Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Editions Gallimard, 2017, 405 pages, lu par Bruno Hueber

Voici un ouvrage, tant pour son objet que pour sa méthode, explicitement ambitieux. Nul doute que cet opus ne puisse en effet être considéré comme un aboutissement de l’œuvre de Nathalie Heinich.

Nathalie Heinich nous aura donné tant à comprendre de son domaine de prédilection, à savoir l’art contemporain, des jeux qui l’habitent, des enjeux qui le constituent, et qui lui apparaît encore comme si éminemment heuristique pour aborder d’autres champs, quand bien même aura-t-elle su éviter d’en approfondir certains aspects trop dérangeants et qui ne sont pas sans impacter à plus d’un titre au demeurant la crédibilité de certaines de nos institutions. Au plus près de l’actualité éditoriale, on pourrait penser, entre autres, à L’art et l’argent, de Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (dir.) paru aux éditions Amsterdam, 2017.

Toujours est-il que si ce tropisme de l’art contemporain est donc bien marqué et revendiqué dans son ouvrage, il s’agit effectivement d’aborder et d’arpenter un territoire autrement plus vaste et dont les frontières avec la philosophie et d’autres disciplines n’ont rien d’a priori clairement établies. Il sera donc question de ces « valeurs » si présentes dans les domaines les plus divers, qui expriment et sont l’objet de nos jugements tant les plus spontanés que les plus avertis, et plus précisément de développer rien de moins qu’une véritable grammaire de l’axiologie.

Examinons en ce volume ce qui ressortit à ce projet donné comme « inédit ».

  1. Epistémologie

L’ambition affichée s’atteste tout d’abord donc par une requête épistémique clairement précisée, un propos très assuré de sa réflexivité, capable de se promener parmi des références nombreuses, quitte à distribuer des jugements qui pourront apparaître parfois assez rapides au regard du verdict qui prétend montrer l’aspect partiel ou peu cohérent de telle ou telle œuvre.

C’est ainsi que le savoir scientifique qu’il s’agit de produire se dit relever de la « compréhension », en s’opposant ainsi à une « explication », faute à laquelle nombre de sociologues céderaient trop aisément, tel un Pierre Bourdieu réduisant ce qu’elle appelle « valeur » à n’être qu’une illusion au regard des intérêts ou des rapports de force ou de distinction d’un champ social donné. On pourrait s’étonner d’une telle séquence ou un tel exercice de consécution critique entre explication d’une part, réduction d’autre part, et enfin intérêts censément nécessairement matériels, car, si une telle opposition entre intérêt et valeur a elle-même une quelconque valeur heuristique, il est difficile tout de même de ne pas noter combien, en tout état de cause, l’intérêt est aussi une valeur, et que ce qui fait valeur représente toujours un intérêt, quand bien même ce qui est valorisé comme tel n’est pas alors posé comme transcendance par rapport au sujet. Bref, le problème de définition de ces termes respectifs reste en suspens. Quoi qu’il en soit l’auteur croit nécessaire, pour crédibiliser l’épistémè de son propos de consacrer un certain nombre de pages à opposer, en un diptyque sans concession, d’un côté K. Popper et M. Weber et, de l’autre, P. Bourdieu donc et R. Bourdon accusés de rabattre les faits sur les valeurs, ou inversement et au nom d’un monisme douteux qui ferait alors fi de l’irréductibilité de cet objet « valeur ». Mais ce n’est peut-être pas là un point essentiel. De même que noter, comme le fait la sociologue, que la question des valeurs semble une problématique plutôt droitière que de gauche, politiquement s’entend, ne semble pas relever d’une analyse empirique totalement probante et aux attendus méthodologiques décisifs.

