l'aventure

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Cours d'introduction

 

 

Cours d’introduction

 

[Préambule : 1ère esquisse de problématisation de la notion]

Vertu au sens grec d’excellence dans la conduite (ethos ou habitus qui consiste en une justesse ontologique, intime), valeur impliquant l’idée d’une norme instituante, enfin institution sans laquelle la coexistence humaine serait livrée à l’anomie et au chaos, la justice s’impose à nous tout à la fois comme : 1- une espérance, peut-être toujours déçue ; 2- une exigence, ravivée par un constat d’injustice dénoncée comme un scandale qui appelle jugement ; 3- une nécessité.

Pourtant à la question, essentielle, philosophique par excellence, puisque ontologique, morale, éthique, sociale, juridique et politique : « qu’est-ce que la justice ? », nous ne pouvons répondre par une définition univoque. La 1ère difficulté vient de ce que la réflexion sur la justice naît le + souvent d’un sentiment, incertain et impur, de justice, sentiment suscité par la révolte devant l’expérience la + commune qui soit : l’injustice. Or nous sommes tentés : soit de nier l’existence de la justice, chimère démentie par un principe de réalité régi non par le droit, mais par le fait; soit de corriger mentalement, c.à.d. fictivement une situation d’iniquité en érigeant en principe de justice un schème idéal, mais purement formel, partant conflictuel, et surtout inadéquat à un réel qui le dément. Le principe aristotélicien d’égalité, arithmétique (égalité des parts) ou proportionnelle (égalité des rapports) fournit ainsi un principe régulateur et normatif, qui débouche sur une formule problématique : suum cuique tribuere, « donner à chacun le sien », « attribuer à chacun sa part ». Mais si la justice d’Athéna parvient, au dénouement de la trilogie de l’Orestie d’Eschyle, à rendre un jugement équitable, qui satisfasse in fine toutes les parties et qui rétablisse ou +tôt refonde un ordre bouleversé par la logique du système vindicatif, ce n’est qu’en corrigeant l’injustice engendrée par l’application littérale du principe d’égalité arithmétique : la loi du talion. « Le + grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (Laf 94) : en dénonçant l’aporie de l’exigence démocratique, Pascal montre quant à lui les limites du principe d’égalité stricte: qui doit donner à chacun ce qui est sien ? Qu’est-ce qui est dû à chacun ? Enfin que devient le droit naturel, le sentiment de dignité morale et spirituelle, sans quoi il n’y a peut-être pas de vraie justice, quand la catégorie de la quantité se substitue à la dimension qualitative de la justice des justes et que l’ordre économique écrase tous les autres, comme dans Les Raisins de la colère de Steinbeck ?

 

La polysémie et les critères fondamentaux de la justice donnent donc lieu à une discussion conceptuelle qui les rend litigieux, si bien qu’il n’y a pas une justice, mais des justices, des sphères de justice, des théories de la justice.

Les sphères de justice sont ainsi passibles de discours aussi différents que : 1- le discours juridico-sacré, dont l’ambition est de fonder la justice sur une autorité supérieure, selon une relation verticale nouée entre Dieu ou les dieux, le transcendant, et les hommes, désireux de trouver à l’extérieur de la communauté un fondement à la définition de la justice ainsi qu’à la formulation des lois, divines ; 2-un discours sociopolitique, renvoyant à la dimension « horizontale » de l’exercice de la justice, instrument de régulateur social évitant l’anarchie et le retour à l’état de nature, pour établir des relations sociales apaisées, du moins harmonieuses, fondées sur un principe, sinon d’égalité réelle et/ ou formelle, du moins de prise de conscience, tout à la fois de la vanité et de la nécessité de ne pas être dupe du jeu de dupes sur lequel repose le « bel ordre de la concupiscence » ; 3- un discours juridico-politique, centré sur les rapports entre la justice, le droit et la loi ; 4-enfin un discours pénal, qui rend  compte de la nécessité pour l’Etat d’évoluer de la vengeance à la justice, tout en posant la question de l’évaluation , de la finalité, de l’efficience et de la fonction de la peine.

D’autre part, le contraste saisissant entre l’universalité de la soif de justice, de l’exigence de justice, et de la non moins universelle expérience de l’injustice se double d’un contrastetout aussi saisissant entre l’évidence avec laquelle l’idée de justice apparaît dans l’imaginaire, sous la forme de revendications ou d’allégories, et l’obscurité qui l’entoure dès que l’analyse prétend l’examiner : la justice, qui devrait être une pour se conformer à nos aspirations, c.à.d. à  la norme de justice idéale, absolue, universelle à laquelle nous nous référons, implicitement ou explicitement, quand nous rêvons de justice, se révèle être, dans les théories de la justice comme dans les faits, autrement dit quand nous passons de la justice-valeur à la justice-institution, relative, plurivoque, - donc contestable, contestée et source de conflits : « la justice est sujette à dispute » (Laf 103). L’intérêt du programme, qui réunit par ailleurs des œuvres aussi disparates que 1-une tragédie grecque sur le passage d’un système vindicatif, forme 1ère, mais imparfaite, d’une justice à la fois divine, sociale et politique, mais aussi passionnelle, sanglante, et finalement aporétique, dans la logique épique de l’exercice de la loi du talion à l’intérieur d’une société pré-étatique de type aristocratique, à une autre forme de transcendance, celle d’un tribunal arbitrant un conflit de droits dans le cadre d’une justice institutionnelle dans une cité démocratique; 2- des fragments d’une apologie du christianisme qui repose, en même temps que sur le présupposé théologique d’une justice perdue, rendue par la chute inconnaissable et inatteignable autrement que par la grâce dans l’ordre de la charité, sur une dialectique de la vanité et de la nécessité d’un ordre socio-politique foncièrement injuste, puisque humain, mais néanmoins justifié par la double nécessité de punir et de conserver, par la paix sociale, une humanité capable d’amender le seul ordre que sa grandeur lui permet de concevoir: le « bel ordre de la concupiscence » ; 3- un roman + épique que réaliste et engagé sur l’injustice dont est victime le peuple (américain) pendant la Grande dépression, à travers l’exode des métayers du Middwest, expropriés, expulsés, acculés à une anti-conquête de l’Ouest par la ruine consécutive au Dust Bowl et à l’industrialisation d’une agriculture financiarisée, qui ne découvrent, dans l’Eden californien, qu’ostracisme, abus de pouvoir, salaires de misère pour de rares emplois saisonniers, répression violente des moindres velléités d’installation ou de mobilisation, et finalement famine décimant les plus faibles, jusqu’à ce que la colère n’incite à la rébellion, par la lutte syndicale d’obédience révolutionnaire notamment, ou que l’utopie ne redonne, avec la dignité, le sens de l’organisation sociale et le sentiment d’appartenir à la grande famille humaine, le courage et l’envie de défendre la vie… l’intérêt du programme donc, est de montrer, à travers l’orchestration de la polyphonie, combien les points de vue sur la justice sont multiples, les systèmes de justice parfois contradictoires, les ordres qui les sous-tendent hétérogènes. Chez Eschyle, la forme théâtrale implique +sieurs niveaux de discours (chœur, coryphée, dieux), qui figurent l’affrontement des points de vue et s’érigent, « droit contre droit », en un véritable tribunal, qui ne juge pas seulement le coupable, mais aussi un système de fausse justice tout entier, révélant l’existence de +sieurs ordres de justice : vengeance, « mal pour mal », clémence, punition, dissuasion, justice commutative, etc. Dans Les Raisins de la colère, l’alternance entre une trame de récit personnel et les chapitres intercalaires impersonnels nous transporte d’un milieu à l’autre pour écouter les discours sur la justice et sur les lois. L’originalité et la complexité de la dialectique pascalienne résident enfin dans l’exploration de tous les degrés d’adhésion possible à un discours donné. Cette révélation qu’il existe une échelle de la croyance dans un discours le conduit à représenter ces différentes positions dans Les Pensées : d’après le fragment « gradation » (Laf 90), il y a celui qui croit au discours qu’on lui tient sur la justice instituée (le peuple), celui qui, démystifiant les apparences, a des velléités de révolte (le demi-habile), celui qui possède « la pensée de derrière » sans avoir la lumière supérieure qui lui permettrait de saisir la raison de la raison des effets (« l’habile »), le fanatique qui croit pouvoir mépriser la vanité du monde parce qu’il a cette lumière supérieure (« le dévot ») et enfin celui qui opère la synthèse de toutes ces vérités partielles parce qu’il pénètre les desseins de Dieu (« le parfait chrétien »). La dialectique qui sous-tend cette hiérarchisation des points de vue signale que le conflit de droits, voire le conflit de justices que révèle la polyphonie des œuvres rend compte de la complexité des enjeux, sans verser dans le relativisme absolu. Si la polyphonie sert, dans les trois œuvres, une entreprise de démystification des discours mensongers : discrédit jeté sur les ravages de la vengeance dans les Euménides ; dénonciation de l’idéologie capitaliste dont les « Okies » sont victimes et les forces de l’ordre complices dans Les Raisins de la colère, c’est qu’en posant un cadre pour incriminer l’injustice, elle fait émerger un point de vue « juste », au double sens de « justesse » et de « justice »: le tribunal de l’Aréopage et le discours d’Athéna dans Les Euménides ; la voix démocratique et locale, seule légitime pour régler la justice au sein de la communauté dans le camp de Weedpatch ; le vrai chrétien, seul apte à entrevoir le point de vue holistique de la seule vraie source de la justice, Dieu pour Pascal.

