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l'Orestie d'Eschyle (1): théâtre et justice

Eschyle : L’Orestie

Cours 1 : Justice et théâtre tragique

 

[Tragédie et démocratie : une tragédie ancrée dans l’actualité politique, juridique et judiciaire]

« La tragédie grecque, avec sa moisson de chefs d’œuvre, dura en tout 80 ans. Par une relation qui ne peut être de hasard, ces 80 ans correspondent exactement au moment de l’épanouissement politique d’Athènes », note Jacqueline de Romilly. De fait, Athènes invente, au Vème siècle avant JC, la démocratie. Eschyle est donc le contemporain du passage de la tyrannie, pouvoir personnel prenant appui sur le peuple, contre le régime oligarchique des aristocrates, à la démocratie, basée sur un composition non clanique et non strictement géographique du corps civique, ainsi que sur un principe isonomique : par la réforme de Clisthène, tous les citoyens (hommes nés d’un père citoyen et âgés de + de 18 ans) sont membres de droits égaux à l’Assemblée (Ecclésia), qui vote les lois, la guerre et la paix, contrôle les magistrats et leur gestion, comme au Conseil des 500 (boulè), l’organe qui assure le gouvernement, et à l’Héliée, organe judiciaire. Or ce nouveau régime démocratique, renforcé par l’élection (vers 501-500) de stratèges (magistrats chargés de commander l’armée), pourvus de pouvoirs civiques grandissants après les guerres médiques,  a pour effet d’ôter, en 462, par la réforme d’Ephialtès (chef du parti des démocrates radicaux, soutenu par Périclès) l’ensemble de ses pouvoirs politiques au tribunal de l’Aréopage, organe suprême du gouvernement aristocratique, constitué de 150 archontes sortis de charge, qui contrôlait les lois et les magistratures  et qui voit ses fonctions ramenées à leur origine judiciaire : le règlement des crimes de sang. Eschyle s’empare donc d’une question d’actualité brûlante quand il dépose en 460, un an après l’assassinat d’Ephialtès, preuve que sa réforme se heurtait à des résistances politiques et morales fortes, le sujet d’une trilogie liée, dont la fiction s’apparente à un mythe, à un récit étiologique, théogonique : le récit, à travers la fondation du tribunal de l’Aréopage, du passage d’un système vindicatif en vigueur dans une société épique, clanique, pré-étatique, de type aristocratique, à une justice citoyenne, médiatisée par un tribunal, et dont la finalité est de préserver, avec le respect et la crainte nécessaires à l’ordre, la concorde et la paix. « Ni anarchie ni despotisme » : la justice démocratique doit écarter, en même temps que la souillure, le spectre, bien réel dans le temps de la représentation, de la discorde.

Car à travers le serment d’alliance entre Athènes et le futur roi d’Argos, rétabli dans ses droits car acquitté, grâce à la voix d’Athéna, qui a fait pencher en sa faveur la balance du jugement des magistrats du tribunal de l’Aréopage, Eschyle, qui a lui-même participé aux victoires terrestre et maritime de Marathon (490) et de Salamine (480), dans les guerres médiques opposant les cités ioniennes, sous domination d’Athènes, à l’envahisseur perse, fait allusion à une autre actualité : la rupture, en 462, de l’alliance d’Athènes, à la tête de la ligue de Délos et dont le prestige, la richesse et la puissance navale sont considérables , avec sa rivale dans le Péloponnèse, Sparte, au profit d’une autre, conclue avec Argos, l’ennemie de cette dernière.

La trilogie est donc ancrée dans une actualité politique, juridique et judiciaire qui fait caisse de résonance et qui exalte la grandeur d’Athènes.

 

[Le tribunal de l’Orestie et le concours dramatique des Grandes Dionysies : une relation de miroir]

« Les grecs ont inventé et approfondi une expérience qui ne cessera jamais de hanter la pensée, c.à.d. la vie profonde des communautés et des individus aussi bien : ces gens-là se pensaient comme des égaux soumis à une rivalité permanente. Dans ce monde-là, l’exercice d’un droit, d’une fonction suppose une confrontation inévitable. Ce point détermine les postures sportives, philosophiques et artistiques » : dans son essai sur la tragédie grecque, la scène et le tribunal, Frédéric Picco rappelle que lors des Grandes Dyonisies, fêtes qui avaient lieu tous les ans en mars, au moment de la réouverture de la navigation dans le port du Pirée, les quatre derniers jours de la semaine de festivités étaient consacrés à un concours dramatique. Trois poètes dramaturges, désignés au moins un an à l’avance par l’archonte éponyme, l’un des principaux magistrats de la cité, s’affrontaient pour obtenir un prix que lui décernait un jury composé de 10 juges, tirés démocratiquement au sort le jour de la 1ère représentation et représentant les 10 tribus d’Athènes. A la fin des Grandes Dyonisies, le résultat est proclamé et le vainqueur partage les honneurs et le prestige avec le « chorège », riche citoyen qui a entretenu financièrement le poète, les acteurs et les répétitions du chœur (le jeune Périclès a été le chorège d’Eschyle quand celui-ci a présenté Les Perses en 472). Si, bien sûr, les critères des juges sont bien + esthétiques que politiques, moraux ou légaux, il faut donc noter la présence d’un jugement qui départage et établit une vérité institutionnelle et officielle. Nous savons ainsi qu’Eschyle a gagné 13 fois le concours des grandes Dionysies. Surtout, lors du procès d’Oreste, que la fiction créée par Eschyle délègue, non aux dieux comme dans certaines versions du mythe, mais à un tribunal formé des meilleurs citoyens choisis par Athéna, ces figurants présents sur scène, dans le théâtre de Dionysos, édifié par les pouvoirs publics sur le flanc sud de l’Acropole, pour accueillir 13 à 17 000 spectateurs, citoyens libres d’Athènes (assister au concours tragique étant considéré comme un devoir civique, Périclès dédommagera les journées de travail perdues par les spectateurs les + pauvres) et étrangers notamment, faisaient face à leurs juges dramatiques, dans une relation de miroir, renforcée par la proximité entre le lieu théâtral et l’un des lieux de la fiction, le temple des déesses semnai, déesses protectrices des lois de la cité d’Athènes.

 

[Espace scénique et espace dramatique : une progression vers le cœur de la justice]

Car autant et + qu’un événement politique dans la vie civique athénienne, les grandes Dionysies, fêtes consacrées à Dionysos, inscrivent la cérémonie tragique, d’origine religieuse, donc extrêmement codifiée, voire ritualisée, dans le cadre d’une célébration sacrée, matérialisée notamment par la présence d’un siège, destiné au prêtre du dieu, dans le 1er rang des gradins de bois où s’asseyait le public (theatron) et d’un autel consacré à Dionysos dans l’aire circulaire où le chœur prend place, (l’orchestra), séparant ainsi nettement l’espace des spectateurs de celui des acteurs, qui évoluent sur une estrade (proskenion), placée devant une baraque en bois, qui sert de décor et peut ouvrir, par un système de plateau tournant, sur un espace intérieur : la skéné. Or, en lien avec la représentation du juste et de l’injuste comme avec l’articulation de la justice divine et de la justice humaine, Eschyle exploite les potentialités de cet espace scénique pour en faire un espace dramatique puissamment signifiant.

D’abord il s’agit, dans la 1ère partie des Choéphores, d’utiliser l’autel de Dionysos pour transformer le tertre, où le corps profané du maître du palais a été relégué, hors de l’espace familial et politique, privé des rites funéraires dus à un héros, le roi des rois, à un époux et à un père, en tombeau, puis en autel consacré par des libations douces, elles-mêmes transformées en imprécations et en libations sanglantes, agrées par un mort, qui revit à travers son fils, si bien que se reconstitue, autour de l’autel consacré au père et par la bouche même d’Electre, qui voit dans son frère un père, une « maison », un « oikos » opposé au palais, symbole d’un pouvoir usurpé par la femme adultère virilisée, la meurtrière de l’époux et du roi des rois, la mère dénaturée, qui a déchu ses enfants de leurs droits et son amant féminisé, Egisthe, qui règne en tyran.