Concomitamment à cette revendication de « compréhension », Nathalie Heinich affiche un souci de réitérer le clivage du normatif et descriptif, au risque là encore de donner l’impression dans sa présentation d’un confortable plaidoyer épistémique pro domo. En l’occurrence, la sociologue s’inscrit sans ambages dans la tradition d’un Norbert Elias, d’un Max Weber encore, ce qui lui permet de définir donc son projet comme « analytico-descriptif ». Concrètement, on évitera donc de céder ainsi aux dérives d’un simple « sociologisme moral » dont l’œuvre de Durkheim lui-même ne serait pas toujours exempte, Et l’auteur de dresser là encore un tableau expéditif que d’aucuns trouveraient un tant soit peu manichéen, opposant ceux qui respecteraient la règle de Hume qui veut que l’on ne puisse déduire des valeurs des faits et les autres, philosophes, ou non, qui seraient prêts à la nier, à la déclarer impossible ou à la dépasser (Léo Strauss, Hilary Putnam, Jean-Pierre Cometti, Rainer Rochlitz, John Searle), voyant éventuellement dans ce fossé, qui plus est, la porte ouverte à un relativisme délétère, prodrome à son tour d’un nihilisme rampant, confondant alors pour leur compte un problème de posture épistémique avec une abstraction axiologique tendancieuse. Disons-le, certaines naïvetés ne sont peut-être pas toujours du même côté et si le problème de l’opposition entre faits et valeurs a certes du sens, un tel passage en revue aussi clivant a quelque chose soit d’arbitraire, soit à tout le moins de peu éclairant ou convaincant.

Enfin, il s’agit bien, comme science humaine, de dévoiler des fonctionnements qui, chez les sujets concernés, ne sont pas toujours conscients. Un agent évaluateur a des goûts, évalue et juge, il ne sait certes pas toujours au nom de quoi il évalue, ce qui détermine pour lui-même et les autres l’efficace, la légitimité de son évaluation, quand bien même une certitude émotionnelle n’est pas absente en la matière. La valeur n’est pas un ange de clarté, elle peut ne pas être très déterminée, des critères d’explicitation, de délimitation peuvent faire défaut, il n’en reste pas moins qu’elle est parfois déjà forte et assurée en sa simple charge émotionnelle, telle «indignation » ainsi que l’auteur le rappelle. Cet aspect émotionnel, on peut le regretter, est sans doute trop vite abordé dans l’ouvrage : sa position charnière, entre le biologique, et l’acquis, bien au-delà ou plutôt en deçà de l’alternative de la subjectivité et de l’objectivité, son aspect involontaire, nous rappelle le projet inabouti rousseauiste d’une morale sensualiste, et nul doute que l’éthologie, la chimie ou la génétique pourraient nous promettre des découvertes fascinantes sur ce point.

  1. La notion de valeur

Toujours est-il qu’une fois ce programme épistémique précisé, il est tout de même temps d’en venir à la caractérisation donc de ce qu’est une valeur. Va-t-on proposer une essence de la valeur, va-t-on se livrer à une analyse phénoménologique de la valeur ? Ce serait là céder aux sirènes ou aux abstractions de la philosophie, et une sociologue a bien sûr une autre route à suivre. Si Nathalie Heinich peut se référer bien entendu à l’œuvre de Max Scheler (1874-1928) et à celle curieusement assez méconnue au fond de Raymond Polin (1910-2001), elle prétend repérer une « logique typologique » entre le plus et le loin que les agents évaluateurs savent parfaitement construire, depuis la pure opinion jusqu’au jugement de l’expert, en passant par toute une palette d’énoncés plus ou moins subjectifs, argumentés, distanciés, qui renverraient à leur inanité les approches philosophiques censées en rester en la matière au tout ou rien ou à une tradition métaphysique enfermée en matière de valeurs dans une alternative simpliste (p. 106, 377).