Car si le juste apparaît comme « le paradigme de ce dont on peut délibérer »[1],  de sorte qu’il faille prendre acte de l’impossibilité de répondre de façon univoque à la question : « qu’est-ce que la justice ? », nous ne pouvons ni accepter l’inacceptable, ni faire l’économie d’une réflexion sur l’articulation entre l’idée de justice, fondement du vivre ensemble, et les institutions juridiques, judiciaires et politiques pour penser et agir de la manière la + juste possible, au niveau individuel et surtout au niveau collectif. Nous pourrions faire nôtre la devise d’Alain : « la justice n’existe point, la justice appartient à l’ordre des choses qu’il faut faire parce qu’elles ne sont point. La justice sera si on la fait. Voilà le problème humain » (Propos du 2-12-1912)

 

 

I- « Un monde en proie à l’injustice »

« Justice contre l’injustice » (Ch) ; « s’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice » (Héraclite). En effet, l’injustice, 1ère, prend la forme immédiate du sentiment. Elle relève d’un rapport intuitif à l’imperfection du monde qui nous entoure. Nous n’avons alors pas nécessairement besoin de posséder une définition claire de la justice pour constater son absence. Si la pensée s’échine depuis des millénaires à définir le juste, tout homme perçoit immédiatement l’absence de ce qu’il estime lui être dû : « pourquoi me tuez-vous », s’interroge, incrédule, la victime pascalienne d’un ordre non conforme à la loi naturelle inscrite dans l’un des dix commandements (« tu ne tueras point), tandis que l’inculture scolaire des Okies n’obère pas leur lucidité sur l’absence totale de justice dans le sort qui leur est réservé. La justice se donne d’abord dans le sentiment de son absence : « j’errais et je vis toutes les injustices commises sous le soleil et je vis les larmes des victimes de l’injustice et ils sont venus sans consolation, et du côté de l’injustice il y avait la force, et ils sont sans consolation. Alors je louais les morts qui étaient déjà morts, + que les vivants qui étaient encore en vie ; et + heureux que les deux autres celui qui n’a pas encore été, et qui n’a pas vu l’iniquité qui se commet sous le soleil » (Ecclésiaste, IV, 1-3). L’évidence de la justice apparaît donc le + souvent sous sa forme négative : ce qui est ne devrait pas être, si bien que l’injustice apparaît comme la forme la + moderne et la + douloureuse du mal, « inadéquation entre l’être et le devoir-être » selon Hegel (Encyclopédie).  L’injustice, criante, fait scandale, est scandale, pierre d’achoppement qui se dresse sur le chemin sans qu’il soit possible d’en contester la réalité. Car l’injustice fait partie de la condition humaine, qu’on voie dans le mal dont souffrent les hommes le sceau d’un destin inscrit sous le signe de la fatalité, de la malédiction ou du châtiment divins, qu’on impute à la violence de la nature, voire à la vie elle-même et par essence l’origine d’une destruction par-delà le juste et l’injuste, ou qu’on voie dans la nature même de l’homme la racine de l’injustice sociale et politique.

 

1- Steinbeck et la question de l’origine naturelle ou humaine de l’injustice

La question de l’injustice de la nature peut paraître absurde au 1er abord : la nature ne saurait rationnellement être perçue comme malveillante ou «méchante ». C’est d’ailleurs le sentiment d’un des métayers du roman de Steinbeck, qui oppose l’injustice des hommes à un ordre naturel : « y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu » (58) ; « on n’cherche pas c’que ça veut dire quand le tonnerre vous tue une vache ou quand il y a une inondation. Tout ça, c’est comme ça doit être » (79). Tonnerre et tremblements de terre en un 1er sens ne sont donc pas « injustes », puisque la nature, par ailleurs dépourvue d’intentionnalité claire, ne semble rien « devoir » aux hommes ; mais ces derniers n’en ont pas pour autant mérité les souffrances infligées par la nature, qui est donc (peut-être involontairement) à l’origine d’un sentiment apparemment légitime d’injustice. Le roman oscille ainsi entre une appréhension amorale de la nature (qui ne saurait alors être dite « injuste ») et un sentiment profond (et, à leurs yeux, justifié) d’injustice ressenti par les hommes. Ainsi l’animation de la nature personnifiée suggère-t-elle, dans les 1ères pages du roman, une rouerie de la nature, qui génère un sentiment d’injustice : « l’expression de perplexité stupéfaite » cède la place à la colère (« les visages des hommes devinrent durs, colères et résolus », p.10), 1ère « colère » dirigée non contre les hommes, mais contre les cieux, la chaleur, le vent, la poussière. Ce sentiment n’a rien d’absurde si l’on songe au lien unissant l’agriculteur à la terre dans la pensée de Steinbeck, pensée proche de celle d’Emerson, pour qui le lien symbiotique dans lequel l’homme a l’impression de servir la nature est porteur d’une espérance d’harmonie. La désillusion, le ressentiment des hommes face à l’indifférence de la nature les fait interpréter cette dernière comme une injustifiable hostilité. La lutte vaine des hommes contre le déchaînement de la nature, au chapitre XXX, prouve à la fois que les hommes refusent de se soumettre à cette forme d’injustice (ils combattent symboliquement la déchaînement des éléments en construisant une digue contre l’inondation) et qu’ils prennent cependant conscience de leur impuissance (la digue cède) face à cette Nature qu’ils souhaiteraient voir aimante (alma mater, terre nourricière) ou reconnaissante (à l’égard des travaux effectués par les hommes pour la faire vivre et l’enrichir), mais découvrent indifférente et aveugle. Steinbeck tend à montrer que l’aveuglement de la nature, son aspect amoral, non téléologique, est en soi, pour ces hommes, une injustice profonde. Le silence de la nature est alors proprement scandaleux et désespérant, puisque dangereux et menaçant, à l’instar du cochon « entré chez les Jacob et qui avait mangé le bébé » (61). Nature et animaux, pour n’être pas « méchants » au sens moral, n’en sont pas moins souvent destructeurs ou violents. La question est donc moins en définitive de savoir si la nature est ou non injuste, ce qui dépasse l’entendement humain, que de constater que les hommes ne retirent pas de leur dévotion à la nature ce qu’ils estiment mériter. C’est ainsi que se forge et s’éprouve le sentiment d’injustice, réel et incontestable, beaucoup + essentiel que l’hypothétique et douteuse connaissance d’une éventuelle justice naturelle.

En choisissant comme catastrophes naturelles deux deux topoï bibliques, la sécheresse et le Déluge, et en les présentant explicitement comme des « fléaux », Steinbeck ne peut que suggérer une forme de punition apocalyptique: le « Dust bowl » et le déluge, signes d’un acharnement de la nature contre les hommes, seraient aussi les signes avant- coureurs d’une apocalypse (qui châtie-t-elle ? quelle fin de l’Histoire annonce-t-elle ?), le prélude à la refondation d’une humanité plus juste. Dans l’incipit, le nuage de poussière, qui s’insinue partout, recouvre le maïs, transforme le paysage, méconnaissable, rend la terre stérile et symbolise la mort, par l’évocation d’un paysage de fin de monde obéissant à la rhétorique du monde à l’envers : le jour n’est + le jour, l’aube et le crépuscule se confondent, le soleil, « rouge comme du sang caillé », est un  astre de mort, lourd de menace. Cette référence à l’Apocalypse semble faire des plaies de la Nature une juste vengeance, envoyée d’en haut pour punir les hommes de leurs fautes.

Ce signe avant-coureur d’un malheur + grand, l’expropriation et l’expulsion qui transforment les anciens pionniers, les fermiers ruinés en nomades sur les routes de l’exode, en quête d’une terre promise aux pionniers d’une conquête déceptive de l’Ouest, reçoit dans le chapitre intercalaire V une explication rationnelle : le phénomène naturel qu’est la transformation des terres du Middwest en poussière est la conséquence logique d’une surexploitation. La minutie presque scientifique de la description et le dialogue entre les métayers ruinés et les représentants des banques, qui saisissent l’opportunité pour remembrer les terres et industrialiser l’agriculture financiarisée et qui puisent hypocritement, dans l’aveu des métayers, argument pour justifier cyniquement expropriation et expulsion, pointent les causes humaines de l’assèchement des terres, de la ruine consécutive des métayers et du rachat de leurs terres par les banques anonymes : la loi du profit. Les hommes ont maltraité et ignoré les lois de la Nature, auxquelles ils ont préféré l’obéissance à la loi du profit. Ils sont donc les seuls responsables du dérèglement de la nature, qui cause leur perte. Le dérèglement cosmique n’est donc que le reflet et la conséquence de l’injustice des hommes : punition divine, justice immanente ou conséquence logique, le déchaînement de la nature renvoie à l’injustice des hommes. Il n’y aurait d’injustice qu’humaine.

