Comment sans
le langage des gestes du corps, le jeu peut-il
être retransmis par le visage ?
Benoîte Augère :
Vous est-il arrivé de jouer un
personnage particulier qui ne demandait pas de recours aux gestes mais se
jouait uniquement avec le visage ? Si oui, quel a été votre
ressenti ?
Agnès Sourdillon : Je n’ai jamais eu l’occasion de jouer tout au
long d’une pièce un personnage dont seul le visage aurait été actif. Il m’est
arrivé, par contre, au cours d’une pièce, de jouer des scènes où,
effectivement, seule la mobilité de mon visage était perceptible par les
spectateurs…
…mais alors, bien évidemment, la disparition du reste du
corps fait tout autant sens pour le public que l’expression du visage lui-même.
Car tout « parle » au théâtre : ce qui est en lumière tout
autant que ce qui peut demeurer dans l’ombre, un accessoire abandonné en fond
de scène raconte encore quelque chose même si l’action se déroule à
l’avant-scène, la coulisse par laquelle un acteur vient de sortir continue
également par sa béance même à produire une émotion : tout l’espace
inter-agit, y compris l’espace « salle » où sont assis les
spectateurs. Autrement dit, jamais un visage n’est seul à s’exprimer sur un
plateau, il fait corps avec l’espace, corps avec l’immobilité de son corps,
avec la dissimulation de son corps si celui-ci est caché, corps avec
l’obscurité même qui pourrait l’entourer… L’émotion que peut susciter le visage
d’un comédien est donc aussi prise en charge par tout ce qui l’entoure, ce
visage n’est jamais une page blanche isolée où tout s’écrirait… et c’est donc
la première chose qui me vient à l’esprit : la conscience qu’un acteur a
de cette inter-activité de tout ce qui se donne à voir.
Je pourrais dire aussi, dans la même idée, que ce que
l’on cache est visible au théâtre. Sur un plateau tout est offert,
frontalement, il n’y a pas de « cachoterie » ! Même le magicien
le sait qui devine que le public s’intéresse tout autant au lapin qui sort de
son chapeau qu’à tenter d’élucider quelles sont les « ficelles », les
explications, de son tour ! Paul Claudel disait qu’un acteur est visible
sur scène « comme un pou entre les deux lames de verre d’un
microscope ! ». Alors, même si seul mon visage a la possibilité de
s’exprimer, tout le reste parle, c’est comme une loi au théâtre qui ne connaît
pas, contrairement au cinéma, le « gros plan »…
C’est pour cela que les rares pièces qui, à ma
connaissance, ne mettent en jeu « que » le visage des comédiens sont
très lourdes de sens : c’est ce qui arrive avec un auteur comme Samuel
Beckett. Il a écrit une pièce (Pas moi)
où seule une bouche parle, les spectateurs ne voient que les lèvres de
l’acteur… Il a aussi écrit des pièces où les didascalies indiquent que le corps
de l’acteur est assis dans un fauteuil roulant (le personnage de Hamm dans Fin de partie) ou englué dans un tas de
terre (dans Oh les beaux jours) ou caché dans une poubelle (les personnages de
Nagg et Nell dans Fin de partie) :
là, effectivement le visage a un rôle prépondérant mais la contrainte en
elle-même est extrêmement signifiante, lourde de sens : l’entrave du corps
est alors métaphorique (elle exprime une certaine privation de liberté que
l’humanité subit ou s’impose à elle-même). Mais Beckett, en privant de corps
ses comédiens, sait aussi qu’il peut compter sur l’expression de leur visage et
l’humour noir de son texte pour apporter de l’humanité, voire même de la
drôlerie aux situations inextricables dans lesquelles il plonge ses personnages.
Benoîte Augère :
Selon vous serait-il possible de jouer
n’importe quel personnage sans recourir aux gestes, juste avec le visage ?
Agnès Sourdillon :
C’est ce qu’on a appelé le « théâtre de l’absurde » et c’est un cas
un peu particulier. Il part en lutte contre un certain théâtre formaté où le
corps de l’acteur est toujours beau et athlétique, conforme aux idées toutes
faites. J’ai bien deviné que ton questionnement porte sur autre chose et
j’espère pouvoir y répondre de façon plus ouverte et positive par la suite, en
te disant que justement la force d’un comédien est de n’avoir rien de formaté,
que sa liberté est d’être autre, de nous donner à voir l’humanité avec un
regard neuf, débarrassé de tout cliché et que, dans ce cadre, bien sûr, tout
est possible, quelles que soient les aptitudes physiques de l’interprète, son
âge, sa couleur de peau, de cheveux, sa corpulence et que sais-je !
Avant de repréciser
un peu cette idée, je reviens à mes expériences de comédienne où mon corps
était entravé et où mon expressivité reposait sur mon visage et ma voix.