Comment la sociologie comme telle peut-elle parler des valeurs, comment peut-elle en faire un objet d’investigation, à défaut d’en saisir l’« essence » ? De ce terme de valeur, Heinich veut repérer trois usages différents. Et de distinguer ainsi la valeur-grandeur, la valeur-objet et la valeur-principe. La valeur-grandeur est une appréciation indexée à ladite grandeur d’un objet quelconque motivant son appréciation positive (importance, mérite, qualité, quantité). Ce qui permet donc sans doute de comparer les choses entre elles et d’organiser ainsi un monde. La valeur-objet, pour son compte, est un objet concret ou abstrait crédité d’une appréciation positive. Entendons sans doute que cet objet est considéré comme n’ayant pas à chercher sa justification en dehors de lui-même, et échappe à une demande d’utilité. Et la valeur-principe désignera ce au nom de quoi on évalue, la valeur au sens propre donc.

Cette distinction est-elle, pour se refuser à toute considération « philosophique » totalement satisfaisante, et éclairante ? On peut se le demander. Peut-être eût-il été aussi pertinent de repérer comment le sujet est travaillé directement par la valeur, voire par son propre processus d’évaluation. Ce qui fait, par exemple, qu’il serait question de valeur relative, lorsque je me trouve face à quelque chose dont l’appréciation vient de son rapport à autre chose, fût-ce à moi-même et à mes projets : la valeur d’un outil, d’un objet de consommation ou d’une marchandise. Il serait en revanche question de valeur intrinsèque lorsque la valeur est ce qui bloque précisément en la conscience une intentionnalité d’instrumentalisation (et engage une attitude de respect). Et par valeur transcendante, serait pointé ce qui dans une conscience serait à même de lui ouvrir les portes du sens dans l’exacte mesure où elle accepte l’exigence qu’elle distille en échange de la justification de son existence. Cela permettrait alors, par une telle typologie, de sortir d’un discours inexorablement tenté par le relativisme où effectivement on ne comprend plus guère les questions structurantes de notre modernité, qu’il s’agisse du désenchantement, de la mélancolie, ou inversement, des embardées du fanatisme, bien loin des aimables discussions où ce qu’il y a de puissance irradiante, salvifique ou ténébreuse dans la valeur est déjà neutralisé par l’entreprise colloquiale ou l’objectivation scientifique.

Quoi qu’il en soit, d’un point de vue descriptif, les trois paramètres de l’acte évaluatif sont bien identifiés : ressources du sujet évaluateur, propriétés des objets, caractéristiques de la situation d’évaluation elle-même. A ce titre, les pages consacrées à la question de l’opinion publique et à la construction du jugement expert ne peuvent que retenir l’attention par la méthode empirique adoptée qui trouve là l’occasion d’attester de toute sa pertinence.

Il est vrai, de fait, que l’opinion, identifiée de droit ici au jugement personnel, est désormais non seulement un droit comme pouvait le revendiquer au début du XVIIème siècle celui que l’on se plaît à présenter comme le premier critique d’art, Etienne La Font de Saint-Yenne, mais une véritable injonction. Chacun doit et a en quelque sorte intérêt à avoir son avis quasiment sur tout, quand bien même il peut y avoir tout de même déséquilibre entre les sexes. C’est que, modalité d’affirmation de soi, l’opinion, spontanée, sollicitée, individuelle, collective, privée, publique, est plus ou moins compatible précisément avec d’autres valeurs, virilité ou féminité, discrétion, courage ou pudeur. Autre asymétrie : l’opinion négative est plus difficile à établir et défendre que l’opinion positive, comme on peut le constater souvent dans le domaine de la critique où le négatif est souvent très vite ravalé au rang de stigmate du « subjectif » dès lors que l’évaluateur n’a pas l’heur de pouvoir imposer son régime de singularité.

Cette déhiscence de l’opinion, les controverses auxquelles elle donne lieu inévitablement, tiennent sans doute, ainsi que l’auteur l’évoque, à la rencontre de causes diverses : un contexte démocratique, égalitaire, qui refuse a priori le principe d’autorité, les technologies modernes et les nouveaux moyens de diffusion, aptes à être le canal et la caisse de résonance de ces vagues incessantes de jugements de tous sur tout, et le sentiment, à défaut de régime de post-vérité, d’un relativisme auréolé de la qualité d’ouverture d’esprit, ou, a minima, de tolérance. Le retrait, le silence, la réserve, deviennent alors des attitudes s’inscrivant dans des éthiques réfléchies, professionnelles, ou singulières ou seront même perçues comme symptômes.