 

2- L’injustice, « reine du monde » des hommes (1)

Les rapports des hommes entre eux paraissent en effet, dans les trois œuvres au programme, dominés par des sentiments de haine, d’égoïsme et de rivalité qui anéantissent toute possibilité de justice : dans les sociétés humaines telles qu’elles sont décrites dans ces textes, l’injustice semble bien être « la reine du monde ».

 

a) Eschyle : le chaos comme forme de l’injuste

 Les Choéphores d’Eschyle présentent ainsi la situation la + injuste qui soit : celle où, après l’outrage faite au cadavre de l’époux et du roi des rois, assassiné le jour de son retour triomphal de la guerre de Troie, « l’oikos », la « maison » d’Agamemnon est sens dessus dessous, sur un plan à la fois familial, politique et cosmique. Si le leitmotiv du « crime ancien » inscrit le matricide dont Oreste se rend coupable dans le prolongement d’une longue suite de crimes familiaux qui créent l’impression d’une malédiction et font peser sur lui « l’épreuve de la race » sur laquelle il pleure, le passé enfermant le justicier, de victime devenu coupable, dans le cercle vicieux d’une vengeance sans fin, son meurtre n’en vise pas moins à restaurer un ordre bouleversé par une famille serpent.

Comme le rappelle Oreste au moment de tuer sa mère, les relations supposées naturellement et inconditionnellement justes au sein d’une famille sont perverties et transformées en haine féroce : « je connais la haine de ceux qui devraient m’aimer » (234), cette formule qui renvoie, par l’emploi du verbe « devoir », au manquement à la + élémentaire, à la + spontanée des justices, explique que la haine de Clytemnestre pour l’époux qui a sacrifié sa fille et ramené de Troie une rivale, ainsi que pour ses enfants, entraîne la haine d’Electre et d’Oreste pour leur mère. Le droit est passé du côté de la détestation de la mère, qui est pour Oreste « une mère qu’[il] a droit de détester » (241), tandis qu’Electre, orpheline, doit trouver auprès de son frère un père de substitution. Privés de ce qui leur revient, Oreste et Electre sont, l’un exilé et dépossédé des biens et de la royauté qui auraient dû lui revenir, l’autre privée de mari, comme retenue prisonnière à l’intérieur du palais, et réduite à la condition d’esclave : Clytemnestre a ainsi spolié ses enfants pour jouir injustement, avec son amant Egisthe, des biens paternels : « celle qui nous a enfantés nous a vendus en échange d’un homme » (132-133).

Mais l’ordre est également bouleversé sur le plan politique : non seulement l’héritier légitime est écarté, mais le couple adultère règne, après le régicide impie, en tyrans (573, 972-974). Le respect s’efface devant un pouvoir fondé sur la crainte et « le sort de [s]es concitoyens » est l’un des motifs qui poussent Oreste à agir (502). Le cycle des violences, des meurtres, perturbe le bon gouvernement de la cité : Oreste doit s’exiler à la fin des Choéphores, souillé par le sang de sa mère, si bien que la situation d’Argos reste anormale. Dans Les Euménides, les Erinyes menacent les Athéniens de tous les maux si Athéna bafoue leurs droits. Plus radicalement, « la cruelle et sanglante Discorde » (« eris », Ch, 474) risque de s’étendre et d’aboutir, par le jeu des devoirs contrariés, au meurtre généralisé entre concitoyens. Celui-ci fait « gronder la discorde » (stasis), c.à.d. la guerre civile, ruine qui renverserait la Cité (Eum, 977-983). En résumé, le régime du meurtre entraîne le basculement de la cité dans ces deux extrêmes que stigmatisent les Erynies et Athéna : « ni anarchie ni despotisme » (Eum, 526-528, 698-690).

 

b) Les Raisins de la colère ou l’injustice socio-politique, parce que socio-économique.

Dans Les Raisins de la colère, l’injustice économique engendrée par la loi du profit et le culte capitaliste de l’argent, se double d’une injustice socio-politique, qui prend la forme d’un ostracisme, déni d’égalité, de démocratie et d’humanité. Le lecteur est invité à épouser la cause des migrants («les nôtres »), victimes de l’injustice économique d’un système décrit comme fondé sur l’exploitation, l’escroquerie, et le profit. Le rachat des terres agricoles par les banques (V, 47), l’excès de main d’œuvre immigrée, d’origine étrangère ou américaine (XIX, 326 ; XXI, 397), la mécanisation de l’agriculture (XXV, 489) créent une surproduction associée à une baisse des salaires, qui ne s’accompagne pas d’une baisse des prix (398), les gros propriétaires récupérant les maigres salaires versés aux ouvriers agricoles saisonniers sous forme de denrées achetées au prix fort dans les épiceries de leurs ranchs érigés en camps retranchés. Cette escroquerie à grande échelle est relayée par de + petites malversations : les migrants sont victimes de ceux qui profitent de leur situation pour vendre des guimbardes à prix fort (89) et pour leur acheter leurs biens pour une poignée de dollars (137) : « ils avaient affronté un système qu’ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus » (197). Les banques et les compagnies sont représentées de manière allégorique comme des montres sans âme, qui exigent toujours + de terres pour prospérer.

L’expropriation des métayers est ainsi décrite, non comme le résultat de pressions exercées par un homme sur d’autres hommes, mais comme le fait d’une puissance supérieure, impossible à identifier (51). Cette inhumanité des banques est le fondement d’un ordre injuste en ce que les responsables sont invisibles et laissent les victimes impuissantes : « tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait » (47). Cette dilution des responsabilités, déclinée sous la forme de l’allégorie du tracteur monstre, fait que tous ceux qui, à des degrés divers, sont complices du système, se présentent comme de simples rouages, les maillons d’une chaîne à laquelle ils sont liés sans l’avoir forgée : le conducteur de tracteur, pris à partie par les métayers qui en appellent à la solidarité de classe, réplique en alléguant la nécessité de nourrir sa famille (55) ; les jeunes gens qui tentent de perturber le bal du camp de Weedpatch (485) le font dans l’espoir d’être payés par la police ; le gérant de l’épicerie de la ferme Hooper, à qui Ma reproche de vendre les denrées à des tarifs prohibitifs (528) réplique par le même argument. Même ceux tentent de résister, comme le fermier, qui embauche à des tarifs décents les Joad au début de leur séjour à Weedpatch, se disent coincés par un engrenage qui les contraint à baisser les salaires (413) ; les travailleurs saisonniers sont contraints par la faim d’accepter des salaires qui ne leur permettent même plus de rassasier leur famille. Le capitalisme financier et industriel apparaît comme une mécanique opposée à l’équilibre organique, au rapport à la terre qui est au cœur de l’éthique des migrants. Or cette loi du profit, qui est devenue la seule justice qui vaille, aucun droit, fût-il de survie, ne pouvant + lui être opposé, aboutit à un scandale : le bénéfice tiré d’une orange a + de prix que la vie d’un enfant affamé (329) et les exploitants préfèrent brûler, noyer, arroser d’essence fruits, céréales, légumes invendus pour éviter que les affamés ne viennent les prendre (492).

A cette injustice économique vient s’ajouter une injustice politique profonde : l’égalité disparaît dans ce monde clivé, et avec elle la dignité associée à la personne. Ostracisés, les migrants sont traités comme des indésirables dans leur propre pays. L’humiliation dont ils sont victimes est incarnée par le qualificatif dépréciatif « Okies », appliqué aux migrants du Dust Bowl par les Californiens : loin de signifier simplement une provenance géographique, ce qualificatif renferme tout le mépris, le racisme, dont font preuve les Californiens, qui leur dénie toute humanité, p.287. Considérés comme des étrangers, des moins-que-rien, les Okies sont ballottés de lieu en lieu, au gré des violences économiques et politiques. Leurs camps de fortune sont régulièrement brûlés par des shérifs ou des vigiles (510) ; leurs enfants sont insultés, leurs hommes emprisonnés au moindre prétexte, quand ils ne sont pas simplement abattus (347) et rabaissés au rang d’animaux, comme si la situation était voulue par eux et non imposée par la société : 331. Ce monde renversé, dans lequel la haine a remplacé l’égalité et la solidarité, dans lequel les institutions (la police notamment) contribuent à renforcer les inégalités plutôt qu’à les combattre, apparaît comme une fatalité. La division en deux camps semble indépassable et les migrants sont enfermés dans une spirale de l’injustice qui ne leur laisse pas d’autre choix que de devenir ce que les autres veulent qu’ils soient, des « chiens couchants » (392) qui renoncent à leur dignité et acceptent l’injustice comme une fatalité, ou à se révolter pour rêver et concevoir une autre forme de société.

