Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris, NRF, Gallimard, 2017, 282 pages, lu par Bruno Hueber
Par Michel Cardin le 12 janvier 2018, 11:29 - Philosophie politique - Lien permanent
Voici un titre qui, venant après deux autres ouvrages parus chez le même éditeur, Le National-Socialisme et l’antiquité (2008) et La loi du sang : penser et agir en nazi (2014), ne laissera pas, dès lors que l’on songe quelque peu à ses attendus, de devoir inquiéter un lecteur trop accoutumé aux délices de la pensée « positive ». En l’occurrence, si l’on pouvait craindre d’avoir affaire là à la énième publication sur la question nazie, dans laquelle un auteur, sans révélations essentielles, rassemblant des études déjà publiées dans différentes revues, en reprenant quelques vérités établies, dates, chiffres, ou séquences factuelles, caparaçonnées dans des évidences éthiques irréfutables, agrémentées de quelques réflexions édifiantes, trahissant chez celui-ci le sentiment, somme toute, sans doute assez plaisant, d’être un archange de la pensée affrontant la bête immonde, sachant aussi susciter chez le lecteur ce petit frisson qui vous susurre que vous êtes à la fois audacieux et du bon côté, le titre lui-même en effet relève d’un programme d’interprétation du phénomène que l’on ne saurait négliger.
Dit autrement, à l’heure où le terme de « culture » ou du moins ce qui est qualifié comme telle ne semble plus désigner parfois que d’aimables différences inoffensives ou une ouverture de l’esprit à des activités de distinction, où un tel sémantème semble être devenu même un créneau commercial ou une incantation cousue de fil blanc pour hauts fonctionnaires distingués en mal de compétences avérées, à l’heure où il semble n’être que le mot magique pour des politiques cherchant à euphémiser la violence de la réalité des clivages économiques et sociaux difficilement acceptables en régime démocratique, le propos de Johann Chapoutot devrait, certes, contribuer à nous ramener à une certaine prudence dans l’usage de ce vocable.
Si l’auteur emploie le terme de « culture » à propos du nazisme, c’est donc au moins pour trois raisons.
La première est que ce phénomène, comme il le rappelle en citant le Marc Bloch d’Une Etrange Défaite, fut aussi sinon d’abord une « défaite intellectuelle » pour les autres nations. Un ensemble de valeurs, de principes, une vision du monde (Weltangschauung) étayée, renforcée par des pratiques discursives et plastiques, et quand bien même s’agit-il d’un pot-pourri de thèmes qui étaient en soi peu originaux, le nazisme a su effectivement cohérer un ensemble très large d’individus, des couches profondes de la population, voire un peuple entier en faisant de certaines formules et représentations une « réalité » indéniablement porteuse de sens. L’idée même de peuple donc, une idée aussi bien raciale que territoriale (völkisch), l’alliance sacrée du sang et du sol (Blunt und Boden), la référence perpétuelle à la Nature et à la vie, le souci de retrouver une conception holistique de la communauté (Gemeinschaft) à rebours des sociétés modernes atomisées (Gesellschaft), le mélange de références sociologiques, anthropologiques, biologiques (Lebensraum), un certain droit, une certaine esthétique, un usage certain du cinéma depuis, pour exemple, La Habanera de Detlef Sierck en 1937, une certaine vision de la science : nous avons bien là effectivement de quoi parler d’une culture, et revendiquée comme telle, en son particularisme, contre un universalisme abstrait et dissolvant. Le nazisme est tout sauf l’autre de ce que l’on peut entendre, au sens ethnologique, de culture.
La seconde est que l’on aurait donc tort conséquemment de se débarrasser de cette séquence historique en la réduisant à une folie, une monstrueuse pathologie collective qui nous ferait sortir de notre humanité, et qui devrait être laissée à son incompréhensibilité. Non, s’il y a bien culture, c’est que nous restons là dans l’orbe des inventions et possibilités véritables de l’humanité, c’est qu’il s’agit bien là d’une attestation, d’une actualisation des virtualités de ce que peut faire, de ce que peut vouloir être une société. Et l’auteur y insiste, il s’agit bien de comprendre, aussi désagréable qu’elle puisse être, cette intrusion dans l’univers intellectuel de ceux qui précisément ont voulu non seulement annihiler la pertinence de l’idée d’humanité, mais ont installé les procédures, les discours qui permettaient ou accompagnaient la dénégation de la perception d’humains lorsqu’ils s’agissaient de certains individus ou de certains groupes.
