Geneviève Fraisse, Les excès du genre (concept, image, nudité), Nouvelles Éditions Lignes, août 2014, lu par Caroline Forgit.

     1540-1.jpg       Geneviève Fraisse, Les excès du genre (concept, image, nudité), Nouvelles Éditions Lignes, août 2014, lu par Caroline Forgit.

            Philosophe et historienne de la pensée féministe, Geneviève Fraisse se propose dans cet essai de revenir sur la polémique sexe/genre : doit-on abandonner le terme « sexe », celui-ci est-il devenu obsolète ? Elle s’interroge également sur les images et les stéréotypes « de genre » : comment lutter contre les stéréotypes ? Les dénoncer, n’est-ce pas les renforcer ? Enfin elle analyse la nudité comme geste politique.

I Une solution, ou un problème

 

            Avant d’être un concept, le terme « genre » existait déjà, comme substantif, dans notre langue : il y avait le « genre humain », terme neutre, universel, mais aussi le « genre grammatical », qui désigne la dualité du féminin et du masculin. Comme concept, le genre est tout d’abord une proposition philosophique : il s’agit de penser le sexe (l’être sexué en général) et les sexes (la différence des sexes), autrement dit l’un et le multiple, le neutre et la dualité. Mais le genre est également un outil permettant de rendre visible cette différenciation, un outil d’analyse de la réalité.

           

 

Or cet outil ne va pas sans poser des problèmes. Premier problème : le genre désigne tout à la fois le neutre (l’être sexué en général, une totalité abstraite) et la dualité du masculin et du féminin. Or ce neutre ne peut-il pas servir de masque, masque qui cache la différence sexuelle sous couvert d’universel ? Le neutre du genre pourrait masquer les différences entre les sexes et les inégalités engendrées par ces différences. Le concept de genre est donc « soit une abstraction stimulante, soit le masque du mensonge » (p. 13). Il est ambivalent, tel un écran qui permet de voir, de grossir l’image, de faire loupe (outil d’analyse de la réalité), mais qui peut aussi « faire écran », dissimuler la différence des sexes et la subordination de l’un à l’autre.

            Deuxième problème : le terme de genre est clairement mis en concurrence avec celui de sexe, ce dernier ayant été peu à peu abandonné dans les recherches universitaires. Le sexe s’oppose au genre comme la nature s’oppose à la culture, comme le biologique s’oppose au social. Or cette dichotomie étant aujourd’hui dépassée dans de nombreux domaines, pourquoi la maintenir dans les études de genre ?

            Troisième problème : le concept de genre (au singulier) est de plus en plus remplacé par « les » genres (au pluriel), venant désigner la pluralité des hommes et des femmes. Cette diversité empirique avait été subsumée sous un concept (le genre) mais réapparaît subrepticement, comme un réel qui résiste. Avec une nuance cependant : le pluriel « des » genres permet de penser au-delà de la différence des sexes, masculin et féminin, elle englobe les « transgenres » par exemple ou les individus intersexués. Il y a là comme un phénomène de boucle : on élabore un concept pour dépasser le réel empirique, mais celui-ci ressurgit, sans crier gare.

            Il y a donc une certaine imprécision dans l’usage du mot « genre » : faut-il l’entendre au singulier ou au pluriel, dans le sens de l’un ou du multiple ? Voire une contradiction : « Alors, j’insiste, nous entendons des choses contraires : soit ce nouveau concept, le genre, est une abstraction qui va nous permettre de penser plus loin et plus fort. Soit c’est un universel peu convaincant, toujours fragilisé par son mensonge, et qui réintroduit les femmes, ou les hommes, ou les deux sexes à la fois, donc la différence, dès qu’on la démasque » (p. 17).

            Ambivalent, ambigu, imprécis, voire contradictoire, le concept de genre est enfin en « excès ». L’excès, c’est ce qui toujours dépasse, déborde, le cadre ou la mesure. Geneviève Fraisse énumère différents excès du genre. Excès épistémologique tout d’abord car le savoir concernant les femmes, le sexe, le genre, s’accumule et commence à faire peur ou à donner le vertige, il faudra réorganiser les connaissances. Excès méthodologique ensuite : le genre est-il un écran qui rend visible ou qui masque ? Excès partisan si l’on peut dire, enfin, entre les défenseurs et les adversaires de ce nouveau concept, entre ceux qui craignent « l’ébranlement de nos bases anthropologiques » et ceux qui acceptent «  un savoir qui dérange »  (p. 17) : « L’excès est dans le jeu d’opposition entre l’ambition de ceux qui courent en avant et la régression de ceux qui font du sur place » (p. 17).