 

3- L’injustice « reine du monde » des hommes (2) : l’explication théologique de Pascal

« C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire » (L 617) : pour Pascal, l’injustice fait partie de la condition humaine et a un fondement théologique.  Dieu a créé le 1er homme « juste, sain, fort. Sans aucune concupiscence. Avec le libre arbitre… Désirant sa béatitude » (EG, III). Mais « pour avoir dit que la justice est partie de la terre », autrement dit pour avoir provoqué de leur propre initiative la destruction de l’ordre divin les hommes ont « connu le péché originel » (L 804), c.à.d. qu’ils ont pris conscience de la chute ontologique, par quoi leur nature, corrompue, ne produit pas seulement des conduites et des pensées injustes, mais est elle-même injuste. Nous vivons donc désormais en injustes sur une terre injuste, rendue injuste par nous-mêmes.

 

a) Une société formée de mois injustes

« Incapable de connaître le vrai et le bien » (Laf 28), ainsi que la justice véritable, qui n’appartient qu’à Dieu, l’homme a substitué à l’amour fini de soi, dans et à travers l’amour infini pour l’Être infini, l’amour-propre: «la nature de l’amour propre est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi » (L 44, LG 41).

 

-> Amour propre de vanité

Or ce narcissisme nous rend incapables de justice, puisque obnibulés par l’intérêt, « merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux ». Désirant que son moi devienne tout, mais ne pouvant faire que la créature finie devienne infinie, l’homme cherche désormais à se convaincre de l’infinité de son moi grâce au reflet qu’il en voit dans le regard des autres. Son désir d’estime nourrit un amour propre de vanité qui s’avère doublement injuste : d’abord parce que l’individu prétend à une reconnaissance qui ne lui revient pas, puisque créature finie et imparfaite, il veut passer pour infini et parfait ; ensuite parce que cet orgueil engendre, avec l’expression d’un  désir de domination et d’instrumentalisation egocentrée de l’autre, haine et rivalité : cf LG 509/B 455/ L 597. La concupiscence fait de chaque moi « l’ennemi et le tyran de tous les autres ».

 

-> Amour propre de commodité

A cet amour propre de vanité, source d’une vie sociale mensongère et injustement réglée, chacun s’occupant non de l’intérêt d’autrui, ni de l’intérêt général, mais de son intérêt, de sa gloire, y compris dans les actions les + vertueuses, s’ajoute l’amour propre de commodité, par quoi l’homme, qui se souvient d’avoir aimé en Dieu un objet extérieur à lui-même, amasse biens et richesses pour combler le vide laissé au fond de son coeur par la trace de l’amour de Dieu en lui cf B 425/ L 148/ LG 138. Cette 2ème source de concurrence et de rivalité ne peut qu’engendrer la méchanceté, la violence et l’usurpation cf B 454/ L 74/ LG 70 ; B 295/ L 64/ LG 60.

 

b) La généalogie de l’injustice sociale et politique

-> La cité terrestre est donc, elle aussi, née dans l’injustice.

Saint Augustin, source de la pensée de Pascal, concluait déjà de l’exégèse du meurtre d’Abel, « le 1er juste », par Caïn, bâtisseur de la 1ère ville, Enoch : » le fondateur de la cité terrestre fut un fratricide ». Dans la genèse que le fragment L 828 retrace de la cité, Pascal tisse un lien entre l’origine pécheresse de la Cité et le péché originel de ses membres. La guerre est au principe, la force décide et répartit la domination et la sujétion, parce que les hommes veulent dominer, parce que la concupiscence fondamentale est la passion de dominer. Entre les libidines désirantes, la force tranche tout : « la force règle toute ; »il n’y a point aujourd’hui de puissance légitime dont le commencement n’ait été injuste » (Silhon) ; « se peut-il rien trouver de + injuste que leurs commencements ? » (Jansénius ).

 

           -> Or la société roule sur les mêmes principes qui ont précédé sa naissance: parce que l’homme est esclave de la délectation, il est esclave de l’homme et la guerre primitive continue par d’autres moyens. La cité est le lieu où la « libido dominandi » règle la satisfaction de la libido sentiendi et de la libido cognoscendi, de sorte que « la force règle tout », même si le pouvoir lui prête les apparences du droit par la puissance trompeuse de l’imagination, qui « dispose de tout » (L 44/ LG 41). Le monde de la cité est un « hôpital de fous » (L 555), dans lequel la puissance royale n’est jamais mieux fondée que sur la « folie du peuple » (L 26) qui, confondant « grandeurs d’établissement » et « grandeurs naturelles », regarde « comme un autre homme le grand seigneur environné de son superbe sérail de 40 000 janissaires » (L 44). Ceux qu’on doit respecter ne sont pas forcément respectables : le grand n’est tel que par le redoublement de la contingence, celle de sa naissance, aristocratique, ajoutée à celle de toute naissance : « non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasard » (1er DCG) ; la querelle du meilleur gouvernement est absurde, puisque le + stable, la monarchie, est en même temps « le + ridicule et le + injuste » : « quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à mort, c’est un homme seul qui en est juge, et encore, intéressé » (L 59) ; « on ne choisit pas pour gouverner son vaisseau le voyageur qui est de la meilleure famille » (L 30), mais pour assumer « la + grande et importante chose du monde » (L 26) on  s’en remet littéralement au 1er venu. Dans la cité humaine règne la folle alliance du hasard et de la vanité.

 

 [Propos d’étape]

L’injustice serait donc sinon une donnée naturelle (l’amoralité de la Nature, dont les lois relèvent de la nécessité, rend caduque la distinction du juste et de l’injuste dans l’ordre naturel), du moins une donnée inscrite dans la nature et dans la condition, historique et an-historique, de l’homme, que l’on définisse avec Pascal cette condition comme relevant de la (double) nature, pervertie (Pascal) et pécheresse de l’homme, pris, dans L’Orestie d’Eschyle, dans une chaîne de crimes qui fait de lui un être à la fois juste et injuste ou que l’injustice dont il est objectivement victime soit le fruit d’une situation historique (Steinbeck), familiale (Oreste et Clytemnestre), sociale (Steinbeck) ou politique (Eschyle et Steinbeck), injuste car chaotique (Eschyle) ou régie par des rapports de force (Steinbeck), de domination à peine dissimulés (Pascal). Soit le « droit du plus fort », le struggle for life, prévaut, celui qui bénéficie de l’injustice niant que son acte fût juste ou injuste en soi, car il possède, avec le pouvoir économique (Steinbeck), le pouvoir politique de faire que la loi assure et défende ses intérêts (Steinbeck) et sa soif de concupiscence (Pascal). Soit il transforme le fait en droit (Pascal) et fait donc régner son droit. Obéir aux lois (une définition possible de la justice comme légalité) revient alors à desservir son intérêt pour servir l’intérêt du plus fort (« incommodez-vous ! ») : « l’injustice [serait] + profitable que la justice » (Platon, La Rép, I, 344 a). Pire encore les hommes, licencieux dès lors qu’un sentiment d’impunité leur donne licence de servir leur intérêt et de satisfaire leur appétit avec cynisme et violence (mythe de l’anneau de Gygès au livre II de La République de Platon), n’obéiraient aux lois que par crainte du châtiment (cf les conclusions de ce que les Erynies interprètent comme un laxisme coupable de la part d’Athéna, dans Les Euménides). La vertu de justice ne serait qu’un effet du regard des autres, une hypocrisie sociale : la morale de l’honnête homme masque, mais n’arrache pas « le vilain fond de l’homme », reproche Pascal à Miton, défenseur de la pacification des relations sociales par le commerce « policé ». On est dès lors tenté de nier l’existence de la justice, soit que l’on prétende que la justice n’est pas de ce monde, soit que l’on affirme, avec les sophistes, les sceptiques et Nietzsche, qu’elle n’a pas de fondement naturel. Mais désespérer ainsi de la justice ou nier la pertinence de son concept pour penser l’ordre du monde, c’est oublier 1- que nous sommes des êtres moraux, qui avons soif de justice, si bien quele sentiment d’injustice, source de plainte, d’indignation, de colère, a pour corolaire un sentiment, une exigence, une soif, tout aussi universelle, de justice, trace, selon Pascal, de la 1ère nature, non complètement détruite par la chute, de l’homme ; 2- que nous sommes des êtres rationnels qui reconnaissons la nécessité de la justice, dont la valeur vient précisément de son caractère non naturel. L’idée de justice existe donc au titre d’une exigence morale ou politique dans le monde humain. Pourquoi vouloir la justice dans un monde et dans une vie injuste ? Précisément parce que l’injustice est non seulement intolérable, mais moralement inacceptable : le sentiment d’injustice est corrélé à un « sens » de la justice, qui atteste d’une exigence de justice, aussi universelle que l’expérience, le sentiment d’injustice  qui la sous-tend.