La troisième est que Johann Chapoutot refuse tout aussi bien de dissoudre ou de réduire la dite culture nazie dans une approche non plus nosographique, mais dans une herméneutique qui voudrait y percevoir avant tout une entropie de l’individualité, une individualité qui, après sa déhiscence au long des siècles dans notre civilisation, pourrait ainsi se déliter dans les vapeurs de certaines idéologies ou les procédures, processus de soumission et de conformation qui traversent toutes les sociétés modernes. C’est ainsi que son approche du cas de Rudolph Eichmann nous éloigne sensiblement de celle d’Hannah Arendt, du thème de « la banalité du mal » élaboré lors du procès du dignitaire en 1961, pour dessiner la figure d’une autre personnalité qui ne se contente pas de faire, qui n’obtempère pas seulement, mais qui adhère véritablement, qui se reconnaît profondément dans une mission (Aufgabe). Ne déclarait-il pas en 1957, dans ses entretiens qu’il eut durant son exil en Argentine avec Willem Sassen, et qui restent au demeurant, selon l’auteur, sous-exploités : « je mourrai avec joie en emportant avec moi cinq millions d’ennemis du Reich » ?
Car, tant sans doute pour Eichmann ou pour Rudolph Höss et tant d’autres, il y avait bien de leur part une perception lucide de la violence de leur projet, mais, d’une part, justifiée, « nimbée de légitimité », par cette culture nazie, et d’autre part ressentie comme assez homologue non seulement à la menace raciale supposée, mais, plus concrètement et de bonne foi, à celle pratiquée par la suite par les armées alliées, le commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau n’hésitant pas en prison en 1957, à établir pour son compte un parallèle entre le pilote allié qui lâche ses bombes sur les populations civiles en Allemagne et les fours crématoires. Pour Chapoutot, ces hommes se percevaient bien comme les combattants d’une guerre totale, tant par la mobilisation des peuples entiers, les moyens déployés que par les finalités d’extermination définitive de l’ennemi, adhérant à une Weltanschauung eschatologique où il n’y avait aucune pitié à attendre d’un quelconque côté. Tant et si bien qu’Eichmann, selon l’auteur, était bien un convaincu, non pas un fou, ou la figure de l’éternel fonctionnaire frileux et soumis, un fanatique persuadé que les individus sont avant tout une « ressource humaine » (sic, p. 80), une ressource à apprécier tant d’un point de vue qualitatif, de la « performance » (Leistung), dans le savoir, le travail, comme dans le combat ou la reproduction, que quantitatif, tant du point de vue de leur positivité que de leur nocivité pour la race supérieure.
Cela étant, cette véritable adhésion culturelle suffit-elle, comme il l’explicite dans une page forte, à briser l’analogie, qu’élaborent des travaux scientifiques (Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, La Fabrique 2004) ou des œuvres cinématographiques (La question humaine de Nicolas Klotz de 2007), entre industrialisation, rationalisation génocidaire et capitalisme criminel, cela mériterait nombre d’autres éclaircissements ou précisions.
Ni bureaucrates zélés, ni pervers, ni brutes assoiffées de sang dans un monde devenu trop policé : c’est le déroulé des grandes lignes des batteries discursives, une vision de l’histoire, une révolution du droit, un certain rapport même à la philosophie, que les nazis surent déployer pour étayer leur peurs, leurs haines ou leurs frustrations, que l’historien nous invite alors à découvrir.
A. Une certaine vision de l’histoire.
L’histoire pour les nazis est tout sauf porteuse d’un sens qui serait de soi progrès, et ce qui s’impose donc, comme autorité a-historique, immuable et sans appel, c’est bien effectivement cette idée de Nature, définissant la position nazie comme la volonté eschatologique d’achever un retour à celle-ci après des errements séculaires qui ont vu dégénérer une race. Réaliser le Reich de mille ans, c’est enfin revenir à ce qui aurait dû toujours être, selon les lois de la vie, du sang et du sol. La politique doit retrouver la nature (naturgesetzliche Politik), ce qui signifie renouer avec une origine, en finir avec une humiliation de la race qui commence dès les grecs. Car la Grèce est déjà ce qui donne censément crédit à l’idée du peuple (das Volk) indissociable de celle de race : les érudits hellénistes du régime en sont convaincus.