 Tout l’enjeu dramatique de la  2ème pièce de la trilogie sera de permettre à Oreste de rentrer dans l’espace scénique de la skéné pour y accomplir, hors du regard des spectateurs, le double meurtre dont il exhibera les corps et la justice, quand il brandira la preuve matérielle du flagrant délit dont a naguère été victime son père : le voile ensanglanté dans lequel le héros épique a été chassé et sacrifié, comme un gibier. Tout l’enjeu politique de cet acte comme de l’acquittement d’Oreste par le tribunal de l’Aréopage sera de permettre au fils d’Agamemnon de réinvestir l’espace du pouvoir dont il a été injustement banni  et de redresser la maison du roi des rois, ce que symbolise le passage de l’urne, censée renfermer les cendres d’Oreste, à l’arrachement, par le verdict du vote des urnes judiciaire, du coupable innocent à la folie, à la mort et à la damnation promise par les Erinyes, filles de la Nuit, déesses chtoniennes, infernales et dont la monstruosité est incompatible avec l’espace du temple comme du tribunal.

Car dans les deux pièces, on assiste à une dialectique de l’exclusion et de l’inclusion, qui conduit les protagonistes vers le cœur même de l’exercice de la justice. En effet, dans toute la 1ère partie des Choéphores, l’injustice dont sont victimes la dépouille d’Agamemnon, Oreste et Electre est matérialisée par l’exclusion : Oreste est un exilé, privé de ses droits et de ses biens, « jeté dans l’infortune » par sa mère (913), « vendu deux fois » (915) ; Electre est en quelque sorte une exilée de l’intérieur, « dédaignée, avilie, tenue enfermée dans un coin comme un chien malfaisant, [ses] larmes surgissant + vite qu’un sourire, répandant sans fin [ses] sanglots secrets » (446-449), alors qu’elle devrait sortir de l’oikos pour être donnée en mariage. Leurs sorts sont donc comparables, comme l’affirme Oreste en s’adressant à Zeus : « tu peux nous voir, Electre et moi, deux enfants privés de leur père, tous deux également chassés de leur demeure » (252-254). Une bonne partie de l’action des Choéphores, dans sa péripétie, consistera dans la ruse par laquelle, en écho à la ruse qui piégea naguère l’hybris de son père, Oreste se fraiera un chemin dans l’antre du pouvoir pour en détrôner littéralement Egisthe et accomplir la « justice » commandée par l’oracle d’Apollon : la vengeance, sans laquelle il serait lui-même traité en paria et tenu à l’écart des autels, v.291-296. Pourtant le matricide le condamne, par une souillure venue non de la vengeance épique, mais du traitement civique du motif religieux du meurtre, notamment quand il s’agit de parricide, à errer 7 ans, avant que le temps et le rite de purification sanglante ne l’autorisent à pénétrer dans l’enceinte sacrée du temple d’Apollon à Delphes, pour y prier devant l’ombilic, puis à embrasser littéralement l’idole de Pallas sans contaminer la cité d’Athènes qui lui accorde l’hospitalité sacrée. Dans la 1ère partie des Euménides, l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur du sanctuaire figure le conflit entre les Erinyes, qui pourchassent jusque dans le fond du sanctuaire une proie que le fantôme de Clytemnestre leur reproche d’avoir laissé s’échapper, et Apollon, qui les chasse de son sanctuaire, en vertu du serment qu’il a fait à l’instrument de la justice du père et du droit d’asile, devoir sacré de protection du suppliant : « hors d’ici, c’est un ordre, et vite. Quitte le fond du sanctuaire prophétique, de crainte qu’un serpent à l’aile blanche jaillissant de mon arc d’or martelé te fasse cracher de douleur l’écume noire et rendre les caillots sanglants que tu tirais des hommes. Vous n’avez pas même à effleurer ma demeure » (179-185). Pourtant, à Delphes comme à Athènes, où Oreste se rapproche d’une puissance susceptible de lui rendre justice quand il embrasse littéralement l’idole de Pallas, les Erinyes, présentes et actives, l’encerclent (307-397), figurant l’emprise magique que ces allégories du remords ont sur le coupable. Ce n’est donc que lorsque la parole d’Athéna transforme l’espace scénique en tribunal de l’Aréopage, sur la colline d’Arès et par le pouvoir performatif du verbe divin autant que par la puissance de l’imagination du spectateur, autant dire de l’illusion théâtrale, que l’on atteint le véritable cœur de l’exercice de la justice, qui s’oppose à la relance indéfinie du processus vindicatoire par l’acceptation, a priori et par toutes les parties prenantes du procès, du verdict, quel qu’il soit (433, 469, 581). Lorsque la décision tombe, la preuve qu’elle n’est pas réversible est que les Erinyes renoncent à poursuivre Oreste, qui peut regagner librement Argos pour rentrer, cette fois, légitimement dans le palais d’Agamemnon. Mais comme le conflit se déplace et que les Erinyes menacent de se venger sur la cité, en reportant sur elle la souillure d’un crime de lèse-justice, il faut que ces filles de la nuit acceptent d’investir un nouveau temple pour rétablir une justice politique et cosmique, fondée sur un remodelage du partage des pouvoirs, qui intègre les représentantes de l’ancien ordre, infernal, des anciens dieux, dans le nouvel ordre, olympien, de la cité. La co-fondation, dans l’espace-temps de la fiction, et à grand renfort de torches (1005, 1022, 1042) de l’Aréopagetribunal réel humain, dont les séances étaient nocturnes, et du sanctuaire des Euménides, dont le culte était également nocturne, traduit, dans l’espace-temps de la représentation et pour le spectateur qui a assisté à la représentation d’un mythe étiologique, « théogonique » même, le lien indissociable entre la justice des hommes, instituée, et la justice des dieux, garante de la norme de justice. Non loin de la colline d’Arès, où siège l’Aréopage, chargé originellement des crimes de sang, mais dont nous avons vu qu’avant la réforme d’Ephialtès il était un organe politique influent du régime oligarchique et dont Athéna fait le gardien des lois de la cité dans la pièce d’Eschyle, l’ambivalence des « Bienveillantes », demeurées « redoutables » gardiennes de la « crainte et du respect » dans l’exercice de leur fécondation d’une cité prospère et pacifiée, rappelle qu’il n’y a pas d’ordre, de paix, de justice sans violence légale.

 

[Le théâtre d’Eschyle fait voir deux faces très différentes de la justice : l’apparence monstrueuse des Erinyes et le déroulement du procès d’Oreste]

« Les idées qu’exprime le théâtre d’Eschyle se dégagent toutes seules, sous le coup de l’anxiété, à peine claires, brusques comme des révélations. Le + souvent, elles sont rendues vivantes dans leur réalité la + concrète. Eschyle aime montrer. […] Il fait voir les Erinyes ; il fait entendre leurs grognements. Tout cela se voit, s’entend, s’impose immédiatement », remarque Jacqueline de Romilly dans sin introduction à La tragédie grecque. De fait, le théâtre étant imitation d’actions par la parole, le chant, la danse, l’incarnation des personnages dans des corps d’acteurs costumés, hissés sur des cothurnes qui les grandissent et portant des masque très expressifs, il  donne à voir, selon l’étymologie du terme « théâtre », il montre, en l’occurrence deux faces très différentes de la justice : la crainte à travers l’apparence monstrueuse des déesses de la vengeance ; le procès.

 

[Les Erinyes, démons infernaux, allégorie du remords ou nécessité de la crainte ?]

