Jean-François Mattéi, Pythagore et les pythagoriciens, P.U.F. 2017, lu par Julien Barbei

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Jean-François Mattéi, Pythagore et les pythagoriciens, Presses Universitaires de France / Humensis, Que sais-je ?, Paris, 2017, 5ème édition - la 1ère datant de 1993 (127 p.), lu par Julien Barbei.


 Le livre est fidèle à la vocation de la collection qui l’accueille (Que sais-je ?), dont la ligne éditoriale est de recourir aux meilleurs spécialistes sur les sujets les plus divers et offrir ainsi au (grand) public cultivé des synthèses à la fois érudites et abordables. En l’espèce, c’est Jean François Mattéi, spécialiste de philosophie grecque et ancien élève de Pierre Aubenque, qui couche son érudition sur le papier.

 

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 L’ouvrage per se se divise en six parties si l’on excepte les brefs moments introductifs et conclusifs. Il s’agit d’abord de donner une biographie de « Pythagore » lui-même (chapitre 1), pour pouvoir centrer le propos sur « l’école pythagoricienne », ses règles et ses principes (chapitre 2). Il est ensuite question des principaux « penseurs pythagoriciens », dont les noms les plus célèbres sont Hippocrate de Chios, Philolaos de Crotone et Archytas de Tarente (chapitre 3). Les trois derniers chapitres, ceux qui ont le plus vivement aiguisé notre intérêt, ne portent pas sur les personnes ou les institutions mais sur les idées. En l’occurrence, il s’agit des « mathématiques pythagoriciennes », qui tiennent d’ailleurs plus de l’arithmologie ou de l’arithmosophie que de l’arithmétique, le Nombre étant compris comme une réalité moins strictement numérique qu’ontologique (chapitre 4). J.-F. Mattéi aborde ensuite « la musique, de la cosmologie et de la physique pythagoricienne » (chapitre 5), où il est question de tirer les fruits de l’arithmologie précédemment évoquée à même l’empirie, car si le Nombre a réellement une portée ontologique et non simplement numérique ou gnoséologique, il doit pouvoir retrouver et vérifier ses propriétés à même les champs les plus divers. Enfin, ce petit (mais dense) livre se clôt sur « la connaissance, l’âme et la justice pythagoricienne » où les domaines évoqués antérieurement sont noués ensemble à la faveur du sujet de la connaissance, qui connaît par le nombre, mais qui est aussi, en un certain sens, nombre lui-même (chapitre 6).

 

 
1 –

 Pythagore est semblable à Homère, il est un être à la croisée de la fiction et de la réalité, semi-légendaire en somme - ou du moins est-ce l’image qui nous est parvenue de sa vie et ses œuvres. C’est qu’il existe trois Vie de Pythagore (écrites par Diogène Laërce, Porphyre, et Jamblique entre la fin du IIème siècle et le IVème siècle après J.-C.), dont chacune vêt son existence de faits héroïques ou fondateurs plus ou moins véridiques, ce qui était certes une constante des « biographes » antiques, qui souvent enjolivaient à des fins hagiographiques pour mieux faire valoir l’objet de leurs écrits. Né vers 580 avant J.-C. à Samos, mort vers 497, « Pyth-agore », est celui « qui aurait été annoncé par la pythie ». Dès l’origine donc, s’attache au porteur de ce nom un parfum de mystère et de destin. Ses racines ont des galons et montent haut, puisque Pythagore, dont l’une des croyances cardinales était la métempsycose, prétendait non seulement se souvenir de ses vies antérieures (esquivant l’épreuve obligée du Léthé entre chacune des réincarnations), mais encore avoir été le fils du dieu Hermès, selon Héraclide du Pont. On le fait même rencontrer Bouddha, c’est dire à quel point l’homme est mis à la croisée des traditions les plus augustes, et par là se déshumanise pour mieux se diviniser.

 Il est à remarquer, si l’on prête davantage attention à la pensée de l’homme qu’à sa provenance plus ou moins fantasmée, qu’elle nous est bien plus connue par Aristote que par Platon. À l’inverse de ce dernier, qui ne le mentionne nommément qu’une fois dans toute son œuvre (République, X, 600 b), le Stagirite est plus disert, en vertu même de sa méthode propre, qui l’oblige à méditer les logoi de ses prédécesseurs. Rien de Pythagore lui-même ne nous est directement parvenu, pas un seul fragment. Serait-ce que tous les écrits seraient irrémédiablement perdus ? Il est plus probable de considérer que l’intégralité de ses enseignements, obnubilé qu’était le Maître par le secret et la transmission aux seuls initiés, ait été orale, accroissant encore, avec le temps, la gangue d’énigmes autour du « personnage ». 