Cela étant, la nouveauté certes n’est pas totalement absente de cette histoire victimaire, celle du bon germain contaminé par le juif, porteur sain de la peste. Car c’est bien l’avénement de la science, de la biologie, de l’écologie, de la médecine qui dévoile enfin la vérité de ce qui pouvait être ressenti, pressenti et exprimé, mais aussi oublié de différentes façons. Ce recours à la science n’est certes pas une idée nouvelle, le scientisme est même une banalité depuis le XIXe siècle, et, en langue française aussi bien (de Clémence Royer à Alexis Carrel, ou Charles Richet, en passant par Marcelin Berthelot ou Vacher de Lapouge). Or, de différentes façons, non seulement il peut ne pas laisser de porter parfois de lourdes interrogations sur la valeur de nos sociétés modernes certes scientifiques, mais aussi industrielles, démocratiques et libérales, mais il propose que l’on prenne acte de ce que la connaissance scientifique dit, prétend pouvoir dire et faire pour remédier aux maux, aux menaces de la société. Il n’en reste pas moins que la fascination nazie pour le prestige intellectuel et pratique de différentes sciences est des plus évidentes. Si l’écologie - les ingénieurs agronomes seront nombreux dans les rangs nazis, dont Richard W. Darré (1895-1953) -, et la géopolitique de F. Ratzel (1844-1904) permettent d’adouber ou de faciliter la réception de l’idée d’espace vital pour un peuple, la métaphorisation organiciste de la société, c’est bien la médecine, qui par la référence à Robert Koch (1843-1910) sert de caution pour établir une analogie méthodologique et lexicale explicite entre la lutte du médecin contre l’épidémie (Seuche), la propagation d’un bacille abominable d’une part, et la lutte contre les juifs (prophylaxie, cure, quarantaine, extermination), d’autre part, censément propagateurs du typhus en Pologne. Autant d’items qui traversent l’abondante littérature nazie - oui, on écrit beaucoup chez les nazis -, manuels, journaux, articles, et dont le Mein Kampf de 1924, rédigé bien sûr par Hitler, n’est au fond que l’expression emblématique d’une même fascination partagée pour certaines images mortifères. Plus concrètement, le zyklon B (acide prussique) appliqué aux juifs est bien le même produit que celui fabriqué pour exterminer les insectes, la vermine et les rats, et fabriqué au demeurant par la même entreprise. Dégerminification, désinfection, asepsie, voilà le vocabulaire de l’extermination d’un peuple dans un manuel de l’Institut d’hygiène de la Waffen-SS. Ce qui depuis la république de Weimar était une inquiétude lourde, et aussi bien aux Etats-Unis devant les vagues d’immigration en provenance de la vieille Europe, et surtout d’Europe centrale, est devenue panique génocidaire.
Si cette histoire trouve ainsi son dévoilement avec la montée en puissance, en efficience et en autorité de la science, elle est aussi scandée par des moments forts, telle la guerre de Trente Ans au XVIIème siècle, et surtout cette infamie du Traité de Versailles de 1919 en ses conditions iniques, annulant de jure la paix de Brest-Litovk (1918), et rendant désormais impossible l’expansion allemande à l’Est, tel le coup fatal porté par un complot immémorial contre le peuple, sa race et son espace vital. Voilà l’antienne de l’histoire victimaire que continue de réciter le nazi : une race nordique malmenée, contaminée, en passe maintenant d’être annihilé par le droit international. L’urgence est désormais là. C’est bien en cela que les nazis, comme le note précisément l’auteur, proclament une « révolution » au sens premier du terme. En déni sarcastique de la Révolution française avec ses idéaux cyniques d’universalisme et d’individualisme, qui détruisent la communauté, en dissimulant à peine leur propre impérialisme, en se débarrassant du christianisme, la « plus grande peste qui pouvait nous frapper au cours de l’histoire »(Himmler), il faut revenir littéralement au commencement des temps, abolir cette histoire en quelque sorte qui n’a été qu’une monstrueuse dégénérescence et humiliation d’une race à même de satisfaire aux lois de la nature hypostasiée.
Ainsi sera l’opération Tannenberg, en Pologne où les Einsatzgruppen tuent plus de 60 000 personnes en six semaines. Ainsi l’opération Barbarossa déclenchée le 22 juin 1941 qui vise à l’anéantissement de Léningrad. (p. 105). Et l’opération T4 (p. 259) entre octobre 1939 et l’automne 1941, se soldera, faut-il le rappeler, par soixante-dix à quatre-vingts mille malades mentaux allemands brûlés ou gazés par la SS.