Toujours est-il que l’opinion se voulant efficiente, réclamant reconnaissance, nous voilà entrés dans son champ où, à défaut de vérité, il convient de repérer les conditions de sa réussite.

C’est bien là que la figure de l’expert se dessine à l’horizon de notre modernité, comme celle de l’individu capable de construire un discours sans vérité, dans un domaine jamais démonstratif, mais plus ou moins valable, aussi bien parce que sachant s’inscrire dans ce qui est valorisé - il sait la valeur des choses -, il connaît les valeurs à mobiliser parce que son jugement saura aussi valoriser ce sur quoi il l’exercera, infléchissant, confirmant, nuançant une valorisation première. Un tel domaine, on s’en doute, un tel champ, débordant le champ sans doute bien délimité de la rationalité, de l’objectivité, de la scientificité pures et dures, ne peut laisser aucun honnête homme d’aujourd’hui indifférent et encore moins le commercial, le politique ou l’esthète. Et devant cette figure, Nathalie Heinich, parmi d’autres, se fait fort de repérer les éléments de la montée en « objectivité » de son jugement. Sept éléments sont ainsi repérés (de l’expérience au collégial, en passant par la « réflexivité »), qui permettent au dit, ou supposé, « expert » d’être reconnu comme tel et à son jugement d’être pris « au sérieux », alors même, faut-il le souligner, que nous sommes dans des domaines, où il ne s’agit pas seulement d’enjeux cognitifs ou esthétiques mais bien financiers, spéculatifs, voire radicalement politiques ou bureaucratiques lors donc qu’il s’agit, par exemple, de politiques d’achats de fondations privées ou de musées nationaux. On lira ces pages avec intérêt, en se demandant à chaque fois si bien sûr les vecteurs recensés sont les plus déterminants objectivement, ou bien si nous n’avons là affaire qu’aux didascalies de la dramaturgie de l’expertise à l’œuvre à un moment précis, dans un champ précis, pour un certain public plus ou moins dubitatif, avec les postures et les lexiques adéquats, bref les codes qu’il s’agit de manipuler pour en fait apparaître comme expert, et en prenant acte que le contexte et les individus qui le composent ont plus ou moins intérêt à lui reconnaître cette expertise pour de multiples raisons et céder à cette sorte de « soft power ». On sait ainsi combien les tenants d’une position dominante sont à même d’imposer leur compétence de goût ou de savoir ne serait-ce que parce qu’ils sont plus à même de posséder, manipuler et de faire circuler les biens sur lesquels ils se prononcent. Mais ce serait s’exposer sans doute là une nouvelle fois, de la part de l’auteur, à l’accusation de réductionnisme.

  1. Une grammaire axiologique

Après donc avoir abattu les cartes de son régime épistémique, après avoir fait œuvre de clarification sémantique à propos du terme de valeur, il reste à la sociologue à en venir au cœur de son ambition descriptive et compréhensive : construire une « grammaire axiologique », entendons par là une combinatoire d’éléments divers, qui en s’agençant, permettent aussi bien d’exprimer, de valider un jugement que de modifier les évaluations précédentes déjà là, et que d’attester la valeur même de l’évaluateur, et tout cela en fonction du contexte d’énonciation.

Nathalie Heinich distingue alors six éléments, chacun ayant sa fonction, son coefficient herméneutique spécifique, dans la construction d’une évaluation pertinente, modulée et « réussie » aussi singulier que puisse être par ailleurs ce terme.