            Malgré les difficultés inhérentes au concept de genre, Geneviève Fraisse n’en plaide pas moins pour une étude de la sexuation du monde, montrant par là même que les sexes font l’histoire et que l’histoire est sexuée. Il ne suffit pas d’écrire une histoire des femmes, il faut montrer l’historicité des sexes, c’est-à-dire comment ils agissent dans l’histoire : « l’histoire ne suffit pas à prouver l’historicité » (p. 21).

 

            II Une question sans limites

 

            Geneviève Fraisse souhaite que l’on puisse continuer à utiliser le mot « sexe » à côté du mot « genre » et déplore qu’il soit souvent disqualifié, réduit à la biologie ou à la nature, ou encore au « sexuel ». Le mot « sexe » est pourtant riche pour la pensée, il ouvre « de multiples pistes imaginaires et conceptuelles » (p. 24). Le sexe évoque le corps sexué, féminin ou masculin, ou encore intersexué. Il indique quelque chose de notre identité corporelle, psychique, sexuelle, et suggère la relation possible entre deux êtres. « Le sexe de la sexualité indique l’organe et le désir, l’altérité et la chair, bref beaucoup de ce qui fait l’humain, comme corps et comme projet. Le sexe est alors concret et abstrait, et en ce sens ne saurait, après avoir été cantonné à la biologie, se laisser réduire à la pratique de la sexualité » (p. 24-25). Le sexe est donc un objet de pensée à part entière. « Sexe est un mot excessif et, comme tel, une ressource infinie d’idées et d’images. Quatrième excès, par conséquent, positif : nous userons donc du mot sexe autant que de celui de genre » (p. 26).

            Comment, à présent, utiliser le mot « genre » ? Malgré ses difficultés, ce terme est fécond et peut être légitimement introduit dans le vocabulaire philosophique, mais à condition de ne pas le traduire en « construction sociale », ou en « rapports sociaux de sexe » car ces dénominations reposent sur deux choix théoriques discutables : d’une part, l’opposition nature /culture et d’autre part, l’idée qu’une domination masculine serait systématiquement visible et lisible dans ces rapports.

            Pourquoi cette opposition nature/culture est-elle encore si prégnante dans le domaine des études de genre alors qu’elle est à bien des égards dépassée ? L’histoire récente du féminisme fournit la réponse à cette question. Le mouvement de libération des femmes s’est fondé sur l’idée qu’il fallait se déprendre de la nature, reprendre le pouvoir sur la nature, par le biais notamment de la contraception et de l’avortement. Cette idée s’est prolongée dans le domaine de la pensée, de la recherche : il faudrait se détacher le plus possible de la nature, du biologique, donc du sexe, pour penser les rapports de domination grâce au concept de genre. Les chercheurs (c’est-à-dire ici les théoriciens du genre) s’intéressent donc à la culture, au genre comme construction sociale, aux normes conscientes ou inconscientes qui accompagnent l’exercice de la domination masculine.

            D’où le deuxième présupposé : cette domination masculine serait toujours à l’oeuvre dans les rapports entre les sexes. Geneviève Fraisse remarque que cette idée, loin d’être « une conséquence des analyses menées dans les études de genre » est bien plutôt « un postulat de départ » (p. 29). En effet, les chercheurs présupposent que « l’organisation des inégalités entre femmes et hommes est inhérente à la constitution de la dualité des sexes » (p. 28). Geneviève Fraisse convient que l’on peut accepter un tel postulat, mais encore faut-il en avoir conscience :  «  Le tout est d’examiner cela au grand jour. (…) À quelle place doit-on situer ce postulat épistémologique des rapports de pouvoir ? À quel endroit du raisonnement ? » (p. 29).    

            Par ailleurs, cette analyse de la domination masculine s’est faite au détriment d’une analyse de l’émancipation, ce que regrette Geneviève Fraisse. La domination masculine devient le principal objet de la réflexion et les chercheurs postulent que l’émancipation sera le résultat mécanique d’une telle analyse : « Non seulement rendre visible la domination mais en dévoiler les mécanismes serait la voie nécessaire et efficace de lutte contre, donc du combat pour. L’émancipation serait donc une conséquence logique, ne nécessitant pas d’analyse comme telle » (p. 41). Geneviève Fraisse se permet d’en douter : « l’action vient-elle de la dénonciation, de la déconstruction, du dévoilement, ou, au contraire de l’affirmation, du déplacement, de la subversion ? » (p. 41). Elle affirme ici implicitement qu’il vaudrait mieux partir des discours et pratiques de l’émancipation, afin d’y découvrir, en creux, la logique de la domination. En somme, il s’agirait de construire plutôt que de déconstruire.