 

II- Du sentiment d’injustice à l’exigence de justice : Injustice, justice, vengeance, révolte et révolution

 En témoignent dans nos œuvres : le cri des Choéphores : « Justice contre l’injustice » ; l’incrédulité du personnage de Pascal confronté au caractère moralement injustifiable du meurtre, fût-il légal : « pourquoi me tuez-vous ? » (LG 47) ; la colère des migrants, qui donne son titre, de résonance biblique, aux Raisins de la colère. Car il faut distinguer le fait du droit : le fait renvoie à une inégalité, à une iniquité que l’on ne peut que constater, alors que le droit exige. Or que le fait s’autorise d’un droit (positif) injuste pour imposer sa tyrannie n’empêche pas que le droit (naturel ou positif) oppose sa légitimité au fait. De là naît un conflit de droits, une revendication qui peut déboucher sur : 1-la vengeance, 1ère forme, voire forme 1ère de la justice, qu’elle ne prétend fonder ou (r)établir que pour mieux en saper les principes 2- la révolte quand, la force de la pluralité prenant conscience tout à la fois de sa force et de l’iniquité du fait ou du droit, elle débouche sur une action révolutionnaire différemment appréciée.

 

1- Eschyle ou l’aporie du système vindicatif

Le passage du système vindicatif, dans la logique épique d’une société pré-étatique de morale aristocratique, à la Justice tribunicienne, fondée sur la loi, l’enquête, le débat contradictoire, l’arbitrage par les urnes, bref la médiation de la parole dans le cadre d’un tribunal de citoyens, est au centre de l’Orestie d’Eschyle.

 

è    Le système vindicatif, 1ère forme ou forme 1ère de la justice ?

Or nous verrons que cette vengeance, qui n’est pas seulement présentée comme un droit, mais comme un devoir relevant d’un impératif religieux (l’oracle d’Apollon pousse Oreste à rentrer à Argos pour venger Agamemnon  et le menace d’ostracisme et de la poursuite des Erynies de son père s’il ne s’acquitte pas de son devoir), d’une démarche socialement codifiée (non seulement , l’acte de vengeance est canalisé par la sphère collective dans le dialogue entre Oreste, Electre, le coryphée et le chœur, dans la 1ère partie des Choéphores, mais l’absence de vengeance créerait un désordre, sanctionné par le l’ostracisation du fils qui refuserait de venger son père)  et d’une nécessité politique, est identifiée à l’exécution et au rétablissement de la justice : « et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (v 143). La vengeance  est ainsi décrite comme « la voie où s’engage le Droit » (Ch, 308 ) et la loi du talion, fondée sur un strict principe d’égalité arithmétique et de réciprocité entre le crime et le châtiment, est présentée comme la définition même du juste, v. 309-311 : « le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine –voilà ce que proclame la Justice, qui exige ce qu’on lui doit. »

 

è    « Summum jus, summa injuria »[2]

Pourtant ce strict rapport d’égalité arithmétique, reflété aussi dans l’image récurrente et commerciale du « prix » du sang, s’avère être non seulement une forme de justice imparfaite, mais la négation même de l’idée de justice dont le système vindicatif se prévaut.

D’abord elle s’apparente, dans la trilogie d’Eschyle, à une vendetta et constitue une pratique très violente de la justice sanglante, barbare (Eum, 186-190) et démesurée, dans la mesure où elle refuse, rôle de la justice symbolisée par la balance, de clore l’injustice par le retour à l’ordre, à l’équilibre.

Ensuite, l’aveuglement de cette justice monolithique et qui engendre le crime, sans fin, est la négation même de l’impartialité représentée par le bandeau qui couvre les yeux de Thémis. Le glaive qui frappe ne tranche pas définitivement le débat, mais le crime une fois commis est sans rachat, sans rémission, sans pardon, ni repentir, ni prescription, ni circonstances atténuantes possibles. Le fait du meurtre commis, le jugement vaut sentence immédiatement exécutoire, sans débat contradictoire susceptible de faire surgir une vérité cachée, complexe. L’évidence du fait brut rend inutile toute autre considération : en fait d’argumentation, le talion se réduit à une violence binaire, qui ne distingue + entre le juge et le justicier, entre le coupable et l’innocent.

Car, 3ème point, cette Diké expéditive ne regarde pas à la justice de l’acte, mais frappe les innocents aussi bien que les coupables. Son combat contre les Atrides mène la cité d’Argos au chaos et les déesses de la vengeance, les Erynies, menacent Athènes, cité étrangère à l’affaire, de ruine. Incapable, finalité de la justice, de ramener la paix dans une cité déstabilisée par la tyrannie, elle engendre la guerre civile.

Enfin, le cycle de violence sans fin rend la justice inatteignable, puisque la souillure se transmet, comme une plaie ou une malédiction, de génération en génération : de victime et de justicier, le vengeur devient meurtrier, solidaire de la victime, dont le sang appelle le sang et crie vengeance à son tour, et ainsi de suite à l’infini. Injuste s’il ne tue pas sa mère, Oreste devient injuste après le matricide et la situation est bloquée par l’enfermement dans la sanglante répétition du même : la vengeance, systématisée, s’anéantit d’elle-même dans la perpétuation de la violence et de la destruction. La justice ne peut donc s’établir sur la vengeance, inadaptée à la complexité de l’injustice. Réaction passionnelle, elle s’enlise dans des paradoxes, dont seul le difficile renoncement à la tentation de se faire justice soi-même permet de sortir en passant par la médiation de la loi, du tribunal, de la parole et de la procédure.

 

2- Pascal et Steinbeck ou la question de la révolte, de la révolution

Pascal et Steinbeck aborderont, eux, la question, non + individuelle, mais collective,  de la révolte sociale et politique. Le 1er la condamne comme procédant d’une illusion pernicieuse. Le second lui préfère peut-être la résistance, voie de transfiguration de l’homme découvrant une forme de justice intérieure. En effet il y a un lien étroit entre l’expérience 1ère de la justice comme absence révoltante de justice, le sens inné de la justice que révèle ce sursaut contre l’inacceptable, c.à.d. non contre ce qui m’insupporte (ce serait l’intolérable), mais contre ce qui ne doit pas être, et la révolte, comme moteur d’une action susceptible de renverser l’ordre établi pour refonder, par la révolution, un ordre juste : les frondeurs, dit Pascal, prétendaient pallier l’injustice consistant à « renverser les lois fondamentales du royaume », selon le mot du président du Parlement Lejay (1630) ; l’impasse du rêve[3] contraignant à revenir au réel, les « squatters » de Steinbeck se redressent et leur colère, sursaut salutaire de l’individu comme de la masse, à qui elle confère une unité, donc une force (or la force vaut justice dans un état de non droit où ne règnent que des rapports de domination) est la 1ère manifestation de révolte contre l’injustice, thématisée p.92 par le rapprochement phonique entre « anger » et « hunger » : « la faim et la peur engendraient la colère » (611).

 

a)      L’ambivalence de la « colère » dans le roman de Steinbeck : de la colère, salutaire, à la résistance.

L’injustice génère la colère, à laquelle le titre donne une connotation de fureur sacrée et qui rythme le récit. Les « squatters » se redressent et leur colère est la 1ère manifestation de révolte contre l’injustice : « il vient un moment que la colère vous prend et qu’on n’en peut + -c’est + fort que vous » (392). Cette colère est avant tout indignation, sursaut salutaire de l’individu et de la masse, à qui elle confère une 1ère unité : « et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines » (492)

 

 ->La colère est salutaire

 Cette « colère désespérée », qui « soude les grappes d’hommes » (610) est la 1ère lueur d’espoir dans un monde dévasté : « et lorsque les hommes s’attroupaient, la peur s’effaçait de leurs visages pour faire place à la colère. Alors les femmes poussaient un soupir de soulagement, car elles savaient que tout irait bien. Les hommes n’avaient pas flanché ; tant que la peur pouvait se muer en colère, ils ne flancheraient pas » (611). Ma suscite la colère de Pa (497, 611), parce qu’elle la sait motrice : « Tu faisais exprès de l’asticoter ? dit Tom en riant. –Naturellement. Tu comprends, un homme, c’est capable de se tourmenter, de se tracasser et de se ronger les sangs jusqu’à ce qu’un beau jour il finisse par se coucher et mourir, quand le cœur lui manque. Mais si on l’entreprend et on le met en colère, eh ben, il s’en sort » (497). La colère conduit à des actes symboliques qui annoncent les « vendanges à venir », comme l’abandon du petit Moïse mort aux flots de la dénonciation de l’inégalité (629) ou l’action syndicale reliée à une tradition politique révolutionnaire : « Paine[4], Marx, Jefferson[5] furent des effets et non des causes » (p.211-212). « Une véritable hystérie anticommuniste a d’ailleurs été déclenchée par ce roman et Steinbeck fut inquiété par le FBI », commente Marie-Christine Lemardelay-Cunci[6], qui note la rencontre étymologique entre la racine indoeuropéenne de « wrhath », la colère et la révolution : « wer », qui a donné «burn », « bend » en anglais, signifie « tourner », comme l’origine du mot « révolution » fait affleurer les sens de « tour » et de « tourbillon ». En fait le syncrétisme politique de Steinbeck révèle sa volonté d’inscrire son message collectiviste (Marx, Lénine) dans une tradition bien américaine et la construction du roman évite les conclusions attendues d’un discours idéologique et témoigne du désir d’ouvrir les yeux de ses contemporains sans leur fournir de réponse.