Il y a d’abord ce qu’elle appelle la « prise », cette réalité particulière qui ancre tout discours évaluatif dans l’objectivité d’une « saillance perceptive », le concret en quelque sorte sans lequel le jugement ne serait plus qu’un jeu ou une prestation langagière en situation. S’indexant sur ces “prises », viennent alors la « qualité » et le « critère » pour former le deuxième étage de cette grammaire axiologique. L’important en la matière est de ne pas confondre alors critère et valeur. La beauté est une valeur sur laquelle on peut être d’accord, alors que l’on ne sera pas d’accord sur les critères qu’il convient d’associer à celle-ci. On sait, pour évoquer un autre exemple, combien on peut être d’accord sur la valeur de justice en étant assez incapable d’élaborer un consensus sur les critères exacts d’une décision qui pourrait être dite a priori juste.

De la valeur il faut encore distinguer, et cette différenciation est certes aussi précieuse que celle de la valeur et des critères, les “registres de valeurs”. L’art, « royaume » de l’esthétique, peut ainsi se voir détaché de la valeur beauté au profit de la valeur d’authenticité ou de significativité. En la matière, il est, à en croire l’auteur, possible à ce niveau d’élaborer une liste finie des registres de valeurs, entre lesquels devrait se distribuer chaque énoncé axiologique. De l’aesthésique, du sensoriel, au technique, en passant par le civique et le mystique ou l’économique et l’herméneutique, sans vouloir tous les citer ici, il n’y en aurait pas moins de seize. Ce nombre, cela étant, ne se prétend que provisoire. Il s’agit bien d’un recensement, fruit d’une science empirique, qui se contente d’établir des distinctions et de prendre acte d’un état d’avancement des recherches. A charge pour le lecteur de se demander si un aspect pertinent de cette dite liste ne résiderait pas dans la souplesse, le recouvrement et l’entrelacement, ou l’absorption de tel ou tel registre par tel autre. La distinction du fonctionnel et du technique est-elle toujours nécessaire ou pertinente, de même celle du civique et de l’éthique ? Le « pur » est-il autre chose que le mystique, sous un autre nom ou un autre masque sémantique ? Même l’éthique et l’esthétique doivent-ils nécessairement se distinguer, - pensons à l’esth/éthique de Paul Audi -, quand bien même cette distinction est-elle au cœur de la représentation occidentale de l’art ? Toujours est-il que cette table n’a rien à voir avec l’élaboration d’un transcendantal de l’axiologie renvoyant à une catégorisation de nos univers de jugement. Soit. Et sans doute que le plus intéressant, d’un point de vue culturel, résiderait bien dans le fait que chaque moment, que chaque domaine, que chaque contexte déploie en fait une liste particulière de registres, avec sa propre dynamique, ce qui fait d’ailleurs que quelqu’un de relativement étranger à celui-ci (à l’art par exemple) puisse, en y retournant ponctuellement, y appliquer des registres obsolètes ou des rapports inadéquats et de peu de pertinence.

L’auteur de rappeler d’ailleurs, avec à-propos, combien l’art se serait ainsi transporté d’un paradigme dit « classique », régi essentiellement par les registres esthétique, herméneutique et technique, et dans une moindre mesure par le mystique ou l’aesthésique à un paradigme « moderne » (le pur, l’esthétique et le mystique au premier chef), avant de produire le paradigme contemporain privilégiant désormais le ludique, l’herméneutique et l’aesthésique, renonçant selon elle presque totalement, pour ce qu’elle appelle donc « art contemporain » sans que cette étiquette, on le sait, aille vraiment de soi, à l’esthétique.

On aurait pu s’arrêter là dans la constitution de cette grammaire axiologique, mais l’auteur veut, aux cinq opérateurs déjà recensés, ajouter les valeurs dites cardinales ou les « amplificateurs de valeur », ou encore dites « orthogonales » et qui, sans être valorisantes par elles-mêmes, renforceraient ou affaibliraient, selon le régime de qualification, une valeur déjà installée. Originalité, rareté, universalité, pérennité, voilà des valeurs qui resteraient foncièrement indéterminées en elles-mêmes, sans valeur positive ou négative a priori, mais qui précisent une valeur dite positive fonction du contexte. Cela dit, autant il est éclairant de montrer que certaines valeurs peuvent être des agents ambivalents de valorisation d’autres valeurs, autant il n’est pas établi, qu’il y ait là une catégorie spécifique, et la référence à l’art contemporain est ici, pour une fois, peu probante.