2 – 

 L’école pythagoricienne, note J.-F. Mattéi, fut « le premier modèle d’une société secrète, et donc fermée sur ses particularités, en même temps que le premier exemple d’une société ouverte sur l’universel par son rôle politique et l’importance accordée à l’universel » (bien avant les stoïciens donc). Secrète, indéniablement, et terriblement compartimentée en l’occurrence. Ses membres étaient appelés les homakooi (soit une espèce de « communauté d’auditeurs », confortant l’idée d’un enseignement exclusivement oral) et se plaçaient volontiers sous le patronage d’Apollon, ce qui les séparait d’emblée d’autre sociétés secrètes, dont l’orphisme et son allégeance à Dionysos. Pour y entrer, il fallait être jugé digne de l’enseignement exotérique, qui consistait en cinq années de silence à l’écoute de la parole du Maître (l’échémythie). Alors seulement pouvait-on accéder à l’enseignement ésotérique et entrer dans les premiers cercles, la « fraternité » se constituant de deux grands ensembles, les Acousmaticiens-auditeurs (ou Pythagoristes), et les Mathématiciens (ou Pythagoriciens), dont les derniers étaient hiérarchiquement supérieurs aux premiers car travaillent seuls à l’élaboration de la connaissance véritable. 

 

3 –

 Il est ici question de passer en revue les (principaux) penseurs de la secte, tout en ayant à l’esprit qu’il n’y a pas homogénéité : on distingue en effet les pythagoriciens anciens, les moyens et les récents (ces derniers étant les plus nombreux). Une vingtaine de noms est donnée, dont on retiendra principalement ceux d’Hippocrate de Chios (fin géomètre et astronome, premier à découvrir la quadrature de la lunule), Philolaos de Crotone (« le » penseur de la secte, qui entre autres choses rejeta le géocentrisme, combattit l’immobilisme de la Terre, et est crédité par Platon d’avoir le premier enseigné que le corps est le tombeau de l’âme – le trop célèbre sôma sêma du Gorgias), et Archytas de Tarente (homme d’Etat, celui qui aurait procuré à Platon les écrits de Philolaos, l’aurait tiré des griffes du tyran de Syracuse, et qui affirma la prééminence de l’art du calcul sur toute sophia, lui seul donnant accès aux formes-essences).


4 –

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 La mathématique pythagoricienne tient « à la souveraineté du nombre », qui est « toutes choses ». C’est donc une thèse ontologiquement constitutive : le réel est nombre. Pourtant, J.-F. Mattéi note qu’il ne faut pas voir là pure rationalité, mais que ce parti-pris était inséparable d’une inspiration mystique et symboliste. D’où que le Nombre, principe et unité en tant que tel, donne lieu à la dyade-dualité, le pair et l’impair, dont chacun des pôles est porteur de potentialités génératrices : du côté de l’impair, la limite et la détermination, du côté du pair, l’illimité et l’indétermination (on retrouverait presque, modulo le cadre théorique et le vocabulaire, deux principes cardinaux de la physique d’Aristote, la forme et la matière…). S’ensuivent de stimulantes considérations sur la Tétrade ou Tétraktys (et le rôle du 1, du 2, du 3 et du 4 comme chiffres du point, de la droite, de la surface et du volume), et son lien au nombre 10, tout aussi crucial, qui s’illustre dans la Décade, symbolisée par ce triangle équilatéral sommant dix points en quatre couches réglées (1+2+3+4). Si tout est nombre, tous les nombres ne se valent pas : certains ont une parenté au Tout qui les rend suréminents. 


5 –

 Le propos sur la musique est technique : il est question du son dont l’essence doit se donner au travers de fractions qui résument l’essence des accords de quinte, de quarte et d’octave. Celui sur la cosmologie revient sur les thèses de Philolaos (déjà soulevées plus haut), et s’articulent avec la physique à travers l’étude des fameux cinq solides dits « de Platon » (Tétraèdre, octaèdre, icosaèdre, cube – hexaèdre pour les puristes -, dodécaèdre) dont chacun représente un élément (dans l’ordre : feu, air, eau, terre) ou mieux, le Monde lui-même (cf : dodécaèdre). Est donc expliqué ici comment se lient nombre, géométrie, physique et cosmologie.


6 –

 Ici est creusée la symbolique réelle des certains nombres remarquables. On apprend que la Tétrade, en l’absence si caractéristique chez les Grecs de la division entre l’être et la connaissance – ce qui est véritablement pensé est toujours l’être lui-même, jamais une simple représentation de l’être – lie depuis ses origines l’ontologique et l’épistémologique (cf : 5), tout est et est pensée par/en elle. Ainsi, la Tétrade doit, au niveau de la totalité qu’elle constitue, être comptée-pour-une : c’est ainsi qu’elle permet l’émergence de la Pentade, nombre véritablement cosmique qui serait le Tout tel qu’en lui-même. Mais il y a également la Triade (le commencement, le milieu, la fin), et la Décade (l’harmonie d’ensemble, résultant de l’addition de chaque élément de la Tétrade) : c’est alors un boulevard qui est ouvert à l’exégèse, pour savoir quel « Chiffre » est véritablement la clef pour le pythagorisme : si la lecture semble faire pencher l’auteur de ce livre pour le 5, il sera laissé au plaisir du futur lecteur de prendre connaissance de ses raisons.

 

BARBEI Julien