Le théâtre, c’est tout un art !

La scène 1 des Acteurs de bonne foi expose la situation. Merlin doit relever un défi. Eraste lui a confié la lourde tâche de satisfaire Madame Hamelin, sa tante et bienfaitrice. Il le rappelle à son valet : « Je lui dois bien des attentions » (scène 1) et le presse de réussir sa comédie : « fais-nous rire », ordonne-t-il. La pièce doit être « divertissante ». Merlin doit se montrer à la hauteur des attentes exigeantes de son maître.

Dans la mise en scène de la pièce par Jean-Pierre Vincent, la toile peinte en fond de scène représentait une main qui semblait tirer toutes les ficelles.

Merlin cumule les fonctions

Merlin est sur tous les fronts. On vient de voir que c’est lui qui rappelle à Eraste la nécessité de préparer la salle avant l’arrivée du public. Pour que la représentation puisse se jouer, il faut en effet accueillir les spectateurs dans un espace adapté. Le mot « théâtre » signifie à l’origine « le lieu d’où l’on voit ». « faire mettre la salle en état » doit signifier à peu près : « préparer des chaises pour accueillir les spectateurs, marquer la séparation entre la salle, d’où l’on regarde et la scène, que le public doit voir ». Merlin a même pensé à faire appel à « un moucheur de chandelles » sans doute pour que la scène, éclairée, soit bien visible depuis la salle plongée dans l’obscurité.

 

« C’est Merlin qui est l’auteur de la pièce », précise Madame Argante (scène 10). Il a écrit un « canevas », c’est-à-dire un résumé de la pièce qui sert de partition à l’improvisation des acteurs (le terme est emprunté à la commedia dell’arte. Marivaux a longtemps travaillé avec les acteurs italiens qui étaient les maîtres en matière d’improvisation) : « je n’ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas, la simple nature fournira les dialogues » (scène 1). Il a imaginé l’intrigue, qu’il résume ainsi à Lisette : « Colette trahit Blaise, je néglige ta flamme, Blaise est un sot qui en pleure, tu es une diablesse, qui t’en mets en fureur ; et voilà ma pièce. »  (scène 2). Il a découpé les scènes : « Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes » mais il n’a pas écrit les répliques : « nous jouerons à l’impromptu, monsieur, à l’impromptu(scène 1)». En revanche, il a donné des « instructions » à ses acteurs sur le contenu de chaque scène. D’où son impatience face à Blaise : « Est-ce comme cela qu’on commence une scène ? Dans mes instructions, je t’ai dit de me demander quel était mon entretien avec Colette ». Pour chaque acteur, il a également mis son canevas au propre : « j’ai barbouillé (une demi-main) de papier pour mettre mon canevas bien au net », comme il l’explique à Madame Argante. On mesure la violence du geste de Lisette et sa colère à la scène 5 quand elle détruit ce travail : « à Merlin, déchirant un papier : (…) Tiens, voilà le cas que je fais du plan de ta comédie ».

Enfin, s’il n’a pas écrit les répliques, il donne des directives qui les concernent. Il intervient au cours de la répétition pour demander à ses actrices de ménager une progression au fil des répliques la scène. Il demande à Colette puis à Lisette d’aller moins vite : « « Doucement, Lisette, tu me dis des injures au commencement de la scène, par où la finiras-tu ? » (scène 3) puis « Doucement, Colette ; il n’est pas décent de vous déclarer si vite. »

Il agit comme ce qu’on appelle aujourd’hui un « écrivain de plateau ».  

Il a une fonction de metteur en scène :

A l’époque de Marivaux, il n’y avait pas encore de metteur en scène : la profession date du XIXe, avec le succès d'André Antoine et son Théâtre-Libre en 1887. Au XVIIIe, il y a souvent une tension entre l’acteur principal et l’auteur.

Il a distribué les rôles. Dans les troupes de théâtre de l’époque, la distribution des rôles se faisait selon la logique de ce qu’on appelait « l’emploi » : les personnages correspondaient à des types et un acteur, une actrice jouait toujours le même type de personnage : les jeunes premiers, les vieux barbons, les valets, les servantes etc. Chaque « acteur » de la « troupe » de Merlin doit incarner un type que Merlin présente ainsi : « une maligne soubrette à qui l’on n’en fait point accroire » (Lisette), « un nigaud pris sans vert » (Blaise), « une petite coquette de village » (Colette), « un joli homme » (Merlin lui-même). 

Il fait « répéter » (scène 2) ou « essayer leurs scènes ». Il explique ainsi son rôle de metteur en scène à Eraste : « J’ai voulu voir comment ils s’y prendront ; laissez-moi les écouter et les instruire » (scène 1).

Il précise aux acteurs l’enjeu de leur scène. On le voit par exemple expliquer une situation : « ne voyez-vous pas bien que c’est une fille jalouse qui vous méprise ? » rappelle-il à Colette qui s’emporte contre Lisette (scène 3). Et comme il a affaire à des amateurs, la tâche n’est pas toujours simple. Il doit leur rappeler sans cesse qu’il s’agit d’une pièce et non de la réalité. Il rassure Lisette sur les sentiments de Colette : « Ce n’est pas qu’elle m’aime tout de bon, elle veut dire seulement qu’elle doit faire semblant de m’aimer » (scène 4). Ailleurs, il rappelle aux apprentis comédiens l’existence du quatrième mur. Colette, par exemple, fait allusion dans une réplique de sa scène à la présence de Lisette qui n’est là que comme spectatrice. Lisette souligne l’erreur : « voilà un discours qui ne peut entrer dans la représentation » et Merlin confirme à Lisette que Colette a en effet oublié l’existence d’un quatrième mur qui sépare scène et salle : « tu es actuellement devant ses yeux, et par méprise elle se règle là-dessus » (scène 4). Il se heurte enfin aux refus de Colette, une actrice inquiète et peu expérimentée : « je n’ai point affaire d’être battu pour une farce » (Il existe des « trucs » d’acteurs pour simuler un coup sans se blesser).