La « science raciale » peut être une parodie de science, il n’empêche que c’est bien l’autorité de celle-ci, corrélée certes à la sacralité d’une certaine idée de la Nature, qui a donné corps aux fantasmes, aux frayeurs du nazi, et qui a imposé ses compétences véritables dans tel ou tel domaine, mais aussi, de façon plus large, son programme d’approche et de résolution des problèmes, d’objectivation et de rationalité, jusqu’à ses plus extrêmes et radicales conséquences. Reste à savoir si la science d’aujourd’hui est désormais mieux capable de se délimiter, tant d’un point de vue éthique qu’épistémologique, pour ne plus pouvoir se prêter à de telles pratiques ou de telles fantasmatiques indifférentes à l’humain. Au vu de certains enjeux idéologiques, politiques économiques et mêmes hédonistes saillants actuels, il n’est pas absurde d’en douter quelque peu, quand bien même ces dévoiements semblent très loin, par leurs implications, de ceux perpétrés par l’idéologie nazie.
B. Le droit nazi.
C’est bien en matière juridique que la révolution culturelle nazie est la plus explicite, et menée à grand frais là encore de publications, par et pour des officiers SS souvent diplômés des université de droit. Au demeurant l’ouvrage récent d’Olivier Jouanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, (Paris, P.U.F., coll. « Leviathan », 2017) est à ce titre une référence incontournable pour comprendre ce que peut être le droit et ses institutions devenus la chose d’un État ou d’un parti.
En l’occurrence, il s’agira d’en finir avec le droit romain, ou plus exactement, ou plus prudemment, ce qui en serait la forme dégénérée (Ulpien, Papinien, Julien), « judaïsée », porteuse de l’individualisme et donc du matérialisme typiques d’une telle dégénérescence. « Déjudaïser » le droit, voilà en effet l’objet explicite du colloque qui se tient en 1936, sous la présidence de Carl Schmitt (1888-1985) : laisser le droit germain se retrouver loin des métastases « judéo-romaines » ou « romano-byzantines », des instigateurs et instaurateurs du libéralisme bourgeois de la République de Weimar. Germanité contre latinité donc. L’article 19 du programme du NSDAP en 1920 l’affirme explicitement, et d’éminents juristes ne disent rien d’autre (Fritz Schachermeyr ou Ferdinand Fried). Il s’agit d’en finir, tonne Alfred Rosenberg, avec cette idée que le sol pourrait se voir confisqué par un individu, réduit à un titre de propriété au détriment de la communauté, légitimant ainsi contre les princes, les évêques, les docteurs en droit corrompus, la guerre des paysans d’un Thomas Müntzer en 1525. Gemeinnutz geht vor Eigennutz (l’intérêt commun prime sur l’intérêt particulier) sera désormais la formule sacrée. Les droits subjectifs ne sont plus que des droits égoïstes qui n’ont plus lieu d’être dans cet étrange et nouveau monde.
Révolution du droit qui aura son mot à dire donc sur la question de l’avortement, de la contraception, de l’homosexualité, du divorce, de la reconnaissance des enfants nés hors-mariage, de la pertinence même de la monogamie. Richard Darré n’hésite pas à affirmer ainsi que les germains étaient polygames, légitimant la possibilité de la polygynie, tandis que Himmler accuse la dite monogamie d’être une « une œuvre satanique de l’Eglise catholique » et faisant au demeurant de la reconnaissance des enfants nés hors mariage l’expression d’un « amour du prochain concret » (sic).
Qu’il s’agisse des soins ou de leur refus qu’il convient d’apporter aux malades, aux personnes âgées, à certains peuples, il s’agit toujours de pureté, de croissance démographique, de sortir des cauchemars oliganthropiques (p. 177), de survie donc, refusant la grandeur résignée d’un Spengler devant le déclin inévitable des civilisations. Par le droit et une politique biologique, une naturgesetzliche Politik, doit se mettre en place une « martingale » (dixit l’auteur) nataliste qualitative et quantitative qui en finisse avec les saignées qui remontent à la Guerre de Trente ans.