Personnification de la vengeance[1] et, comme son quasi homonyme démon Ara, de la Malédiction (« et toi, Malédiction, puissante Erinye d’un père », Se, 70), les Erinyes, qui se décrivent elles-mêmes comme de « tristes enfants de la Nuit » et qui se définissent comme « les Imprécations » (Eum, 416-417) sont des « démons investisseurs du futur coupable et des démons vengeurs du forfait accompli », qui traquent l’homme avec une âpreté et une violence extrêmes. Décrites à deux reprises, par Oreste qui est seul à les voir à la fin des Choéphores(1047-1062), puis par la Pythie qui doit fuir devant leur aspect repoussant, au début des Euménides (45-59), elles apparaissent à découvert quand leur chœur assoiffé de sang se réveille sous les admonestations du fantôme de Clytemnestre (117-130) ou qu’elle entonne leur hymne, dansant une transe furieuse autour d’Oreste (307-396). Incarnées dans le chœur, elles ont alors une réalité, un corps qu’on voit agir dans l’orchestra et dont l’horreur aurait, selon la légende, précipité les accouchements. Les métaphores qui s’attachent à elles visent toutes à inspirer la terreur et l’épouvante. Ce sont d’abord une meute de chiennes féroces, avides de sang et qui s’abattent sur leur gibier : »d’un pied puissant au + haut, je bondis pour retomber d’un poids + lourd- et fugitifs de chanceler sous le faix pesant du malheur » (Eu, 372-376). Sous le fardeau de leur courroux, la victime, terrassée, succombe. Magiciennes vampires, elles enchaînent leur future victime dans un hymne « lieur » (Eu, 306, dont les formules incantatoires font vaciller la raison : « mais pour notre victime, voici le chant délire, vertige où se perd la raison, voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi » (Eu, 328-333 et 340-345). Aussi solidement entravée par le chant que la bête qu’on s’apprête à égorger l’est par les cordes, ou les rais du sacrificateur, la victime n’est + qu’une proie offerte à la voracité de vampires : « l’odeur du sang humain  me rit » (Eu, 253) ; « c’est toi qui, en revanche, doit fournir à ma soif une rouge offrande puisée dans ses veines. Qu’en toi je trouver à m’abreuver de cet atroce breuvage » (Eu, 264-266) ; «toi, victime engraissée pour mes sacrifices ! Tout vivant sans égorgement à l’autel, tu me fourniras mon festin » (Eu, 304-305). Entre les mains griffues, les lèvres, les crocs de ces Harpyes sans ailes, l’être humain livré aux crocs de ces vampires n’est + qu’une « ombre vidée de sang » (Eu, 302), une momie desséchée vivante, un être « anéanti », écrasé sous l’écueil de la justice : « si puissant qu’il soit, nous l’anéantissons sous sa souillure fraîche » (Eu, 358-359). Le sang de la victime engraisse le corps des Erinyes, dont il devient la substance, si bien que du sang dégoutte de leurs yeux (Ch, 1058 ; Eu, 54) et qu’une haleine sanglante s’exhale de leur bouche (Eu, 137) et qu’elles rendent de lourds caillots de sang tiré des mortels (Eu, 183-184) et changé en venin propagateur d’une « lèpre mortelle à la feuille, mortelle à l’enfant » (Eu, 782-787 et 812-817). Lançant sur le sol leur poison comme on lance des javelots, elles rendent la terre ensemencée stérile (Eum, 800-803). Toutes ces caractéristiques font d’elles des puissances infernales, noires comme les victimes qu’on sacrifie aux dieux d’en bas. Elles sont en rapport avec les serpents : des serpents s’entrelacent autour de leur chevelure et de leur corps, faisant d’elles des Gorgones (Ch, 1049-1050) ; elles lancent du venin (Eu, 782) ; elles habitent « les demeures souterraines » (Eu, 417), « l’antre souterrain » et tourmentent indéfiniment les coupables. Elles viennent donc du monde des morts et engendrent le chaos.

Or ces déesses de la vengeance incarnent bien, sinon la justice, du moins une forme de justice, bien éloignée de l’allégorie de Thémis, les yeux bandés en signe d’impartialité, la balance symbole de l’équité et le glaive symbole de médiété à la main. Certes la justice sauvage qu’elles prônent ne saurait s’accorder avec le monde de sagesse, de mesure et d’harmonie que Zeus Olympien est en train d’organiser. Apollon leur reproche du reste d’appliquer des châtiments barbares indignes de la civilisation grecque et s’il les chasse de son temple, c’est que leur cosmos, les serpents qui s’enroulent autour de leur corps, n’est + à sa place « devant les statues des dieux » et « dans la maison des hommes » (Eu, 55-56), car il n’est associé ni au monde des Olympiens ni au monde des hommes, mais au monde des créatures infernales : phonétiquement proches d’Eris, la déesse de la Querelle, elles sont du côté de la violence et du Chaos. Pourtant Athéna reprend, terme pour terme, leur slogan (« ni anarchie ni despotisme ») et rappelle, in fine, la nécessité que la crainte qu’elles incarnent soutienne le respect des lois, sans quoi il n’y a pas de justice: « parfois la crainte est un bienfait, et pour veiller sur les pensées il faut qu’elle y siège sans cesse. Il est bon que la douleur rende sage. Quel mortel ou quelle cité, si dans la lumière du monde son cœur ne tremblait devant rien, garderait autant de respect pour la justice » (Eu, 516-524). Les Erinyes doivent faire peur et faire mal, car c’est la crainte qui pousse les hommes à appliquer la loi. Ce discours est repris par Athéna elle-même, quand, le chaos vaincu, les Erinyes sont devenues des Euménides : « mon conseil, que les citoyens l’observent et le respectent en veillant à ne pas chasser toute crainte de la cité ; car quel mortel, s’il ne craint rien, restera juste ? » (Eu, 697-699). Ainsi le théâtre prend-il en charge de montrer, physiquement et métaphoriquement, le châtiment qu’encourt le criminel, égaré, harcelé par le remords qui le tourmente. Car si les Euménides sont devenues les Bienveillantes, si bien que les actrices qui les incarnent dans la mise en scène d’Olivier Py nettoient le maquillage charbonneux et sanglant, elles resteront terribles à l’égard de celui qui verse indûment le sang : « ce sont elles qui ont pour lot de présider aux affaires des hommes, et quiconque néglige leur lourd pouvoir ignore d’où sa vie se voit frappée- les fautes du passé le livrent entre leurs mains ; et la mort silencieuse, malgré ses cris d’orgueil, sous les coups de leur haine le réduit à néant » (Eu, 930-936).

 