 

            III Les images et le stéréotype

 

            Aujourd’hui, la critique de la domination masculine se fait essentiellement par le biais d’une lutte contre les images. Ces images « s’appellent « stéréotypes », répétition à l’infini des archétypes des êtres sexués, femmes et hommes, et de leurs qualités respectives, féminin/masculin, comme figés en leur caricature respective. Le stéréotype résume, en une représentation imagée, les assignations auxquelles chaque sexe est renvoyé, psychologiquement, socialement, comme des identités sûres et intangibles » (p. 43). Cette critique des stéréotypes a une vertu émancipatrice, il s’agit de montrer aux deux sexes qu’ils ne sont pas liés de manière indéfectible aux places et rôles attendus d’eux depuis toujours, en tout cas dans une société donnée. Chaque individu pourrait donc en retirer plus de liberté et plus d’égalité au sein de son existence.

            Mais Geneviève Fraisse souligne un paradoxe : plus on dénonce les stéréotypes, plus ils semblent se renforcer, comme en témoigne la bipartition sexuée toujours plus accentuée dans les boutiques de jouets depuis une cinquantaine d’années. Ce paradoxe pose deux questions : la lutte contre les stéréotypes est-elle efficace ? Si elle ne l’est pas, pourquoi ? Et conduit l’auteur à faire une hypothèse : dénoncer les stéréotypes, cela ne reviendrait-il pas – paradoxalement - à les renforcer, voire à les faire exister (cf. p. 46) ?

            Autre question : pourquoi l’image, et la dénonciation des images, prennent-elles une place aussi importante aujourd’hui ? La réponse tient à notre époque. Aujourd’hui, en Occident, l’égalité civile et politique des deux sexes est garantie par le droit. Nous nous trouvons à la fin d’un cycle qui a vu aboutir un certain nombre de revendications et de droits, donc une réelle émancipation juridique pour les femmes. Certes, « personne ne niera l’importance cruciale de ces conquêtes mais tout le monde sait bien qu’une loi ne fait pas la réalité. Le droit est une puissance formelle ; il permet, mais ne garantit aucunement la transformation des choses. (…) Le droit est toujours formel et l’inégalité toujours réelle » (p. 47-48). Se pose alors la question des obstacles ou des freins à cette émancipation réelle. C’est ici qu’intervient la lutte contre les images. On affirme que le combat n’a plus lieu sur le terrain du droit mais sur celui des mentalités. Les droits sont acquis (aujourd’hui et en occident), mais il faut maintenant combattre la domination masculine autrement, dans les esprits. Pour ceux qui luttent contre les images (et on aura compris que ce n’est pas une priorité pour Geneviève Fraisse, on saura pourquoi dans un instant), celles-ci sont la racine de l’inégalité, non pas simplement sa cause, mais ce qui la nourrit, ce qui la fait prospérer.

            Or, la dénonciation des stéréotypes est-elle efficace ? L’idée que l’on peut, et que l’on doit, lutter contre les stéréotypes repose sur deux présupposés. Premier présupposé : l’image exerce un pouvoir, elle peut impressionner les esprits. Deuxième présupposé : il y aurait une transmission simple entre l’image et le sujet qui la reçoit. Tout se passe comme si l’image était isolée de tout ce qui l’entoure : « On sépare l’image de celui qui la reçoit, comme de celui qui la propose. L’image semble posée dans le ciel des représentations comme un « en soi », et cette image est toujours habillée de son carcan, le stéréotype » (p. 51). Or l’enfant ne reçoit jamais une image isolée, il peut comparer l’image et la réalité (par exemple les différentes figures féminines qui l’entourent). L’enfant est confronté à une multitude de significations, imaginaires ou réelles, qui sont diverses et même contradictoires. Le pouvoir des images (au sens de normes imposées) est donc relatif.

            Plus que le pouvoir des images, ne faut-il pas incriminer plutôt «  l’organisation sociale qui construit et reproduit la hiérarchie de classe à partir de la dualité sexuelle ? » (p . 53). Par un « réflexe marxiste », il faut « souligner l’importance des mécanismes infrastructurels (institution scolaire, organisation sociale, société industrielle…) pour relativiser la nécessité de la lutte contre les images, pour les remettre à leur place, pour questionner leur importance soudaine » (p. 54).

            Cette partie se clôt par une analyse de ce qui rapproche et distingue les stéréotypes, les préjugés et les clichés : « Un préjugé est bien un obstacle, il empêche le « jugement » puisque tout est déjà dit. Un stéréotype requiert plus l’accord que la pensée, l’adhésion que l’argumentation. On les distinguera donc, mais ce sont bien deux empêchements à la dynamique émancipatrice » (p. 60). Le cliché quant à lui est une image instantanée, un lieu commun, mais aussi une image banale, un poncif. Le lieu commun est plus vague que les représentations précises des stéréotypes ou des préjugés, il fonctionne avec des associations d’images, des analogies. Enfin, qu’est-ce qu’une bonne image, une image qui aurait une vertu émancipatrice ? La bonne image est singulière, c’est un modèle qui indique la subversion, la transgression. La bonne image est affirmative, c’est un modèle qui montre que du nouveau, de l’inattendu est possible. La bonne image montre que nous ne sommes pas condamnés à répéter les vieux schémas de pensée.