Il faut aussi et de façon principielle en finir avec un universalisme qui, là encore, n’est qu’un signe d’entropie et qui ne profite qu’aux inférieurs, aux dégénérés, qui contaminent les autres hommes, et dissolvent le peuple, et au profit donc de la vérité et réalité du particularisme. On le voit, l’idée d’humanité est bien une idée délétère porteuse des illusions douteuses et sirupeuses de l’égalité, de la fraternité ou de l’empathie. Le droit ne vient ni d’une transcendance, ni du rationalisme jusnaturaliste, ni d’un positivisme étriqué (Carl Schmitt est bien l’adversaire de Hans Kelsen), ni d’une nomophilie ridicule, rationaliste et froide (la pensée anglaise jurisprudentielle est à cet égard plus recevable que bien d’autres) mais du peuple en sa lucidité immémoriale. Il n’y a pas de vérité ou de norme en-dehors du bon sens populaire (gesundes Volksempfinden). Il faut en conclure que chaque nation et chaque race ont leur propre droit, leur Rechtsstil qui exprime la vie, leur vie propre, et les nécessités de leur survie. Selon la formule de Hans Frank, avocat de formation, depuis 1933 « Führer du droit dans la Reich » et futur gouverneur général de la Pologne : « Le droit, c’est ce qui sert le peuple » (Recht ist, was dem Volle nützt).
A ce titre, la sortie de la S.D.N est en 1933 une mesure cohérente à plus d’un titre, ne serait-ce que pour signifier aussi le refus d’une paix infamante, imposée, reconduisant, selon le docteur en droit Fridrich Grimm, la paix de 1648 derrière laquelle il faut voir l’œuvre de Richelieu soucieux de démembrer l’Allemagne. Poincaré, le juriste formaliste, et Clemenceau, incarnation d’une nation sclérosée, voilà les sournois continuateurs de la paix de Westphalie. Ce n’était pas une paix, mais un Diktat, criminalisant un peuple, réduisant son espace vital, niant, au nom d’un pseudo-droit international, la vérité biologique, culturelle et juridique du peuple allemand. C’est le droit même à exister qui en fait est nié à l’Allemagne.
Un droit qui fait donc l’apologie des particularismes, mais qui, on peut le souligner, ne s’interdit pas néanmoins la vision de ce que devrait être le droit international, un droit nouveau mais naturel en fait, celui de 1942, (Völkerrecht) supposant conquête, asservissement, génocide, contraire en tous points au droit international de la SDN (Völkerbundsrecht) qui, au demeurant, n’excluait pas le colonialisme avec ce qu’il peut de fait signifier.
C. Les nazis et la philosophie.
La défiance à l’endroit de ce quelque chose que l’on appelle raison n’est pas une spécificité nazie. Nombre de penseurs contre-révolutionnaires, romantiques, traditionalistes, vitalistes, spiritualistes ou non, on le sait, ont pu interroger de façon critique le sens même de la raison en ses différentes fonctionnalités, fournisseuse de normes, établissant des affirmations universellement recevables, capable d’assurer l’autonomie morale et intellectuelle de l’individu à l’endroit d’une quelconque autorité, communautaire ou transcendante, voire de l’empirie, se donnant le droit et de devoir d’objectiver, comme telle, ce qui n’était jusqu’alors qu’une simple ou parfaite évidence. Et sans, au demeurant, qu’un dit philosophe puisse se permettre honnêtement de repousser immédiatement ces interpellations d’un revers de manche, ou de les ignorer par un amalgame réducteur et paresseux.
Toujours est-il que, si la raison suscite chez les Nazis une attitude de défiance ou de mépris, c’est bien d’abord pour sa prétention philosophique, typique de l’Aufklärung, à être son propre fondement. Le logos ne saurait être que l’expression d’un ethnos et la rationalité n’a jamais d’autre valeur que celle du sang et de la santé qui s’y exprime. Et sa prétention à l’universel est exactement proportionnelle à la faiblesse du sang, à la dissolution du peuple, à la dégénérescence de la race qui la revendique, à la perte de la profondeur et de l’authenticité d’une vie collective.
Et c’est bien pour cela que les nazis ont pu toujours regardé vers les grecs, une certaine hellénité bien sûr, en y cherchant, par-delà la caution de leur germanité, l’apaisement de leur nostalgie d’un monde clos, la cité-Etat, compromis par la corruption dont le stoïcisme est la version emblématique, si l’on excepte certes certaines personnalités (Sénèque ou Marc-Aurèle).