[Le procès d’Oreste : imitation des realia de l’institution judiciaire ?] Mais dans L’Orestie d’Eschyle, les liens entre Justice et théâtre ne se bornent pas à l’incarnation, dans le chœur des Erinyes, d’une représentation d’une forme 1ère, imparfaite, de la Justice : la vengeance; les règles et les usages fixés par Athéna dans la scène du procès d’Oreste procèdent d’une imitation théâtrale (au moins partielle) des realia de l’institution judiciaire, telle que la connaissaient des spectateurs friands de joutes oratoires[2] : si le fonctionnement de l’Aréopage était peut-être mal connu (car nocturne et composé d’anciens archontes, membres des grandes familles athéniennes), celui de l’Héliée, tribunal populaire qui regroupait 6000 citoyens de + de 30 ans, tirés au sort, et qui siégeait près de l’Agora, le lieu du débat public, était beaucoup + ouvert. Or le déroulement du procès d’Oreste suit, dans ses grandes lignes, plutôt fidèlement les étapes rituelles d’une procédure où, après entrée des juges et échange de serments formels, les deux adversaires plaidaient tour à tour, de une à 3 fois selon les types de procès, en commençant par le plaignant, le demandeur ayant droit de réplique et le défenseur de duplique, avant que les juges ne votent, dans le silence et sans délibération préalable, l’égalité de vote devant profiter, comme dans la pièce, à l’accusé. En effet, après l’enquête judiciaire menée par Athéna à partir de données objectives  et équilibrées (identité  des parties, v.408, interrogation sur les mobiles et les limites de l’acte, v.421, et expression d’un souci d’entendre également les deux parties), le procès, dont les Erinyes tentent vainement d’éluder la médiation en annonçant qu’Oreste ne veut pas prêter serment, ni ne peut en recevoir[3], peut s’ouvrir. L’entrée des juges, « les meilleurs de ses citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère sans violer leur serment au mépris de toute justice » (v.487-489 et 566-573) est suivie d’un 1er incident de séance : les Erinyes essayent de récuser le principal témoin à décharge, Apollon, venu plaider solidairement la cause d’Oreste[4] (v.574-581), et qui invite Athéna à ouvrir le procès avec le savoir-faire qui est le sien. La suite montre la nature juridique de ce savoir-faire : «vous avez   la parole. Les débats sont ouverts » (v.582-584). Le rituel judiciaire se met alors en place : « la partie poursuivante doit parler la  1ère ». Mais le coryphée ne prononce pas un discours suivi : il interroge l’accusé, dont l’aveu établit objectivement les faits (v.585-608) : « je l’ai tuée, je ne le nie pas ». Il n’est donc pas victime d’une fausse dénonciation, les Erinyes ne perdant pas leur temps à poursuivre autre chose que de vrais meurtriers. La lutte entre les parties s’engage, décrite dans le vocabulaire d’une prestation sportive (« je ne suis pas encore à terre », v.590), en comptant les points (« la 1ère des 3 reprises est donc pour nous », v.589).  L’interrogatoire de l’accusation porte sur la modalité du meurtre (« tu dois aussi nous dire comment tu l’as tuée »,v.591) et Oreste, « le tueur de mère », comme l’appelle le coryphée, explique les raisons du meurtre : « elle était deux fois souillée » par l’homicide et par l’adultère (« elle a tué son époux et mon père, v.602 »). A quoi le coryphée, obsédé par la logique du talion, répond : « oui, mais tu vis, tandis qu’elle a payé son meurtre » (v. 603). Oreste lui demandant, logiquement, pourquoi, du vivant de la meurtrière Clytemnestre, il ne l’a pas traquée, le coryphée lui représente que la meurtrière et sa victime n’étaient pas du même sang : c’est la consanguinité entre la mère et le fils qui ferait la gravité du geste matricide (v. 607-608). Oreste s’adresse alors à Apollon pour qu’il témoigne pour lui, v. 609-613 : « maintenant témoigne pour moi- dicte moi, Apollon, si mon meurtre était juste- Car je ne nie pas le fait. Mais paraît-il juste à ta pensée, ou non ? A toi de trancher sur ce sang ». On le voit, le souci de l’évaluation rationnelle est présent. Les protagonistes ne sont + envahis par le thumos dont seules les Erinyes sont encore l’expression. Apollon plaide alors pour la justice du geste d’Oreste (v.614-673), mais lui non + ne prononce pas un discours suivi, puisqu’il est 3 fois interrompu par le coryphée, auquel il répond chaque fois par une tirade. A l’argument d’autorité (le geste d’Oreste est légitimé par l’oracle d’Apollon, interprète de la volonté de Zeus), contré bientôt par le contre-argument d’autorité, anamnèse du parricide (le retournement de Zeus contre son père Cronos), s’ajoute la théorie du patriarcat, en réponse au matriarcat défendu par le coryphée : v. 657-667, Apollon, qui se veut rationnel, développe l’argument médical qu’Oreste n’avait fait qu’ébaucher (l’enfant est entièrement issu du sperme de son père, la mère porteuse ne fournissant qu’un vase pour héberger la substance), et à l’exemple mythologique de Cronos, il oppose celui d’Athéna, née sans mère, toute casquée de la tête de son père Zeus, qui avait avalé Métis, de crainte que l’oracle selon lequel l’enfant détrônerait son père ne se réalisât. Le débat contradictoire étant terminé, sans qu’aucun argument, d’une partie ou de l’autre, soit véritablement déterminant (Eschyle met ici en valeur le caractère inconciliable des positions individuelles), le vote peut avoir lieu et Athéna demande aux juges de voter « selon leur conscience et la justice, puisque l’affaire est débattue ». Pendant ce vote, les deux parties s’invectivent, (v.711-751) et l’on retrouve des arguments déjà avancés : danger pour la cité, quelle que soit la décision, ce que le caractère collectif du tribunal peut éviter, pitié de Zeus pour les suppliants ; confrontation entre jeunes dieux et dieux antiques. Après cette dispute peu constructive, preuve que sans justice, la querelle entre particuliers est sans fin, Athéna proclame sa loi, dans cette séance inaugurale qui vise l’avenir, donc la vie, et  elle se prononce la dernière, pour la filiation paternelle, (vierge sans mère, et non mère elle-même, elle ne peut soutenir Clytemnestre), preuve que sans l’interventionnisme de la déesse, la justice des hommes aurait poursuivi le cycle de la vengeance en livrant l’accusé à la merci de l’accusatrice : il y a malgré tout besoin, pour acquitter un accusé qui ne peut l’être, de l’intervention des dieux, d’une décision arbitraire avant la mise en place d’une justice nouvelle, fondée sur la concorde. Son vote précédant l’édiction d’une loi que les spectateurs connaissent bien (l’égalité des votes sera favorable à l’accusé), Oreste est acquitté par l’égalité des voix : la triade des nouveaux dieux a relevé la maison d’Agamemnon et, absous, Oreste s’éloigne après le verdict (v.752-777). Ainsi le schéma suit de très près le rituel judiciaire, même si nous y chercherions en vain les deux plaidoyers opposés : même la défense d’Oreste, présentée par Apollon, n’en est pas vraiment une, car chaque interruption du Coryphée appelle une réponse qui modifie la marche du discours ; quant à l’interrogatoire d’Oreste par le Coryphée, il ne peut en aucun cas constituer un plaidoyer. Car l’essentiel n’est pas dans le réalisme d’une procédure qui, dans les temps héroïques de l’histoire, n’aurait jamais eu lieu (l’Oreste épique ne vengeait pas son père en tuant sa mère, mais Egisthe, dont le meurtre ne pose aucun problème dans la tragédie, alors même que dans la réalité historique de la cité archaïque ou classique, il aurait entraîné un procès pour crime de sang), pas + qu’il ne se serait tenu pour parricide dans les temps historiques de la représentation, la femme n’étant pas une citoyenne, mais dans la naissance d’un acte juridique moderne, basé sur un formalisme et sur une rationalité qui passent par la médiation de l’institution, là où les symboles du pré-droit –paroles, gestes, libations, postures imprécatoires et serments magiques- agissent en vertu de leur propre dynamisme, magico-religieux. Alors que le serment revendiqué par les Erinyes vaut ordalie et tranche la cause, sans autre forme de débat, donc de procès, le serment juridique, purement formel, introduit l’instance, mais ne tranche plus le procès. Il n’y a donc pas de contradiction entre la récusation de la valeur du serment ordalique (« je dis que par serments l’injustice ne doit pas vaincre », v.432 ; « nul serment ne l’emporte sur Zeus », v.621) et le serment procédural exigé des parties au tribunal de l’Aréopage : on est seulement passé de la magie d’une justice privée, dans laquelle les crimes de sang relèvent de l’honneur du clan, à la solennisation de la forme dans l’enceinte judiciaire, seule apte à juger de crimes de sang, même si l’exécution de la sentence est renvoyée à la famille lésée.

En plaçant au centre de l’action tragique, non tant le meurtre d’Egisthe, vengeance présentée comme aussi peu problématique que dans l’épopée de l’Odyssée (Homère y donne Oreste en exemple à Télémaque), alors même qu’il eût fait l’objet d’un procès pour crime de sang dans la cité classique, que le matricide, aproblématique dans l’univers de l’épopée et qui n’eût pas non + fait l’objet d’un procès dans la cité, mais qu’Eschyle traite comme une souillure, elle bien au centre de l’imaginaire civique, et comme un parricide, lui bien passible d’un procès devant les tribunaux, l’Orestie opère donc une fusion entre l’imaginaire épique, l’imaginaire civique et la procédure judiciaire pour créer une fiction tragique, qui donne à penser l’articulation du droit et de la religion dans le traitement civique d’ l’homicide. La matricide d’Oreste permettrait à la cité d’explorer les effets de son invention, la souillure du sang versé, dans la définition de la citoyenneté.