 

            IV Nudité politique

 

            Dans cette dernière partie, Geneviève Fraisse se propose d’analyser l’image du corps dénudé comme porteur d’un message d’émancipation. Elle fait ici référence au mode d’action des Femen, qu’elle compare à celui de La Barbe. La différence tient essentiellement au regard de celui qui observe l’image. Les militantes de La Barbe font irruption dans une assemblée masculine, le visage affublé d’un postiche de barbe, elles dévoilent l’entre soi masculin d’une situation de pouvoir. Lors de cette action, ce ne sont pas les militantes barbues que nous regardons mais les visages surpris, ébahis, mécontents, furieux, des hommes dérangés dans l’exercice du pouvoir. En revanche, avec les Femen, le regard est attiré, aimanté vers le corps dénudé. Ce sont les militantes que nous regardons, leurs corps, et le texte qui est écrit à même ce corps. Ce texte véhicule un message à la fois politique et sexuel, voire guerrier. Le corps dénudé est un langage et une arme (« nos seins sont nos armes »). Mais dans ces deux formes de militantisme, le but est le même : il s’agit d’attirer l’attention sur la domination masculine et de montrer que celle-ci est d’autant plus puissante qu’elle est implicite.

            Or cette question du langage corporel féministe se complique « puisque des parties du monde divergent quant à l’image donnée du corps féminin. Se voiler, ainsi se couvrir, peut aussi être une posture féministe, critique de la nudité occidentale comme lieu évident de l’oppression des femmes ; et d’une oppression pire que celle qui serait signifiée par la dissimulation du corps sous des vêtements très enveloppants » (p. 71). Geneviève Fraisse met donc sur le même plan la nudité et le voilement comme deux formes différentes d’expression féministe. Elle en veut pour preuve que le 8 mars 2014, des femmes portant le voile ont manifesté aux cotés de prostituées sous la même bannière de « putains du féminisme ». Elles affirmaient ce jour-là un « acte de souveraineté individuelle, ce « consentement » à ce qui s’énonce comme un choix, une volonté d’un sujet, quant à la religion, quant à la prostitution » (p. 72).

            Geneviève Fraisse clôt cette partie par une analyse de la nudité comme métaphore de la vérité (car la nudité ne peut rien cacher ou n’a rien à cacher). Dans une longue tradition philosophique, la vérité est dévoilement. Dans une tradition plus récente, picturale et occidentale, la vérité est associée à un corps féminin dénudé (l’exemple le plus connu est peut-être La Vérité sortant du puits, d’Édouard Debat-Ponsan). Cette vérité qui sort du puits sous l’apparence d’une femme nue est une vérité publique, politique, car le tableau est un hommage à Émile Zola pour sa défense du capitaine Dreyfus. La nudité a bien ici valeur de message politique.

 

            Cet essai de Geneviève Fraisse est stimulant car il prend à rebours de nombreuses idées couramment admises sur la question du genre. Il est foisonnant et riche, propose des hypothèses, des pistes de réflexion, loin du dogmatisme. Le lecteur pourra ne pas toujours être d’accord, peu importe, l’ouvrage donne à penser. Pour ma part, j’émettrais deux réserves. La première concerne la définition du concept de genre, telle qu’elle est donnée dans la première partie : celui-ci désignerait à la fois la neutralité et la dualité, et en tant que neutre, en tant qu’universel, pourrait masquer la différence des sexes. Or cette idée du genre comme neutre semble uniquement dérivée de l’expression « genre humain ». Il n’est pas sûr que ce terme, dans les sciences sociales aujourd’hui, soit pensé comme quelque chose de neutre, voire d’universel ; bien au contraire, il fait déjà référence à la différenciation sexuelle.

            La deuxième réserve concerne le voile. Certes le fait de se voiler peut relever d’un comportement féministe, par opposition à une société qui déshabille les femmes à des fins mercantiles. De là à mettre la nudité et le voilement sur le même plan … De là à affirmer que « quand des femmes se voilent, se cachent, ou quand des femmes se prostituent, toutes peuvent tenir exactement le même discours, celui de la propriété de soi, de sa propre appartenance individuelle » (p. 73-74)… On aimerait en être certain. Les choses sont probablement plus complexes et Geneviève Fraisse le sait bien puisqu’elle a écrit un ouvrage sur la notion de consentement, qui, comme chacun sait, peut être vicié (cf. Du consentement, Paris, seuil, 2007).

 

                                                                                                                                                                          Caroline Forgit.