En l’occurrence, voici Platon devenu, curieusement on s ‘en doute pour beaucoup de lecteurs du Parménide ou du Banquet, une référence majeure au panthéon des intellectuels et savants nazis, et qu’il convient d’enseigner jusque dans les lycées. Un certain Platon, certes, on s’en doute, non pas le philosophe en mal d’abstractions creuses, mais celui de la République, du Politique, et des Lois, voire des Lettres, comme le laissent clairement entendre les hellénistes Hans Bogner (1895-1948) et Werner Jaeger (1888-1961), ou Hans Günther (1891-1968) l’anthropologue et raciologue. Un Platon tentant vainement de sauver sa cité, l’Etat, de la contamination par l’esprit des sophistes, représentant avant l’heure de l’individualisme et du cosmopolitisme, prédécesseurs de la Stoa ou de la prose suspecte d’un Cicéron. Platon n’était donc pas le rêveur au sang dégénéré, le métaphysicien désincarné et ratiocineur que révèrent les « Philosophie-Professoren », mais celui qui est de noble ascendance, gréco-nordique, plus proche d’un Solon ou Clisthène que de l’image d’un savant fuyant le réel, un « homme complet, penseur, sportif et guerrier », un Kämpfer et qui se bat, par des mesures courageuses d’eugénisme, pour une conception holiste du politique, épigone d’un Héraclite qui célébrait la guerre, maîtresse de toute choses, de la race d’un Homère, d’un Thucydide ou d’un Xénophon.
Bref, non content d’être pensé comme prédécesseur de Gobineau, Mendel ou Galton selon Hans Günther, la filiation, pour les hellénistes de l’heure, Hans Bogne ou Hans Holtorf, entre ce dernier héros nordique de la Grèce antique et le Führer Hitler, ne fait pas de doute. Platon, ce « maître pour notre époque » (sic Rudoph Hildebrandt) voilà l’exact contraire du sophiste Rousseau et de tous les thuriféraires de l’égalitarisme, tenants par exemple, pour l’heure, de l’école unique, comme le français et radical Herriot. On appréciera ici l’art des raccourcis ou des amalgames.
Le statut de Kant en régime culturel nazi est à tout prendre bien plus aussi ambigu. S’il s’agit bien pour le nazisme de dénoncer toute forme d’universalisme, masque de l’égalitarisme généralisé,(bolchévisme comme christianisme), le philosophe de Königsberg, fait l’objet d’une approche plus différenciés. Et J. Chapoutot de passer en revue le spectre des positions des uns et des autres dignitaires et intellectuels du régime à l’ endroit du penseur aux trois Critiques : de la célébration très sélective de sa philosophie pratique réduite à une formalisme parfaitement vide, représentant d’un Aufklärung allemand à l’opposé à celui des français et d’un Voltaire (Hans Schwaerz), jusqu’à un rejet évident de son rationalisme, de son universalisme et individualisme, en passant par une célébration convenue et prudente d’un membre d’un Panthéon où il est amené à côtoyer un Beethoven, ou Wagner (Alfred Rosenberg), et une instrumentalisation d’opérette, où l’universel devient le général, et, in fine, la communauté elle-même, amenant ainsi (Otto Dietrich) à déclarer que « la loi morale [Sittengesetz]de Kant est la formulation adéquate et classique de l’éthique nationale-socialiste ». Alors que l’auteur rappelle qu’en 1943 l’historien de la philosophie Kurt Huber (1893-1943), inculpé dans le procès de la Rose Blanche, pouvait revendiquer sa résistance au nazisme au nom précisément de Kant et de son impératif catégorique rendu à ses dignités et à ses attendus, bien loin d’une formule qui n’est plus que le slogan de ceux qui veulent en finir avec la question d’un pourquoi, pour accéder à un sentiment de sens ou à une justification de leur soumission, sans plus avoir à penser. « Hier ist kein warum », répliquait un allemand à Primo Levi à son arrivée au camp d’Auschwitz.
Ici d’ailleurs, le philosophe ne manquera pas de s’interroger à la fois sur ce qu’il en est du sens aujourd’hui, de sa revendication presque consumériste, de ses dérives fanatiques, de sa valeur de mantra pour une pensée du bien-être à marche forcée, et aussi bien sur le fait qu’évacuer ou problématiser le « pourquoi » signifierait nécessairement faire fi de ce qu’une conscience exigeante peut néanmoins désigner confusément par ce même terme.