 

La redéfinition de la faute tragique en culpabilité judiciaire]

[La malédiction des Atrides]

La redéfinition, par le procès, de la faute tragique, souillure hyperbolique du sang qui, appelant le sang, enferme le héros Oreste dans la nécessité de reproduire la malédiction des Atrides, en termes juridiques de culpabilité problématique, conduit l’optimisme de la trilogie liée à ouvrir sur un dépassement du tragique, dans le cadre de la justice civique.

Par son matricide, en effet, Oreste semble d’abord accomplir le destin tragique de sa « race », prise, depuis la faute originelle des Pélopides, dans la reconduite, de génération en génération, d’un cycle de crimes perpétrés entre proches, «entre oiseaux de la même volière » (Eu, 866), et qui, « coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents » (Eu, 269-72) conjuguent la transgression des trois lois naturelles et divines rappelées par les Erinyes : « aux parents l’on doit le respect : honore les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité » (Eu, 544-547). En effet la faute originelle (hamartia) remonte à Tantale : pour braver les dieux de l’Olympe, ce roi de Lydie tue son fils Pélops et le leur sert à manger, en leur demandant s’ils sont capables de reconnaître la viande cuisinée. La justice divine, punitive, châtie Tantale, précipité dans le Tartare où il doit subir éternellement le « supplice de Tantale : souffrir de la faim et de la soif sans pouvoir se servir des mets et des boissons à sa portée. Ramené à la vie, Pélops sera maudit par le cocher Myrtilos, qu’il précipite dans la mer après que celui-ci l’a aidé à détériorer le char de son maître Onomaios, pour le vaincre à la course pour obtenir la main de sa fille. Cette malédiction commence à porter ses fruits à la génération suivante, qui reproduit la faute originelle. En effet, les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste se disputant la royauté de Mycènes, Atrée, qui devient roi, mais haït son frère parce qu’il a réussi à séduire sa femme Aéropé, feint la réconciliation, rappelle Thyeste à Mycènes…, mais lui fait servir, en guise de banquet, la chair de ses propres enfants. Horrifié d’avoir mangé sa propre progéniture, Thyeste s’enfuit et maudit la descendance de son frère, les Atrides. Thyeste, à la suite d’un inceste avec sa fille, voit naître Egisthe, qu’il abandonne et qu’Atrée recueille et élève comme son propre fils, avant de l’envoyer tuer son père biologique, afin d’empêcher toute vengeance de sa part. Mais Thyeste reconnaît Egisthe et se ligue avec lui pour assassiner Atrée. La souillure de ce « crime ancien » hante le palais d’Agamemnon dans la trilogie d’Eschyle : dans Agamemnon, Cassandre, prise de visions, dévoile l’horreur d’un palais souillé par les meurtres passés, « abattoir d’hommes au sol trempé de sang » (Ag, 1090-1107) et, revit le forfait de Thyeste (Ag, 1217-1222) et horrifiée,  évoque l’innommable festin de Thyeste, triple crime envers un frère, des neveux et un hôte. Egisthe rappelle les détails de cet abominable banquet pour justifier le meurtre d’Agamemnon (Ag, 1587-1611) et Clytemnestre prétend avoir tué Agamemnon, possédée par une force qui la dépasse, « l’antique fléau vengeur d’Atrée, de l’hôte au festin monstrueux » (Ag, 1499-1503). Ainsi le meurtre, appelé par une causalité multiple : vengeance, démesure, nécessité, est une souillure, qu’un individu transmet inéluctablement à ses enfants. Après le meurtre de leur père Atrée, Agamemnon, roi d’Argos et époux de Clytemnestre, accepte de prendre la tête de l’expédition grecque partie venger l’enlèvement d’Hélène, épouse de son frère Ménélas, roi de Sparte, par le troyen Pâris. Mais dans le port d’Aulis, où les troupes grecques sont bloquées parce que leur chef Agamemnon a, par son hybris, prétendu avoir mieux tué une biche qu’Artémis, qui se venge en interdisant aux vents de souffler, le devin Calchas apprend à Agamemnon que seul le sacrifice de sa fille Iphigénie pourra apaiser la colère d’Artémis. Celui-ci délibère, hésite, mais il est « poussé par le vent du crime » (Ag, 218-221), et « à tout oser sa pensée se résout enfin », si bien que feignant de célébrer les fiançailles d’Achille et d’Iphigénie, il fait venir sa femme et sa fille à Aulis, et consent à perpétrer cet acte contre-nature, ce sacrifice perverti, où une jeune fille est bâillonnée pour qu’elle ne maudisse pas son père et égorgée sur l’autel de la déesse à la place d’un animal, victime expiatoire habituelle (Ag, 228-248). En perpétrant ce crime contre sa propre fille, en faisant preuve de démesure pendant la guerre de Troie, en commettant l’erreur de ramener Cassandre, son trophée de guerre et une concubine esclave dans le palais conjugal, en cédant enfin à la tentation de l’orgueil quand il consent, après bien des réticences et des hésitations, à fouler la pourpre des dieux, déployée comme un piège par son épouse Clytemnestre, le jour de son retour de la guerre de Troie, Agamemnon se condamne lui-même (Ag, 1412-1420), car Clytemnestre en fait le motif de sa vengeance : en tuant Agamemnon à son tour, elle prétend être l’agent de la Justice, payant meurtre pour meurtre, et elle fait du cadavre de son époux « son chef-d’œuvre de justice » (Ag 1405-1406), invoquant la dikè, la « Justice », la « cause » d’Iphigénie qui réclamait le sang de son père (Ag, 1432). Il n’est pas jusqu’à Egisthe, amant et complice de Clytemnestre qui, nourrissant une haine inextinguible à l’égard d’Atrée, le père d’Agamemnon, ne se vante d’avoir « tramé le meurtre en toute justice » (Ag, 1604), invoquant « le jour justicier » (Ag 1577), se disant « ramené par la Justice » (Ag, 1607) et se réjouissant de voir Agamemnon « pris dans les filets de la Justice » (Ag, 1611). De ce meurtre par l’épouse adultère du roi des rois, du héros de la guerre de Troie et de l’époux, pris au piège de la ruse, d’une persuasion mauvaise, d’un filet de chasseur, et dont le cadavre outragé n’a pas connu les honneurs funèbres, le songe de Clytemnestre, l’oracle d’Apollon, le chœur des porteuses de libation, Electre, Oreste font un chef d’œuvre d’impiété coupable, d’iniquité conjugale, familiale, filiale, ainsi que de désordre affectif, sexuel, moral, politique, religieux, voire cosmique.

 

[L’ambivalence du crime d’Oreste]

Dès lors la nécessité du meurtre change de nature et se complexifie, puisqu’à la nécessité d’ « apaiser la rancune des morts » en lavant la souillure dans le sang se superpose l’absolue nécessité d’obéir aux ordres d’Apollon, qui exige de « rendre meurtre pour meurtre », sous peine d’ostracisme, d’atroces maladies ou de subir les assauts des « Erinyes mûrissant dans le sang d’un père » (Ch, v.269-297). En vengeant son père, le héros épique rentre dans l’héritage de ses droits, rétablit l’ordre et fait œuvre de justice, comme l’indique cette assimilation, par le chœur, de son épée au glaive de Justice forgé par le destin : « Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame, il a conduit le fils jusqu’au palais, pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye » (Ch, 647-652).

Mais en renouvelant la ruse maternelle et en interprétant le serpent du rêve comme sa propre image figurée (Ch, 540-550), le fils matricide accepte aussi la filiation monstrueuse qui fait du fils de « l’affreuse vipère » (Ch, 249) un serpent tout semblable à elle. Cette parenté inquiétante avec la mère, prélude à la réversibilité de la culpabilité et à la contagion de la souillure, s’accompagne, par-delà la prise de conscience de la monstruosité du matricide (« Que faire, Pylade ? Comment puis-je tuer ma mère ? » Ch, 899), d’une prise de conscience que le filet jeté sur ses ennemis, en juste rétribution de leur crime passé (Ch, 980-989), est un piège appelé in fine à se retourner contre lui : «devant lui à présent, je m’approuve et je me lamente, oui, maintenant que je m’adresse au voile qui tua mon père, pleurant sur l’acte et sur sa peine et sur toute ma race- car ma victoire m’a souillé, et qui me l’enviera ». De fait, si l’action engagée dans Les Choéphores ne connaît pas de résolution finale (« je ne sais pas comment cela finira », v.1021), l’ambiguïté tragique trouvant sa traduction visuelle dans l’image d’un Oreste tenant d’une main l’épée souillée du sang de sa mère et de l’autre un rameau de suppliant entouré de bandelettes (1034-1039), c’est qu’il n’est pas sûr que cette souillure puisse être lavée autrement que dans le sang d’un nouveau meurtre : les Erinyes, « Gorgones » aux « cheveux tressés qui grouillent de serpents » (1048-1050), surgissent, le prennent en charge et le harcèlent, exigeant, pour que justice soit faite, qu’il fût livré à leur discrétion et châtié, sans autre forme de procès.