La voix est un
chapitre à part entière et je ne vais pas trop le développer. Ceci pourtant
d’essentiel : la voix et le langage qu’elle porte, qui la traverse, sont
mouvements, cela se diffuse dans l’espace, un phrasé particulier est une
arabesque dans l’espace, déjà presque comme un chant même s’il s’agit de voix
parlée, cela bouge, danse au rythme des répliques, des silences et des
accélérations de paroles, un mot peut se lancer dans l’espace comme un
véritable projectile ou comme une onde caressante, et, effectivement, très
concrètement, les sons sont des ondes, quelque chose d’invisible mais qui, dans
les lois de la physique, met en mouvement l’air et se propage jusqu’aux
spectateurs. Même si seul le visage peut bouger, la parole, elle, est capable
d’infinis mouvements, bref de déplacer des montagnes !
J’ai un exemple très
précis de cela à te raconter où mon visage et ma voix, sans l’aide de la
mobilité de mon corps, étaient mes seuls instruments pour exprimer tout un
numéro de cirque : c’était dans un spectacle qui s’appelait La Chair de l’homme, écrit et mis en
scène par Valère Novarina (création Festival d’Avignon 1995). Dans une scène,
j’étais debout sur un cube en bois, je portais un manteau de clown très lourd,
un manteau de clown très ancien prêté par le cirque Bouglione, tout brodé de
perles et de paillettes, je prenais une pause unique les bras en croix et, les
yeux fermés presque tout le long du monologue, je racontais un numéro de trapèzes
volants : ma voix énumérant la succession des figures acrobatiques des
voltigeurs et mon visage offert devaient évoquer à eux seuls le
« ciel » d’un chapiteau de cirque où 9 trapézistes voltigeaient (il y a quelque chose d’un sentiment de vulnérabilité
qui se lit au théâtre quand un acteur ferme les yeux, il donne l’impression de
s’abandonner, un état de douce passivité, de confiance qui permet au spectateur
de le rejoindre dans ce qu’il dit, dans son rêve, c’est du moins l’impression
que j’avais à ce moment-là mais je ne m’interdisais pas d’ouvrir parfois les
yeux pour ne rien figer, pour que cela reste simple et vivant). Ce qui
agissait, c’était le don de mon visage en lumière (aidé dans sa transfiguration
par les reflets des paillettes du manteau de clown !) et ma voix disant le
texte, le rythme de mes paroles. Peu importe mon immobilité, je donnais à voir
tout le numéro de trapèze, tout cela en ayant un peu peur de me tromper dans le
texte (la peur du trou de mémoire ! Mais dans les grandes tirades comme
celle-là le public a peur aussi pour la mémoire du comédien et cela fait partie
du plaisir ! Sinon on serait des robots qui récitent !) Mais sans
courir le risque autrement plus dangereux de chuter dans le filet comme les
vrais trapézistes ! Voilà un exemple où, au théâtre, un visage et une voix
peuvent beaucoup : convoquer à eux seuls l’émerveillement et l’émotion à
la fois exaltante et fragile, existentielle, que procure un numéro de trapèzes
volants. Je crois que cet exemple peut répondre déjà un peu à ton
questionnement : la force d’évocation qu’un comédien privé de la mobilité
du corps peut avoir sur la scène.
Parmi mes autres
expériences où le visage était mon principal instrument pour m’exprimer, il y a
effectivement ces scènes de L’Origine rouge
et de L’Acte inconnu de ce même
auteur : Valère Novarina. Nos visages apparaissaient dans certaines scènes
dans des cadres, comme des portraits, des tableaux accrochés au mur d’une
petite maison peinte en rouge que l’on apportait sur le plateau comme un
accessoire, un élément du décor. Le visage s’offre alors comme un portrait
peint ou une photographie épinglée (il y aurait beaucoup à dire sur l’art du
portrait ! Comme une blague, Romain Gary disait qu’il était très
reconnaissant au visage humain pour le service qu’il a rendu à la peinture de
la Renaissance !). Dans ces scènes où notre visage seul apparaissait
encadré, le but était plutôt comique : il visait une certaine remise en
cause des lourdeurs que peut parfois représenter un héritage familial, avec la
figures des ancêtres épinglées aux murs qui semblent nous surveiller, le poids
de la généalogie ou des idoles omniprésentes … Dans certaines foires et fêtes
foraines on retrouve ce principe : un tableau, une toile peinte, où est
prévu un trou où passer la tête, une façon de se caricaturer soi-même,
d’apprendre à rire de soi et là, toutes les grimaces sont bienvenues !
C’est vieux comme le monde, cela passe par les carnavals du Moyen-Age, se
retrouve dans l’esprit des farces de Molière, jusqu’à l’art des caricaturistes
d’aujourd’hui (qu’ils soient humoristes sur scène ou dessinateurs comme dans
« Charlie Hebdo » dont tu as sûrement entendu parler ce mois de
janvier 2015). Apprendre à rire de soi, à rire joyeusement de notre condition,
est une chose saine qu’offre la scène !