Toujours est-il que l’on voit combien les nazis ont pu être soucieux de faire flèche de tout bois, et de réformer les programmes, combien cette culture, si elle se soucie de philosophie, réduit celle-ci à un utilitarisme, servir un esprit holistique, et à une symptomatologie, l’expression d’un état de la race. La philosophie doit être désormais le privilège de ceux qui sont suffisamment forts pour ne pas céder aux sirènes d’un rationalisme qui se repaît d’abstractions et oublie la vie, à celles aussi d’un universalisme, si souvent fer de lance d’un égalitarisme délétère ou d’un impérialisme anti-germanique, et à celles enfin d’un individualisme, fomenté par l’esprit critique, et qui prive honteusement le collectif de ce qui lui est dû.
Conclusion.
Voici donc un recueil d’études cohérent, rédigées au demeurant avec un sens de la formule indéniable, et qui devrait trouver, pour plusieurs raisons, chez les philosophes professionnels ou non, des lecteurs particulièrement attentifs.
C’est que, sans avoir à revenir sur le terme même de « culture » et le problème précisément d’une évaluation méta-culturelle de la diversité à laquelle il renvoie, dire que le nazisme en est bien une signifie clairement que nous avons affaire là non seulement à une véritable possibilité humaine au point d’ailleurs d’éveiller, aussi tragique que fût sa situation, la curiosité de Primo Levi à son entrée dans un camp, mais aussi à ce que l’on pourrait appeler de la sincérité de la part des acteurs, une sincérité qui n’interdit certes pas une rouerie certaine dans la manipulation des références. Et si le philosophe doit toujours se demander, comme citoyen et être humain, en quoi il n’est pas un sophiste au service de l’autorité du moment, de la violence de fait du pouvoir, de l’air du temps, ou de son propre intérêt ou plaisir de jouer les esprits déliés, bien placé pour savoir qu’une certaine rationalité peut bien effectivement justifier exactement tout ce que l’on veut, il doit toujours être aussi celui qui se défie des univers de sens dans lesquels les individus sont incités à soi-disant s’épanouir ou se réaliser.
La deuxième chose frappante dans ce recueil, effectivement, est la récurrence du terme de « banal » ou « banalité », sous la plume de l’auteur à propos des thèmes ou des valeurs brassées et agitées par le discours nazi. Nationalisme, expansionnisme, racisme, scientisme, particularisme, naturalisme : cartographier le nazisme, c’est inventorier, à tout prendre, des éléments assez ordinaires de son époque, qui l’ont aussi précédé et lui ont survécu. Le terreau était bien là, l’auteur y insiste. Reste alors à comprendre les conditions qui « précipitent », au sens chimique du terme, ces éléments de base pour en faire un programme à la sauvagerie effarante. Cela étant, il n’est pas dit que les termes antithétiques, rationalisme, universalisme, démocratie, empathie, ne soient pas aussi des éléments qui, par le flou de leurs déterminations conceptuelles ou le martèlement rhétorique dont ils font l’objet, ne puissent engendrer ou cautionner des formes culturelles qui s’apparentent à ces « déserts » dont parlait H. Arendt, à défaut de véritables cauchemars éveillés.
Le dernier enseignement est que la séquence nazie fut historiquement assez courte, de quelques dizaines d’années tout au plus. Et si l’on doit donc s’étonner de la facilité, la rapidité, avec laquelle une société, quoi qu’elle prétende, peut modifier très sensiblement ses lignes de bases culturelles, ses évidences psychiques ou morales (on pourrait renvoyer là aux travaux de Harald Welzer), on ne doit pas laisser d’être aussi attentif à repérer ce qui dans nos sociétés modernes civilisées, et qui se veulent démocratiques et humanistes, reproduit, parfois de façon plus émoussée mais plus durable, quelque chose, à l’état natif, de la cruauté que nous savons si bien distinguer et condamner dans cette séquence. Car, s’il est assez difficile de proposer un contenu univoque à la notion de justice, il est au moins possible de s’interroger sur tout ce qui, dans notre modernité, politiquement socialement ou économiquement, médiatiquement aussi, réduit « l’autre » à n’être qu’une « ressource humaine », une menace ou un parasite ou un « échec » au regard de certains standards d’intégration de plus en plus aiguisés et péremptoires.
Bruno Hueber