eut lieu dans le village. La vieille femme en fut ébranlée mais reprit rapidement son ouvrage. Le fauteuil dans lequel elle s’était assise se balançait alors dans un grincement inhabituel. C’était maintenant des cris qu’on percevait de l’extérieur ; quelques braves gens avaient dû être surpris et essayaient de trouver un abri.  La neige s’était mise à tomber. C’était une neige lourde et abondante qui déferlait d’un ciel menaçant à présent. C’était une véritable tempête à laquelle ils étaient confrontés. Mais elle en avait connu d’autres. Les secousses étaient bien plus inquiétantes. En effet, les habitations  du village n’avaient pas été conçues pour résister aux tremblements et  elles risquaient de s’effondrer si la tempête ne s’atténuait pas. De plus, les provisions ne dureraient probablement pas et la faim les emporterait tous. Une atmosphère de panique s’installait. La neige étouffait les bruits mais la vieille femme distinguait malgré tout des visages d’horreur dont les traits avaient été durcis par le froid. Le feu s’était brusquement éteint et l’habitacle se refroidissait. Elle avait posé son ouvrage, ayant pris conscience du danger qui grandissait en silence tel un prédateur tapi dans l’ombre. Ainsi, s’était-elle décidée à rester blottie à l’intérieur, ne venant en aide à personne et tentant tant bien que mal de survivre  au froid.

    Puis, elle fut prise de remords. Elle ne pouvait pas laisser ces malheureux mourir ainsi. Quant à elle, elle mourrait de froid s’il lui fallait attendre sans bouger le retour du beau temps. Elle alla donc chercher le vieux manteau de fourrure dans la malle de l’entrée, s’en couvrit et franchit courageusement le pas de la porte. La vieille femme ne voyait rien. Son visage se trouvait durement fouetté par les flocons tournoyant avec agressivité. Elle n’avait plus que ses oreilles pour la guider. De faibles voix lui parvenaient mais il était vain d’en chercher la provenance. Elle continua d’avancer tandis que de fréquentes turbulences la faisaient vaciller. Elle crut cependant distinguer un visage. Elle

voulut appeler mais ses lèvres sèches la brûlaient. Il lui faudrait retrouver un abri ou elle courait à sa perte. C’était d’ailleurs une région de Russie où les loups étaient nombreux et par les temps qui couraient, ils étaient sans aucun doute affamés. L’angoisse ne cessait de croître, laissant place à la panique. Elle essayait de se remémorer les rues et emplacements qu’elle avait connus et qu’il lui était impossible d’identifier dans ces conditions. Il lui sembla qu’elle se trouvait à un croisement et que les habitations étaient donc à proximité. Elle poursuivit son chemin dans la direction que lui indiquait son instinct, se débattant avec opiniâtreté contre les nuages de glace qui la tourmentaient. Elle se sentait seule, abandonnée par ses forces. Elle avait besoin d’aide. Les secours ne pourraient pas intervenir et, quand bien même, ils ne parviendraient pas jusqu’à elle et les villageois ne sortiraient plus par cette tempête. Que fallait-il faire maintenant ? Les secousses reprirent de plus belle, la projetant contre un mur. La vieille femme respirait difficilement. Elle était fébrile, étendue au milieu de cette immensité blanche. Le froid la gagnait et elle ne s’en sortirait pas.

     Puis plus rien. La terre avait cessé de trembler. Il n’y avait plus un bruit. Mais…il ne neigeait plus… C’était donc fini ?

     Une voix s’éleva soudain : «  Cela suffit mon enfant ! Vas –tu cesser avec ton jeu pathétique ? Comment peux-tu inventer des histoires si horribles ? » La petite fille reposa à regret la boule à neige qui suscitait chez elle tant de débordements imaginaires.