 

[La culpabilité d’Oreste : une souillure]

Car la culpabilité d’Oreste, perçue dans l’univers tragique, comme dans l’imaginaire civique, comme une souillure, ne fait pas de doute : au début de son procès, toutes les parties, à commencer par l’accusé lui-même (« je l’ai tuée, je ne le nie pas », Eu, 588), reconnaissent la pleine et entière culpabilité d’Oreste dans un crime sanglant, dont les Erinyes font une souillure relevant de leur lot dans le partage des pouvoirs entre jeunes et anciens dieux (Eu, 212,605). Déployant la rhétorique hyperbolique de la « souillure horrible du sang » (Eu, 167) versé, qui forme derrière Oreste une « piste » qu’elles suivent, « goutte après goutte » (Eu 247), elles accusent Apollon de laisser souiller son sanctuaire du fait de la seule présence d’Oreste près de l’ombilic (Eu, 168-169, 716) et prétendent que la tache ne peut se détacher d’Oreste que si, puni comme il se doit et vidé de son sang par les Erinyes vampires, il est desséché par le remords, anéanti par la folie et châtié jusque dans les enfers. Pourtant, si Oreste reste, aux yeux mêmes d’Apollon et d’Athéna, porteur d’une souillure qu’atteste son statut de suppliant (232,441,577,718), le héros se considère comme déjà lavé de la souillure : »je ne suis + un suppliant aux mains souillées (237) ; « je n’étais pas un suppliant aux mains souillées’ (445). De fait, il présente deux arguments pour étayer cette thèse : il a sacrifié un porc à Apollon, à Delphes, si bien que le sang que la Pythie voit sur ses mains vient de la bête et non de sa mère (450) ; il a « usé », au cours de ses 7 années d’errance, sa souillure auprès des autres hommes (328-239, 451-452). Conséquence de ces deux remèdes, il peut prendre la parole, ce qui est interdit aux meurtriers non purifiés (448-452) et affirmer hautement qu’il n’est + souillé (453). C’est que sa culpabilité fait débat : à la défense d’Oreste, qui proteste de la légitimité d’un acte de justice immanente (« tu se te seras toi-même tuée ») (Ch,923) ordonné par Zeus, à travers Apollon, qui  assume pleinement sa part de responsabilité dans l’affaire, s’oppose l’implacabilité d’une justice pour qui la sanction doit tomber, quelque soient les circonstances du crime.  Les déesses et Apollon se situant du côté pleinement tragique de la culpabilité, c’est Athéna qui rompt la machine punitive de la tragédie en changeant la définition même de la culpabilité : là où le théâtre laisse la question de la culpabilité en suspens, l’accomplissement du châtiment apparaissant à la fois comme un terrible malheur et une conséquence irrémédiable de l’acte commis, le procès doit déterminer clairement des responsabilités, distinguer officiellement le coupable du non-coupable. Ainsi Athéna affirme hautement qu’il faut choisir et déterminer si Oreste est coupable ou non, dans le but de mettre fin à la  tension tragique. Elle réclame de la clarté (420,442), souligne la nécessité de débats contradictoires (485-489), demande aux juges de « trancher », décide comment départager, preuve qu’il est indispensable d’arriver à une décision qui fasse tomber l’acte et l’accusé du côte de la culpabilité ou de la non-culpabilité. Au terme du procès, Oreste entre dans ses fonctions de roi d’Argos et de héros, preuve que s’il pas été reconnu innocent, il a effectivement été rendu tel par la parole officielle, le verdict. Le procès, et la bonne persuasion qui lui est liée, a rétabli un ordre, bouleversé tant par le chaos semé par l’injustice que par la souillure d’une justice imparfaite, mais si l’égalité des voix « évite la condamnation du matrice vengeur de son père, l’absout légalement », « elle ne l’innocente ni ne le justifie », selon Jean-Pierre Vernant, qui conclut au maintien de l’ambiguïté tragique. La double résolution du conflit tragique, par l’énoncé d’un verdict qui met définitivement fin à la querelle des Atrides, puis par l’adhésion des gardiennes du temple de crainte au nouvel ordre établi par la loi de justice édictée par la déesse protectrice de la cité conduit-elle à un dépassement du tragique, autorisé tant par la structure de la trilogie liée, qui est une spécificité du théâtre d’Eschyle, que par l’optimisme de ce contemporain de la naissance de la démocratie ? S’il y a congruence de la métamorphose des Erinyes, déesses qui soufflent le vent de la colère et de la mort, en Euménides, « Bienfaisantes » (Eu, 868), bienveillantes déesses protectrices de la prospérité agricole, de la fécondité, du mariage, de la richesse, du bonheur, bref de la paix civile et de la transformation de la plainte (thrène du kommos des Choéphores ou péan de mort, imprécation) en cri de joie, du cortège des pleureuses et de  l’hymne des Erinyes en joyeuse procession rappelant les Panathénées, célébrations annuelles en l’honneur d’Athéna, de la nuit hantée de cauchemars à « la lueur des torches éclatantes », la crainte de la coercition demeure, essentielle au respect de la justice : »c’est là sur l’Aréopage] que le respect et la crainte sa sœur garantiront de l’injustice, de jour comme de nuit ». « Elève du malheur », le jeune héros-roi dont la maison est relevée reste, quand il regagne son oikos, un des seuls survivants de la famille des Atrides. Les tortures vampiriques et psychologiques des Erinyes l’ont, autant que sa longue errance, rendu pitoyable aux yeux du spectateur, qui constate que les avis le concernant ne sont pas tranchés. Dès lors, on se demandera dans quelle mesure cette pitié, qui est avec la crainte, le moteur de l’émotion tragique selon Aristote, ne vient pas de ce qu’il souffre de ne pouvoir faire face à ses responsabilités, de ne pouvoir être défini dans sa culpabilité ou sa non-culpabilité : sa fuite, ainsi que l’indécision du tribunal, formes de l’ambiguïté tragique, seraient le châtiment du héros.

 

[Plainte tragique et plainte judiciaire]