 

 -> Pourtant on remarquera : 1- qu’en dépit d’attaques répétées contre les grands propriétaires qui concentrent trop de biens et de pouvoirs, le refus de la propriété privée n’est pas poussé jusqu’à sa logique extrême : il n’est nulle part fait état de demandes de remembrement des terres et de leur redistribution : les fermiers se contentent de convoiter les jachères pourtant nécessaires à la préservation des sols. 2- L’expérience de Weedpatch suggère qu’en dépit des accents révolutionnaires, le roman défend +tôt l’approche réformiste du New Deal, qui aménage et tempère les aspérités et les injustices d’une société et d’un système économique fondé sur les lois du marché. 3- A l’exception de Tom, les Joad restent réfractaires à toute organisation syndicale et n’ont pas d’état d’âme à briser une grève. 4-Surtout, et en dépit d’accents vibrant d’appels à la révolte dans certains chapitres (XIX), le roman ne se conclut pas sur un message politique : symboliquement forte, la dernière image a tendance à gommer et presque à contredire la démarche de Tom, puisque la charité et la solidarité des faibles, solution qui les rendra + forts, ne cherche pas à renverser l’ordre social : ils prendront peu à peu la place des possédants parce que, s’ils survivent, ils seront mieux armés pour le faire que ceux qui les affament : » were the people that live ».  

 

-> Mais ce n’est pas l’unique, ni la meilleure solution

Ainsi vengeance ni révolte armée ne sont l’unique et meilleure solution, mais font courir un risque d’effondrement aux Etats-Unis comme. Pire encore, dans cette guerre intestine, civile et fratricide, la violence est + vengeance que solution ou sortie de crise (57-58). La logique du talion est, dans cet épisode, dépourvue de sens à l’heure des sociétés anonymes : la violence est une tentation inévitable et cathartique, mais le + souvent stérile ; les mots de Casy : « il ne faut tuer personne quand on peut s’en dispenser » (77) introduisent à l’humanisme pragmatique de Steinbeck, qui n’est pas un refus absolu de la violence, mais un appel à n’y céder qu’en dernier recours. P. 85-86, Casy participe de ce renoncement à la violence inutile, stérile et contre-productive quand elle est mal employée : « faut-il que je tire dans la maison ? souffla Muley. Ils ne verraient pas d’où ça vient. Ca les ferait réfléchir. –Vas-y, dit Joad. – Non, murmura Casy, ça ne rimerait à rien. Ca serait autant de perdu. Il serait temps de réfléchir à ce qu’on fait et de n’agir que quand ça sert à quelque chose ». Loin de terrifier Tom, l’assassinat de son ami provoque un engrenage de violence et amène le héros à reprendre le flambeau du prêtre. La violence n’a servi à rien, a tué deux vies et a déterminé Tom à s’engager davantage. Comme le dit Ma à propos de Pretty Floyd, p.109, la colère sans réflexion ramène à l’animalité, la vengeance instinctive est réponse sauvage à l’agression et confine auteurs et victimes de violence à vivre en dehors des lois de la société, rendant difficile, sinon impossible toute restauration du juste, ultime défaite des opprimés, triomphe des oppresseurs qui rêvent de faire du champ économique et politique une simple extension de la nature et de ses rapports de force.

 

-> Résistance passive et résistance active

La maîtrise de la colère, paradoxalement toujours nécessaire, est impérative pour lutter efficacement, et par d’autres moyens, ceux de la résistance et de la grande famille humaine, contre l’injustice. La colère est donc nécessaire, comme forme la + rationnelle et réfléchie de la révolte, car là où la violence conduit dans l’impasse, elle permet d’avancer, de progresser, au milieu même des pires difficultés : c’est tout le sens du récit des tribulations des Joad, dont le courage et l’obstination sont tels que rien ne peut en venir à bout, et dont la force réside non dans le « pouvoir », mais dans le « vouloir », p.144. Dépassant la « perplexité stupéfaite » face à l’injustice qui leur advient, les migrants partent pour entrer en résistance active (la résistance passive de Muley Grave le transforme en « sacré vieux fantôme de cimetière », p.74), résister par tous les moyens aux tourments et affirmer leur humanité, leur dignité (197). Le portrait de Ma, p.106, et la description de la tortue, p.25-27, 33-34,  39 et 42, résument : l’un la force et l’idéal d’humanité dont il faut s’inspirer pour rétablir la justice ; l’autre entêtement à survivre contre vents et marées, la part essentielle d’animalité dans l’homme, part qui peut se retourner contre lui dans la violence du « chien enragé », mais également le sauver en lui permettant d’évoluer. Nous avons affaire ici à une sorte de darwinisme biologique et politique, p.229 et 274. Cet « évolutionnisme » de l’homme, version scientifique de la « perfectibilité » de Rousseau, peut se retourner contre lui avec les risques et les injustices engendrées par un certains progrès technique et économique, mais la révolte contre l’injustice, annoncée comme un  événement naturel, devient inévitable, p.212.

 

-> La dignité, synthèse de la justice sociale et  de la justice intérieure ?

La restauration de la justice passe donc par un double mouvement de restauration de la justice entre les individus et au sein des individus : héritier de Platon et d’Aristote, Steinbeck rappelle que la justice, avant d’être un concept, une valeur ou une institution, est  une disposition intérieure qui nous rappelle que l’exigence de justice, qui sous-tend le sentiment d’injustice et la révolte contre cette injustice, signifie que la dignité s’attachant à la personne humaine devrait commander les rapports humains. Affirmer cela, c’est dire que cette égalité ne s’observe pas empiriquement, mais qu’elle est exigée et qu’elle seule peut fonder des rapports moraux et politiques. En vivant ensemble pour survivre, la grande famille humaine des migrants entend survivre pour vivre bien, c.à.d. selon une idée commune de la justice et non selon les rapports de force, de ruse, de séduction et d’habileté qui consacrent les + forts à dominer et à exploiter les + faibles.

 

b) Pascal : « réformation » contre « révolution »

-> L’art de fronder ou le « moyen le + sûr de tout perdre »

+ radicale, la condamnation de la révolution par Pascal n’en débouchera pas moins sur une pensée réformiste. « L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’Etat qu’une coutume injuste a abolies. Le + sûr moyen de tout perdre » (L 60) : le passé auquel les frondeurs ont recours pour justifier leur rébellion n’est que la nostalgie d’une époque où ils avaient effectivement le dessus sur ceux qui les oppriment actuellement. Surtout, comme le dit Bossuet, ces pactes primitifs « ne se trouvent +…Il y a longtemps que l’original est perdu », car les lois fondamentales, donc justes de jure puisque de facto, et où le révolutionnaire pense asseoir une éternelle légitimité, « en peu d’années de possession…changent » : ces lois fondamentales ne sont que des coutumes, derrière lesquelles se profilent à l’infini d’autres coutumes + anciennes et ainsi « tout notre fondement craque » (L 199). En faisant violence à l’ordre établi, à la transmutation de l’état de fait en état de droit, et à la fortification de la justice par la transmutation de l’empire de la force pure en « empire doux et volontaire » de la concupiscence, ces « demi-habiles » n’ont ressaisi que l’origine violente de tout pouvoir : »ils font tout perdre ». La tranquillité de l’ordre, par leur rêve d’excellence, s’est changée en un pitoyable chaos ; la quête aveugle du + grand des biensla justice, ferment de paix et de concorde civile- a produit « le + grand des maux », qui est la guerre civile (Laf 94). Il ne faut pas prétendre retourner à une justice primitive, dont l’histoire ne porte aucune trace : il y a bien eu un 1er état heureux de l’homme, mais il est antérieur à l’histoire ; la chute a ouvert l’espace de l’histoire humaine ; la pureté originelle ne peut se rejoindre que dans un paradis qui ne peut + être terrestre. D’originel, on ne saisit que le péché, qui nous tient. Dans le demi-habile protestant contre l’injustice des lois s’insurge toujours le vieil Adam, rebelle contre le + juste des commandements. La révolution recherche dans l’histoire ce qui ne saurait s’y trouver : la justice intégrale, absolue, n’est pas de ce monde. « Vous n’êtes + maintenant dans l’état où je vous ai formés » (L 149) : les laudateurs de cet « imaginaire siècle d’or » transforment le leur en siècle de sang.  « Je trouve étrange que la 1ère loi du monde se rencontre aussi la + parfaite » (L 454) : c’est la preuve qu’elle ne vient pas des hommes. L’usurpation « a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable » (L 60, LG 56). L’injustice primitive a été recouverte par l’intrinsèque justice de l’établissement : « après l’établissement, elle [la répartition des grandeurs et des pouvoirs] devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler » (DCG III). La finalité de la juste politique, la paix civile et la préservation de l’Etat, implique l’acceptation d’une justice imparfaite, comme il vaut mieux laisser une taie dans l’œil encore sain qu’en l’ôtant le priver complètement de la vue.