Merlin a conscience que le langage théâtral ne se limite pas au texte, c’est-à-dire aux répliques et à l’agencement des scènes. Il sait que tout fait sens sur un plateau : la gestuelle et l’espace sont des éléments essentiels pour la clarté d’une scène, ils peuvent donner aux spectateurs des informations sur la situation, sur la classe sociale d’un personnage, sur son humeur. Ainsi, à plusieurs reprises, Merlin demande à un acteur de reculer : à Lisette : « recule-toi un peu, pour me laisser prendre ma contenance » (scène 2), ou à Colette : « reculez-vous un peu Colette, afin que j’aille au-devant de vous. » (scène 3), à Blaise enfin : « retire-toi à quatre pas, pour feindre que tu arrives »  (scène 4). Il accepte les jeux de scènes proposés par Lisette parce qu’il les trouve pertinent:

« LISETTE : Eh ! Dis-moi, dans cette scène-là, puis-je te battre ?

MERLIN : Comme tu n’es qu’une suivante, un coup de poing ne gâtera rien. »

(…)

LISETTE: Je crois aussi que je peux pleurer dans mon chagrin.

MERLIN: Sans difficulté ; n’y manque pas, mon mérite et ta vanité le veulent » (scène 3).

 ( Faire des rapprochements avec Hamlet, III, 2 et Molière dans L’impromptu de Versailles)

Merlin, metteur en scène, est soucieux de son public. Il veut le tenir en haleine. C’est pourquoi il s’inquiète lorsque Blaise et Lisette lui demande d’interdire les jeux de mains : « Il n’y aura pas assez de vif dans cette scène-là ». « Le vif » semble désigner le langage expressif des corps, la dynamique du geste.  

Merlin a également prévu des musiciens : les « ménétriers du village pour former (son) orchestre » (scène 6). Peut-être pensait-il les utiliser au cours de la représentation pour dramatiser certaines scènes ou pour créer une atmosphère légère de comédie ou encore pour souligner la structure en accompagnant le passage d’une scène à l’autre. 

Merlin se comporte en chef de troupe. Il fait tout pour maintenir l’entente entre les acteurs : à Blaise : « Ne vous fâchez pas  », « Paix donc «  (scène 4) ; « Paix-là donc, paix ! » (scène 5). Il cherche des arrangements : à Lisette et Blaise qui interrompent la répétition à laquelle ils assistent : « Eloignez-vous donc pour encourager (Colette) » (scène 4). Il se montre prêt à faire des concessions pour calmer les esprits : (à propos du jeu de scène des mains, à Blaise qui s’offusque : « il n’y a qu’à supprimer cet endroit-là » (…) « Puisqu’on les trouve de trop, laissons-les »)).

Mais le théâtre, c’est aussi une affaire d’argent !

A la pression artistique qui pèse sur les épaules de Merlin s’en ajoute une seconde : comme il l’explique à Madame Argante (scène 6), Madame Hamelin a financé le projet : « C’est elle qui nous paye pour la mettre en état ; et moi qui vous parle, j’ai déjà reçu des arrhes ».

 Madame Hamelin est la commanditaire de la pièce :

C’est elle qui est à l’origine du projet : » C’est moi à qui l’idée est venue », confirme-t-elle à Madame Argante sceptique ( scène 7). Elle veut offrir un divertissement à l’occasion du mariage de son neveu

 Elle est aussi mécène :

C’est elle qui finance le projet mais elle en confie l’organisation à son neveu Eraste qui sert d’intermédiaire entre la « commanditaire » et « l’auteur- metteur en scène », son valet Merlin. C’est également lui qui est chargé de faire préparer les lieux pour la représentation, comme le lui recommande Merlin : « Vous n’avez qu’à faire mettre la salle en état » (scène 1).

 

L’art théâtral n’est pas qu’une affaire d’inspiration. Marivaux le sait bien, monter une pièce coûte de l’argent : il faut payer les acteurs, l’auteur, mais aussi les musiciens, les techniciens (comme le moucheur de chandelle dont il est question à la scène 6).

Merlin en parle d’ailleurs de façon mercantile : « ma marchandise est vendue, il faut que je la livre ; et vous ne sauriez en conscience rompre un marché conclu, Madame. Il faudrait que je restituasse, et j’ai pris des arrangements qui ne le permettent plus. » (scène 6). La motivation financière du valet est plusieurs fois rappelée au fil de la pièce : « Tâchons de gagner notre argent du mieux que nous pourrons » (scène 2). Devant les difficultés qui se présentent, Merlin craint rapidement de voir cet argent lui échapper s’il ne peut pas honorer son contrat. Le gain devient un argument pour motiver ses acteurs : « la récompense que Madame Hamelin a promise vaut bien la peine que nous la gagnions ».  De fait, Lisette y est sensible : « Quoi qu’il en soit, allons notre chemin pour ne pas risquer notre argent ». Mais cela ne suffit pas et Merlin semble davantage préoccupé par la perte financière que par celle de sa réputation : « Adieu ma comédie ; on m’avait promis dix pistoles pour la faire jouer, et ce poltron-là me les vole, comme s’il me les prenait dans ma poche » (scène 5).