Le deuxième impact de l’in-formation du genre et du chant tragique par la thématique du juste et de l’injuste réside dans le traitement de la plainte, au double sens, lyrique et judiciaire, de la lamentation et de la protestation. Sans nier que le théâtre grec, logos autant que mythos, fût conflit, agon, politique et civique, Nicole Loraux fait remarquer, dans La Voix endeuillée, que si « le théâtre de Dionysos n’est pas (ou +) sur l’Agora »,  j’ajouterais si l’on se souvient que l’étymologie supposée du mot « tragédie » désigne le chant du bouc et que la cérémonie tragique repose sur l’alternance de dialogues et de chants du chœur, c’est que la tragédie, antipolitique, constitue un « oratorio » chargé de « dire le deuil ineffable », de donner une voix à l’expression d’une plainte qui ne peut, dans la vie réelle et avec les morts du quotidien, en avoir. Et, de fait, on trouve dans Les Choéphores, un des chants de deuil les  + célèbres de la tragédie grecque, le long kommos, (terme dont l’origine vient du verbe koptô, « frapper », ce qui indique qu’on chante en se frappant la poitrine), chant de douleur auquel participent Oreste, Electre et le Chœur. De manière + générale, on peut assimiler toute la 1ère partie des Choéphores à un thrène, chant de deuil visant à rendre à Agamemnon les rites funéraires dont l’impiété de Clytemnestre l’avait naguère privé. Pourtant il apparaît clairement que le sentiment d’injustice dont souffrent Oreste, Electre et les captives composant le choeur, la haine que nourrissent ces dernières pour celle qui les a envoyées apaiser la colère du mort par des libations douces, l’attente d’un justicier, revenu, sur l’ordre de l’oracle d’Apollon, déposer en vengeur une boucle de ses cheveux sur le tombeau de son père, modifient profondément le sens de la plainte. En effet, si les choéphores forment un chœur qui chante le deuil (25) sur l’ordre de Clytemnestre, c’est d’abord qu’elle a eu un songe que les devins ont interprété comme le signe de la colère du mort sous la terre, de son ressentiment contre ses meurtriers (42), si bien que cette violence de la victime qui se plaint maintient une distance inquiétante entre le palais et le tombeau : Agamemnon n’est pas encore un mort de la famille, il y a comme une vague rumeur de vengeance, ce pourquoi Clytemnestre veut l’adoucir par un don agréable de libations funèbres qui le rapprochera d’elle. Or ce thrène (chant de deuil) commandé  aux porteuses de libations, double musical d’Electre, inquiète ces prisonnières troyennes, qui ont reporté la douleur de leur captivité sur le deuil d’Agamemnon : pleurer un mort rituellement, c’est l’honorer, et cet honneur rendu par l’assassin à la victime risque de compromettre l’espérance de vengeance en calmant sa colère. Croisant alors la très civique rhétorique du sang avec le discours de la libation, elles se demandent si les offrandes ne sont pas empêcher la vengeance en purifiant la souillure du sang (48, 72-74, 66-67) et, exprimant leur confiance dans une vengeance à venir, c.à.d. dans la justice de Zeus (61), elles poussent Electre à transformer la libation, qui reviendrait à reconstituer autour du palais la famille détruite par le meurtre, la fille servant de médiatrice à la réconciliation, certes monstrueuse, mais religieusement efficace (c’est le sens de la 1ère proposition d’Electre, v.89-90), en imprécations, la prière qui accompagne la libation reconstituant autour de l’autel (bômos , lieu de culte d’un héros ancestral, et non + tumbos, tertre, v.106) les philoi(les amis) d’Agamemnon, qui sont aussi les ennemis d’Egisthe (111). Or c’est dans ce contexte qu’Electre, retournant la plainte lyrique en plainte judiciaire, le deuil en exigence de justice, peut demander un vengeur à son père et ordonner au chœur de chanter le «péan de mort » (150-151), oxymore, puisque le « péan » est, contrairement au « thrène », qui constitue un chant de deuil, un chant guerrier appelant à une victoire ou la célébrant. Il y a donc une création musicale spécifique destinée à permettre à l’action de s’accomplir. Aux kokutoi, accents aigus et déchirants du thrène, soutenus par la flûte et correspondant dans le texte aux ototototototoi du chœur (58), succède un chant d’espérance aux accents héroïques annoncés par le cri de joie Iô , v.158. Ce péan d’Agamemnon correspondant au statut ambigu du tertre, tombeau d’un mort et autel d’un héros, l’orchestra est installée pour recevoir le futur vengeur : « le mort est pleuré. Le vengeur apparaît » (327-328). Après la scène de reconnaissance, le kommos de 125 vers (306-584), éprouvant pour le spectateur (la musique aiguë de l’aulos se fait de + en + stridente) fait ensuite et lui aussi se succéder pleurs féminins du deuil et accents virils de la victoire promise. Au cours de cette liturgie de deuil, Oreste, dans un 1er temps, n’est que douleur et s’en remet comme les femmes à la justice de Zeus, ce qui suscite l’indignation du chœur qui attend de lui des accents virils (410-415). La colère des hommes naissant automatiquement à partir d’un niveau de douleur suffisant, le chœur exaspère ses manifestations de deuil jusqu’à faire souffrir physiquement Oreste et le public. Pour susciter chez le garçon la volonté d’agir, il change de musique et emprunte à l’Asie ses accents et ses gestes paroxystiques, v.423-424. Cette violence aggravée dans le deuil et ces accents aigus suscitent enfin la colère d’Oreste, à qui Electre et le chœur rappellent les crimes commis contre la timè, l’honneur d’Agamemnon et de son oikos, v.434-435,444. Le chœur signale le changement d’attitude en concluant son chant de deuil par un hymne annonçant la vengeance et célébrant la victoire (473-474. La musique cesse alors car elle n’est + nécessaire à l’action. Désormais les ordres donnés par Apollon et la mémoire du deuil sont confondus dans le personnage d’Oreste et Electre peut disparaître de la pièce. Que l’on pleure sur un mort ou sur sa propre condition, que l’on se situe dans le deuil ou dans le litige, au fond on réclame justice et la plainte, rageuse, se mue en revendication. Clytemnestre et les Erinyes en fournissent d’autres exemples, la 1ère quand son fantôme harcèle le chœur des Euménides pour qu’elles traquent Oreste (Eu, v. 132-135), les secondes quand elles comptent se faire justice elles-mêmes (Eu, 173-177). Dans tous les cas, le désir est exprimé de voir apaisée une douleur intolérable, de voir réparée une offense, rôle dévolu par ailleurs à la Justice comme institution. Tout le passage de l’hymne des Erinyes à la procession des Panathénées, en passant par la Peitô, la rhétorique de la persuasion douce d’Athéna, seule apte à trancher un cas que le débat contradictoire et le seul vote des hommes ne parviennent pas à départager, résume l’enjeu de la justice : la transmutation de la plainte qui divise en harmonie pacifique, via la rationalité toute relative du logos polémique.

 

[Chaos vaincu : la violence et le chaos]

« Chaos vaincu » : à côté de sa fonction de spectacle, à côté de sa fonction politique (un avertissement adressé aux Athéniens), le mythe de fondation de l’Aréopage aurait une fonction religieuse et symbolique : lancer aux dieux un appel qui refléterait un désir de fixer, d’enraciner profondément la paix et la justice conquises après tant de violences et de désordre. Si le dénouement rétablit l’ordre, (re)fonde un ordre, par l’intercession de la fondation d’un tribunal et la proclamation solennelle d’une loi, fût-ce au prix d’une violence institutionnalisée, c’est que la dernière œuvre d’Eschyle est le miroir d’une époque de progrès, qui est encore ou déjà une époque de tensions et d’incertitudes.

L’injustice prend dans l’Orestie la forme du chaos, exprimé par des images d’ombre, l’hyperbole de la souillure sanglante et le motif du monde renversé. La matrice de la destruction de l’ordre  cosmique, politique, domestique (l’ordre de l’oikos épique) est bien sûr le meurtre entre parents, l’ »Arès domestique » (Eu, 355-356) qui prend, dans l’Orestie, une ampleur monstrueuse quasi métaphysique, à travers le catalogue des monstres féminins comme à travers la malédiction des Atrides : en sacrifiant Iphigénie, Agamemnon ramène le monde du Cosmos, dont Zeus assume la direction sage et ferme, au Chaos des temps primordiaux d’Ouranos cachant ses enfants dans le sein de Gaïa (pour qu’ils de voient pas le jour) ou de Cronos dévorant ses enfants (Ag, 167-172). Clytemnestre, comme les Lemniennes, tue son mari. Après que son oncle, Atrée, eut massacré ses neveux pour les offrir en repas à son frère Thyeste, Oreste tue son oncle et frappe sa mère, matricide qu’Eschyle s’efforce de justifier en en faisant un authentique acte de justice, mais dont il met en évidence l’horreur, l’acte de justice étant aussi le + affreux assassinat. Ces meurtres à l’intérieur des familles constituent une atteinte aux lois qui séparent, ordonnent, établissent des limites : tuer le parent, dévorer un être de son sang, c’est franchir la frontière interdite, bouleverser l’ordre du monde, se faire l’agent du Chaos, provoquer la stérilité et la mort. Car l’horreur du meurtre est démultipliée par les conditions dans lesquelles il est accompli : l’horreur de l’emprisonnement d’Agamemnon dans la robe-filet est suivie d’une abomination pire encore, la mutilation, le maschalisme sur le cadavre d’Agamemnon (Ch, 139-444).