 

-> Il ne faut donc pas confondre « réformation » et « révolution » : la révolution, fascinée par le modèle primitif d’une justice parfaite, regarde, comme son étymologie le dénonce, vers le passé, vers une origine à réactualiser pour briser le cours déprédateur du temps ; la réformation envisage un avenir qui ne pourra être que peu à peu corriger des désordres que le temps et les méandres des nécessités publiques ont doucement acclimatés. C’est tout un d’abolir la justice et le temps. La parfaite justice, divine, étant hors de prise, il faut se résoudre à progresser interminablement vers son image. L’impossibilité de la perfection conditionne la perfectibilité, puisque la perfection s’atteint d’un coup ou ne s’atteint jamais. La perfection originelle, c’est le statut de la bête ou, pour une cité, l’utopie, qui sort achevée du cerveau de son législateur, mais veut une population d’anges. L’humanité d’une société destinée à périr par progrès, c’est de se perfectionner par progrès.

 

-> En l’absence de justice véritable, n’est-il pas + juste de choisir ce qui favorise la paix, +tôt que ce qui entraîne la guerre et l’instabilité politique ? Faute de mieux, on dira que la justice est la « coutume présente », à laquelle nous devons souscrire parce que c’est le + sûr, même si la paix que nous préservons de cette manière n’a en rien triomphé de l’injustice, car la violence n’est endiguée que par la force, injuste, du pouvoir, justifié par la force de l’imagination, si bien que « le vilain fond de l’homme » est « couvert », mais « pas ôté ». Le sage sait que les lois ne sont pas la justice, qui ne constitue pas leur origine. Mais il comprend aussi qu’il est juste de les respecter comme si elles étaient inspirées par la justice, sans jamais montrer au peuple l’origine injuste du pouvoir, car incapable de la longueur de vue du sage, il se révolterait contre le pouvoir et chercherait à le détrôner par une guerre et une révolution nécessairement destructrice, dont il ferait le 1er les frais. En l’absence de justice vraie, la justice de moindre mal est donc du côté de l’obéissance au pouvoir, tout injuste et arbitraire qu’il est (B 326). Il ne s’agit pas d’abdiquer devant un état de fait érigé en loi : le respect qu’on doit aux grandeurs d’établissement n’est pas l’adhésion intime qu’on réserve aux grandeurs naturelles. Il s’agit de mettre à jour des ordres de justice pour réserver la résistance à la tyrannie. Dès lors, même si la justice véritable ne préside pas à l’élaboration des gouvernements, les Etats ne sont pas dénués de toute justice. La justice politique provisoire, que Pascal décrit comme la seule capable de nous garantir un souverain bien proportionné à notre nature corrompue- la paix- , ne se ramène pas à une acceptation passive de la tyrannie, comme le montrent les conseils de Pascal pour prévenir toute tyrannie, dans le 3ème DCG.

 

[Propos d’étape]

Il semble donc que le sentiment d’injustice, corollaire d’un sentiment de justice, suscite en nous un sentiment d’indignation, de révolte et de colère, qui débouche sur une 1ère forme de justice, forme 1ère de revendication et d’action visant à restaurer un ordre perverti et à rétablir  des droits naturels bafoués, des lois fondamentales transgressées, au nom de normes cosmiques, morales, sociales et politiques transcendantes. Même justifiées, même légitimées par la volonté des dieux ou par la nécessité de lutter pour conquérir sa dignité, vengeance, révolte et révolution semblent cependant impuissantes à incarner une norme de justice, diversement appréciées, dans des institutions justes.

1- Si la vengeance n’est pas la justice, mais seulement un simulacre de la justice, c’est qu’automatique, immédiate, monolithique et démesurée, partiale, passionnée, haineuse, violente et sanglante,  elle enferme le justicier dans le cercle vicieux de la répétition infinie de l’injustice, alors que la justice, œuvre d’une médiation, respecte des règles justes, une norme du droit, et vise à clore un litige qui risque de semer la discorde dans le corps social et politique.  

2-le sentiment, incertain et impur, reste source de conflits.  Sentiment et non idée claire et distincte, dont nous pourrions discuter rationnellement pour parvenir à une définition, le sentiment de justice / d’injustice n’est pas un savoir constitué et fondé, mais seulement une norme non formulée, une certitude subjective de la conscience individuelle, qui varie selon les individus, les circonstances, la culture, l’intelligence et l’acuité de chacun, si bien qu’en cas de conflit de justice (or la justice est par essence conflit d’interprétation), chacun oppose sa conviction : c’est sentiment de justice contre sentiment de justice, droit contre droit, ce qui conduit, par exemple dans le conflit opposant Apollon aux Erynies, à l’aporie. Or la justice désigne la capacité à régler honnêtement les litiges, ce dont le sentiment est incapable parce qu’impur au sens chimique et religieux du terme, il mêle sous le nom de justice d’autres affects, d’autres intérêts : on parle de double motivation à propos de la vengeance d’Oreste ; Pascal suggère que le juge le + impartial défend mal ses proches, précisément parce qu’il se défie de cette subjectivité à laquelle nul n’échappe ; « l’intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé » (La Rochefoucauld) ; l’hypocrite, le fourbe, l’avare réclament justice ; ils parent du noble mot de justice la poursuite la + sordide de leur intérêt.

3-+ profondément, la puissance du nom de la « Justice, » invoqué comme une valeur transcendante et par elle-même opératoire, prime sur la clarté conceptuelle. En effet, selon Frédéric Laupiès[7], « le mot « justice » fait partie de ces termes qui ont d’abord une valeur avant d’avoir une signification. Il suffit de le mentionner pour se trouver aussitôt en position de juge ou d’accusateur : au-delà du fait brut et parfois insolent, la référence à la justice apparaît comme un sursaut libérateur qui en appelle à une autre logique, non pas celle des faits qui s’enchaînent et s’imposent par leur propre nécessité, mais celle de la légitimité. Invoquer la justice, c’est en appeler à ce qui dépasse le donné empirique et doit le régler. A la soumission des faits s’oppose l’exigence de ce qui doit être : s’en référer à la justice, c’est accorder + de poids à l’invisible qu’au visible, au devoir-être qu’à l’être. La justice apparaît ainsi comme un idéal aux prétentions normatives. C’est elle qui rend possible la contestation authentique : celle d’Antigone face à Créon par exemple. C’est par elle que l’individu devient un héros : Casy, puis Tom et Ma dépassent progressivement le cadre d’une religion pétrie d’irrationnel, d’un instinct de survie individuel, d’une obsession de la cohésion familiale pour épouser la cause de l’humanité souffrante, du peuple opprimé et de la grande famille humaine. Or cette évidence de la justice est précisément ce qui en fait l’obscurité : elle est évidente si on ne cherche pas à la définir, à la décrypter. Mais parce que la norme transcendante, implicite, de sa puissance régulatrice ne coïncide pas avec la réalité des faits dans laquelle elle doit néanmoins s’incarner, car elle a prétention à régir cette réalité immédiate, la présence-absence de la justice fait d’elle un entre-deux qui lui confère son caractère normatif, mais rend possibles tous les errements et toutes les hallucinations par sa dimension évasive.

 

III- De quoi parle-t-on quand on parle de justice : la justice problématique

Il faut donc reprendre l’analyse spéculative pour essayer de comprendre, moins ce que désigne ([8]) le nom de « justice », quand on en appelle à cette norme qui agit si fort dans l’imaginaire de la revendication, que la signification, et si possible la cohérence, la logique interne de ce concept polysémique, qui désigne tout à la fois une vertu, une norme/valeur et une institution, mais dont chacune des acceptions peut avoir de multiples significations.

 

1-La justice comme vertu : une justice intérieure

« L’homme juste, c’est d’abord celui qui agit avec justice, spontanément et sans  contrainte, autrement dit qui possède la vertu de justice, comme une seconde nature », écrit Elisabeth Clément[9]. Disposition à bien agir, la vertu de justice consiste, dans un discours éthico-juridico-sacré, qui place la norme de la justice dans le « souverain bien » et le souverain bien dans l’obéissance à la loi de Dieu (ou des dieux), à rechercher en tout l’intégrité et la « droiture » morale (l’homme droit est alors « qui ne s’écarte pas d’une règle morale »), en renonçant notamment à rendre le mal pour le mal. Mais si l’on place ce souverain bien dans l’ordre du monde et la justice dans la faculté de se donner une intelligence du monde par la compréhension de ses relations (le discours sur la justice, définie en termes de sagesse, sera alors d’ordre logico-philosophique), la vertu de justice devient « droiture » intellectuelle (l’homme « droit » est alors celui qui « suit un raisonnement correct »), capacité à apprécier ce qui convient relativement à la circonstances, aux individus en présence, bref « justesse », et intelligence en action, vertu de qui a compris le jeu des différences réelles et qui sait adapter sa conduite. Enfin harmonie avec soi-même, avec le monde et avec les autres, la justice est la vertu politique par excellence en ce que, visant l’autre et étant ordonnée à la relation, elle concerne le mode d’exercice du pouvoir, tenu de répartir les biens ou les conditions de leur obtention, de corriger.  