Enfin, sixième et dernier élément de ladite grammaire axiologique, il y a ce qui est nommé un « régime de qualification », et avec lequel nous serions dans la plus haute forme de généralité en ce domaine. De fait, il s’agit de repérer un choix ultime de positivité selon lequel seront évalués, les êtres comme les actions. Et ce choix binaire se ramène donc à l’alternative entre la positivation du commun, de ce qui est constitutif d’un monde commun (nombreux, standardisé, conforme, conventionnel) d’une part, et le régime de singularité (typique, rare, etc.) sans que les deux options aient, l’analyste veut le montrer, ni le même statut épistémique ni la même visibilité. On le comprend aisément : la science n’a pas pour objet, pour fonction, de singulariser, de reconnaître le sui generis, elle aurait bien plutôt tendance à ramener l’original au connu, l’exceptionnel à un simple différentiel de l’ordinaire. A ceci près que lorsque la sociologie rencontre l’art, elle butte bien sur un quelque chose qui prend très au sérieux, mais pas toujours, ni nécessairement, il est vrai, le régime de singularité, fût-ce au moins comme idéal, ou comme justification même de l’entreprise artistique. A ce titre, et on ne peut que ratifier l’exemple de l’auteur, l’art brut est bien l’idée même que l’art est ce par quoi l’individu s’extraie, volontairement ou involontairement, et à ses risques et périls, du régime du commun que l’on appelle une culture, aussi éclairant ou « asphyxiante » soit-elle.

Une fois cette grammaire axiologique établie, en quoi est-elle cette boîte à outils que l’on peut attendre pour penser les querelles de valeurs dans le monde contemporain ?

La première chose est bien sûr qu’elle permet d’appréhender plus finement les confits axiologiques, en localisant la nature du clivage. On peut même prendre l’habitude de distinguer rapidement s’il s’agit d’un problème de critères, s’il s’agit en fait, pour un même objet, d’un problème de valeurs voire de conflits entre registres de valeurs.

Au demeurant, il se peut que les institutions elles-mêmes se trouvent saisies par ces conflits, qu’un FRAC, par exemple, ne sache plus trop s’il doit, en position d’achat, privilégier la logique de fonds, la logique de représentativité ou celle de soutien de la production locale.

Autre exemple, la corrida, pour son compte, « objet-frontière » s’il en est, donne lieu à des conflits où ce qui est en cause est bien le registre de valeurs qu’il convient de lui appliquer, avant même de savoir si le spectacle proposé a une valeur esthétique, et indexée à tels ou tels critères.

De même, l’archéologie, on le sait est toujours un champ hésitant, pour des raisons aussi bien institutionnelles que culturelles, entre régimes esthétique, cognitif, et aussi bien fonctionnel et économique. Pensons à la situation où la découverte de vestiges importants provoque l’interruption de la construction d’un parking souterrain en centre-ville.

La deuxième chose est que cet exercice de décantation des éléments constituants des stratégies de valorisation ou des émotions valorisantes permettrait aussi de saisir l’amplitude de notre potentiel d’arrangements avec ces conflits. Au fond, ce qui serait remarquable ne serait pas tant la montée en puissance d’un relativisme ou d’un nihilisme débilitant ou la déhiscence d’une intolérance ou d’une indifférence aux valeurs des autres que cette capacité à tout prendre, à accepter les « querelles » ou à s’accommoder de ces conflits y compris à l’intérieur de nous-même. Là, l’exemple du foie gras nous éclaire, pourrait-on dire, en soulignant combien nous savons jouer sur toute une palette, selon le contexte, de principes de valorisation : de l’éthique à l’aesthésique, voire l’économique ou le technique, lorsqu’il est question de nouveaux procédés de gavage moins douloureux. Les moralistes, à l’ère des médias, qui nous informent en temps réel de la misère du monde, ne manqueront pas d’apprécier.