La souillure se manifeste à travers le leitmotiv de l’haima, terme qui désigne à la fois le sang et la race. Eschyle appelle haimata les tissus riches et rouge dont elle jonche le sol depuis la porte centrale du palais jusqu’au char d’Agamemnon (Ag, 920-962), pour tenter sa démesure et le prendre ensuite dans le fleuve de sang une robe-voile-filet appelée aussi heima et qu’Oreste, couvert du sang de sa mère, brandit comme la preuve du fragrant délit justifiant sa vengeance à la fin des Choéphores. En réponse à l’exposition des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre par Clytemnestre au dénouement d’Agamemnon, Oreste exhibe les corps d’Egisthe et de Clytemnestre à la fin des Choéphores et grâce à ce parallélisme, la loi du talion cesse d’être une abstraction pour devenir un tableau offert aux regards des spectateurs. Témoin de tant de crimes, le palais des Atrides, gorgé de sang, a des murs qui suintent le sang, vit sous un orage de sang (Ag, 732-734, 1092, 1309, 1552-1554 ; Ch, 941-843, 1065-1067). Car la comparaison entre le sang et la rosée comme l’engendrement par le sang des Erinyes  d’Agamemnon (Ch, 283-284), puis de Clytemnestre transgressent les frontières intangibles entre les morts et les vivants et prennent un caractère démoniaque : visibles aux yeux seuls d’Oreste, les Erinyes dont les dégouttent de sang sont bien réelles (Ch, 1048). Le sang appelle le sang, le crime enfante le crime, le fils de la femme-serpent devient serpent à son tour, le justicier devient coupable. Le monde est sens dessus dessous.

 

Nous l’avons vu dans le cours d’introduction, les relations familiales naturelles sont perverties. L’amour se change en haine entre les membres d’une même famille : Electre et Oreste haïssent leur mère, Clytemnestre hait son époux Agamemnon et ses propres enfants. Régicide et inversion des dignités sèment la Discorde dans l’oikos, à Argos : alors que la femme-serpent et le couple adultère règnent en « tyrans » (Ch, 573, 972-974), les deux aiglons, enfants du roi légitime, sont exclus, bannis (Ch, 247-254).

Cette inversion politique a deux conséquences terribles. Privée, la 1ère montre à quel point le crime maternel contamine métaphoriquement les enfants, car la mère-vipère rêve de son fils sous les traits d’un serpent (Ch, 527-534), tandis que la « chienne » (Ag, 607,1291) fait de sa fille, traitée comme « un chien malfaisant » (Ch,924), « un loup sanglant » (Ch, 421). Publique, la 2ème remplace le respect par un pouvoir tyrannique, donc injuste, car fondé sur la crainte (Ch, 54-60). Le cycle des meurtres, de la violence, perturbe le bon gouvernement de la cité : à la fin des Choéphores, Oreste doit s’exiler, ce qui laisse Argos dans une situation anormale ; les Erinyes menacent Athènes de fléau dans Les Euménides. + radicalement, « la cruelle et sanglante Discorde » (Ch,474) risque de s’étendre et d’aboutir au meurtre généralisé entre concitoyens : le système vindicatif « fait gronder la discorde », c.à.d. la guerre civile, « ruine qui renverserait la cité » (Eu, 977-983). Le régime du meurtre entraîne le basculement de la cité dans les deux extrêmes que stigmatisent tant les Erinyes qu’Athéna : « ni anarchie ni despotisme- n’approuve ni l’une ni l’autre » (Eu, 526-528 et 696-697).

Le règne de la violence atroce met bas toutes les limites qui assurent l’ordre du monde : le cosmos harmonieux se mue en un affreux chaos. Le couple régicide, d’abord, contrevient à la séparation des sexes, pervertissant l’ordre naturel, pour les Grecs, de subordination : Egisthe, « lion sans force », par opposition au « double lion » Oreste (Ch, 938), est féminisé, « a un cœur de femme » » (Ch,306), si bien que « les + illustres de s mortels, les destructeurs de Troie aux glorieuses pensées » se retrouvent « soumis à ce couple de femmes »(Ch, 302-304). Virilisée, Clytemnestre ne joue la comédie des larmes que pour mieux réclamer « une hache tueuse d’hommes » (Ch,889) pour combattre le meurtrier d’Egisthe.

En outre, les frontières entre le monde des vivants et le monde des morts sont renversées (Ch, 39-41). Quand ils ne suscitent pas des rêves, comme le songe de Clytemnestre, à la fois punition et avertissement des dieux d’en bas, leur fantôme revient hanter le monde des vivants, qu’il soit invisible comme celui d’Agamemnon agissant à travers Oreste (« les morts tuent les vivants ») ou visible, comme celui de Clytemnestre dans Les Euménides. Surtout, la brèche entre les deux mondes se manifeste par la présence des Erinyes, filles de la nuit qui n’ont normalement rien à faire à la lumière du Soleil et dont la présence dans Les Euménides est un signe autant qu’une conséquence du chaos inauguré dans le monde par l’injustice : en foulant la terre des vivants, les Erinyes menacent le monde entier de la souillure des morts, parce que la protection du matricide Oreste par Apollon, « contre la loi des dieux prenant le parti d’un mortel » (Eu, 171) met bas l’ »antique partage » du monde institué par les dieux.

 

Pour que l’ordre soit rétabli et que la justice règne, il ne suffit donc ni que justice privée soit faite à travers le double meurtre d’Egisthe et de Clytemnestre, ni même qu’Oreste soit acquitté par le tribunal de l’Aréopage. Car si juste qu’elle soit au regard d’Apollon qui l’ordonne, la vengeance rétablit bien la répartition du féminin et du masculin (Oreste et Electre, confondus par leurs cheveux et leur empreinte au début des Choéphores, se « sexualisent » à partir du moment où Oreste est prêt à agir), mais non l’ordre public, bouleversé par sa fuite. Surtout le justicier, solidaire de la coupable devenue victime, reste contaminé par le venin du sang et de la monstruosité. Parce que le châtiment des meurtriers d’Agamemnon a pris la forme d’un nouveau crime, le sang continue à appeler le sang et la mort happe le meurtrier. Seule la médiation de la parole dans le cadre de l’institution judiciaire permettra de commencer à rétablir l’ordre politique en rendant justice à Oreste. Pourtant, si le débat concernant les Atrides est clos, la menace que la sortie des Erinyes fait peser sur la cité n’est pas écartée. Seul le 3ème dénouement, victoire de la persuasion douce et de la concorde publique sur l’imprécation et la discorde civique, palliera en l’intégrant l’écueil système vindicatif.

 

 

  



[1] « Le meurtre appelle l’Erinye, pour qu’au nom des 1ères victimes elle fasse au malheur succéder le malheur » ( Ch, 402-404)

[2]  « Le citoyen athénien vit au tribunal : diokein, pheugein, voilà les deux pôles entre lesquels oscille son activité, les deux aspects de cette éternelle compétition dans laquelle il se réalise pleinement. Les juges écoutent avec + que du plaisir, et les vrais amateurs se régalent à suivre ces joutes où la force et la subtilité de l’un n’ont d’égales que celles de l’autre […] Il s’agit bien d’un concours, d’un merveilleux tournoi de savoir-faire rhétorique, concours d’autant + tendu entre les deux antagonistes que l’enjeu se situe pour eux dans la vie réelle ».

[3] Toute procédure devant les tribunaux d’Athènes impliquait, avant l’ouverture du procès proprement dit, que les deux parties en présence prêtent serment : l’accusateur devait jurer que celui qu’il accusait avait commis le crime pour lequel il le faisait comparaître, et l’accusé qu’il en était innocent. Si l’une des parties refusait de prêter serment, l’autre avait gain de cause.

[4] « plaider notre cause, moi qui suis responsable du meurtre de sa mère ».