Conclusion.

En finir, d’un point de vue ontologique, avec un essentialisme des valeurs pour décrire les valeurs comme un jeu, une combinatoire en situation, d’éléments objectifs, de principes abstraits, et d’amplificateurs, décrire, abstraire, analyser, rappeler que la relativité ne signifie pas ipso facto subjectivisme ou nihilisme, prôner une rationalité élargie, ne manque pas, certes, d’être profitable, dans le registre épistémique, surtout à propos de domaines aussi évidents, et finalement si circonscrits, que celui de l’art contemporain. Structure, interaction, construction, les outils conceptuels de la sociologie déployés en ce volume savent montrer là toute leur efficace.

Cela étant, il n’est peut-être pas aussi sûr que l’auteur le voudrait, que cette axiologie, pour éclairante qu’elle soit, permette ni de tout saisir des conflits que l’on peut rencontrer dans telle ou telle sphère, ni surtout d’appréhender exactement ce qu’il en des valeurs pour un sujet. Proposer une telle grammaire ne saurait suffire à comprendre ce qui fait un monde, un univers de sens, ainsi que les forces et les mouvements qui le traversent, sauf à en rester à un certain idéalisme ou post-modernisme qui semble loin des préoccupations de l’auteur. L’art contemporain est un exemple qui se prête certes admirablement à une telle grammaire qui peut, par une description soigneusement mâtinée de compréhension, rester en suspens, quant aux enjeux véritables d’une culture, dont il est davantage un épiphénomène ou un symptôme que la vérité. Nous avons là affaire, à tout prendre, à un petit monde, qui se laisse aisément scanner par les sciences sociales. Mais comprendre les problèmes de réception des œuvres de Jeff Koons ou de Huang Yong Ping est une chose, comprendre tout ce qui se joue de valeurs dans les clivages politiques de notre modernité démocratique, le choc éventuel des civilisations ou celui plus concret des expériences de vie du travail, dans la question aussi du fanatisme en régime médiatique et désenchanté, en est, à beaucoup près, véritablement une autre.

Ce livre, par nombre de ses chapitres ne manquera donc pas d’intéresser l’amateur d’enquêtes ou d’exemples significatifs, et il montre parfaitement tout ce que la sociologie peut faire de mieux en la matière. Et aussi bien ce qu’il en est de ses limites lorsque l’on prétend s’attaquer à un tel vaste et délicat domaine des valeurs. On hésite à le dire : prétendre faire l’économie d’une ontologie, prétendre pouvoir et devoir s’en dispenser, est sans aucun doute une exigence épistémique parfaitement respectable. Mais quant à l’ambition de l’œuvre, quant donc à son objet, il n’est pas sûr que pour lui rendre véritablement hommage, on puisse ne pas prendre le risque de certaines abstractions philosophiques, ou d’une « vulgate véhiculée par la phénoménologie » (sic, p. 104). Cela étant, nous donner envie de relire donc les auteurs déjà cités, Célestin Bouglé, Norbert Élias, Max Scheler, Raymond Polin, n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage qui nous semble donc in fine un peu déséquilibré entre, d’une part, des considérations épistémologiques trop rapides si elles se prétendent autre chose qu’une façon de se situer dans les débats continuels de la profession, et, d’autre part, un objet dont l’ampleur et les difficultés, l’axiologie, notion charnière entre le culturel d’une part, l’intentionnalité, d’autre part, et enfin le biologique ou neurologique, sont quelque peu sous-estimées, de par précisément le prisme de prédilection au travers ou à partir duquel on prétend le maîtriser de façon satisfaisante.

                                                                                                               Bruno Hueber