 

a) La vertu de justice, prise dans la sphère éthico-juridico-religieuse

-> « Sans Dieu, il n’y a pas de justice »[10] ; « le juste vivra dans sa fidélité »[11]. Le 1er fondement possible de la justice étant la loi de Dieu, le 1er sens possible de la vertu de justice, prise dans une sphère éthico-juridico-religieuse, est la conformité des actes à l’esprit de cette loi, en distribution complémentaire avec la piété, la sainteté et la sagesse. Dans la Bible, le juste est  « celui qui marche avec Dieu », butte sur l’injustice qui remplit le monde des hommes, peut défaillir, mais témoigne, par sa fidélité à la loi fondant un ordre juste à instaurer dans le monde, de la vérité, de l’amour, de la vie[12]. Le « juste parmi les nations » est celui qui, incarnant Dieu dans son temps, risque sa vie et sa sécurité pour que la vie reprenne ses droits, pour que la vérité soit dite, pour que le faible soit arraché au pouvoir du fort. N’obéissant à aucun mot d’ordre, ne suivant personne, il marche seul et suspend le salut de tous à la sagesse d’un seul.

-> Ces modèles sous-tendent la représentation que le théologien chrétien qu’est Pascal se fait de la norme de justice idéale d’une « république chrétienne », au fragment 376 : « deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques », à savoir l’amour de Dieu et l’amour du prochain, commandements auxquels « se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes », dans l’Evangile selon Matthieu. La construction des figures du « juste » que sont Casy et Rose de Saron démarque par ailleurs clairement Le Cantique des Cantiques et les Evangiles, dans leurs noms comme dans leur trajectoire. Enfin si Athéna peut, par son vote, faire pencher, sans scandale, la balance en faveur d’Oreste, c’est par que le coupable, ayant obéi à l’ordre express de l’oracle d’Apollon et suivi scrupuleusement les rites funéraires, puis les rites de purification, peut revendiquer la piété, la justice de son acte : bras armé de la justice divine, il n’aurait pas seulement vengé son père, mais rétabli un ordre bouleversé par l’impiété de Clytemnestre.

-> Pourtant, cette piété, qui ob-lige le fils à venger son père pour rentrer dans ses droits et rétablir un ordre bouleversé par l’impiété de l’injustice, n’empêche pas la souillure du sang de contaminer le « justicier » et le conflit d’interprétation d’opposer les dieux sur le cas, indécidable, d’Oreste. Surtout le traitement que Steinbeck fait des imprécations des folles de Dieu et la construction du personnage de Casy, dans Les Raisins de la colère, prouvent néanmoins que cette acception de la vertu de justice comme sainteté fait, dans nos œuvres, problème:  « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », reconnaît Pascal dans le fragment 678. Steinbeck nous invite à prendre des distances avec le prophétisme puritain. Casy, l’ex pasteur de la secte du buisson ardent[13], dont les initiales (J.C.), le parcours symbolique et les dernières paroles sont démarqués de ceux de Moïse comme de ceux de Jésus, renie jusqu’à la pertinence de la notion de vices et de vertus, de péché[14] pour embrasser, avec et après réflexion, la cause de l’humanité. A travers lui la figure du prophète se sécularise et se politise. Elle ne tire + son autorité d’avoir été élu par un être divin tout-puissant, mais d’une entité collective dont il sait scruter et exprimer la volonté. Casy cesse d’être un homme de Dieu pour rester une voix éloquente, le visionnaire de l’action politique, par la bouche duquel ce n’est + un dieu sans nom et sans visage, mais un être collectif qui parle. Comme le dessein divin, la volonté populaire requiert un interprète qui, dans le texte de Steinbeck, se rapproche autant de l’augure païen que du prophète biblique en ce qu’il exprime et perçoit la mystérieuse volonté collective. Son activité est donc associée à une activité herméneutique aussi bien qu’à un acte de profération. En cela Tom et lui, interchangeables, ne font que porter au + haut degré un don que tous les métayers détiennent à des degrés divers quand ils tracent des figures sur le sol, lors de leurs délibérations : ce leitmotiv réaliste revêt une portée symbolique, dans la mesure où décrire la main, le pied ou le bâton qui dessinent des « figures » sur le sol revient à montrer un individu qui se « figure » la réalité par des images mentales et envisage son action future. Le corps qui dessine des formes dans la poussière est tout à la fois la forme visible que prend la perplexité et la manifestation corporelle d’une décision en train de se prendre et qui s’esquisse par tâtonnements successifs. La fonction de l’intuition oraculaire se redéfinit ans un sens humaniste et sécularisé, tandis que le verbe « to figure » en vient à dénoter une faculté intuitive s’appliquant spécifiquement à la sphère des affaires humaines, par rapport à la sphère céleste sur laquelle notre volonté n’a pas de prise. Dans le chapitre V, la protestation du fermier anonyme qu’on expulse de sa terre met l’accent non seulement sur la nécessité éthique d’une coopération entre les imaginations individuelles – en passant de la 1ère personne du singulier (« ‘I got to figure ») à la 1ère personne du pluriel (« We all got to figure »)- mais aussi la distinction entre la sphère de la délibération humaine où s’exercent le jugement et l’imagination («to figure ») et la sphère des phénomènes naturels où s’exerce la contemplation. Le fermier invoque la divinité au moment où il congédie Dieu des affaires  humaines.

 

b) Justice, justesse et art du discernement : la justice dans la sphère logico-philosophique.

« Si nous ne comprenons pas, pour commencer, ce que c’est qu’un boisseau ou une balance, comment pourrons-nous mesurer ou peser quoi que ce soit ? Dans ce domaine donc, si nous n’avons pas appris à fond et mis parfaitement au point le critère des autres choses, ce par le biais de quoi tout le reste s’apprend à fond, pourrons-nous mettre quoi que ce soit d’autre parfaitement au point et l’apprendre à fond ? » (Epictète, Entretiens, I, 17- 7-8). La deuxième sphère de justice étant l’ordre du monde, intelligible à la pensée, la deuxième définition possible de la vertu de justice comme vertu 1ère sera logico-philosophique: la justice, ou +tôt la « justesse », analogue à la faculté de juger, est la capacité de situer chaque réalité à sa place, l’art du discernement, la sagesse de qui sait juger ce qui est requis pour penser et agir. Toujours présupposée, elle est donc requise pour penser et agir, sur les plans éthique et politique, puisqu’elle concerne tous les rapports de l’homme avec les autres, avec lui-même et avec l’univers. La justice devient ce grâce à quoi il est possible d’apprécier ce qui est dû comme de connaître les cas où rien n’est dû. Les autres vertus sont donc conditionnées par elle, non seulement parce qu’elles présupposent un jugement critique, mais aussi parce qu’il faut comprendre comment elles doivent s’articuler entre elles[15].  Comme il y a, pour Platon, une identité de structure entre l’âme et la Cité, « ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice ». La pensée stoïcienne donne le + clairement à la justice ce statut principiel : le sage stoïcien, déterminé par la connaissance de la situation relative de chaque réalité dans un monde pensé comme un grand vivant, dont les parties s’harmonisent dans un accord symphonique,  sait reconnaître la nécessité de ce qui tient  à l’ordre du monde : «Rien, en effet, n’est à ce point capable d’élever l’âme, comme de pouvoir discerner, avec méthode et vérité, chacun des objets rencontrés dans la vie, de toujours le considérer de telle façon qu’on puisse examiner en même temps quelle utilité tel objet fournit et à quel univers, quelle valeur il a par rapport à l’ensemble, et quelle valeur aussi par rapport à l’homme, ce citoyen de la + éminente cité, dont les autres cités sont comme les maisons. Il faut aussi se demander quel est cet objet, de quels éléments il est composé, combien de temps doit naturellement durer cet objet qui occasionne présentement en moi cette représentation, de quelle vertu j’ai besoin par rapport à lui, de douceur par exemple, de courage, de bonne foi, de simplicité, de maîtrise de soi, etc. Voilà pourquoi il faut pouvoir se dire en toute occurrence : »ceci vient de Dieu. – Cela tient au groupement et au fil enroulé des événements, à la rencontre occasionnée par leur suite, et au hasard aussi.- Ceci vient d’un concitoyen, d’un compagnon qui toutefois ignore ce qui est pour lui conforme à la nature. » Mais moi, je ne l’ignore point, et c’est pour cela que je le traite, selon la loi naturelle de la société, avec bienveillance et justice. Néanmoins, je vise en même temps, dans les choses indifférentes, à leur attribuer leur valeur relative » (Marc-Aurèle, III, XI). Ayant compris qu’il n’est pas la mesure de toute chose, le sage stoïcien ne s’insurge pas de ce qui ne coïncide pas avec ses attentes, ne crie pas à l’injustice en se prenant pour la norme ultime de la réalité, sait discerner la justice immanente à la rationalité du réel.

Tout en rompant radicalement avec cette pensée antique de l’articulation de la rationalité de l’âme à la rationalité du cosmos, le théologien de la « disproportion » de l’homme[16] et le logicien Pascal n’en procédera pas moins à la recherche d’une « règle » susceptible de rendre intelligible l’ordre du désordre, la justice de l’injustice. D’un côté la règle nous échappe, et avec elle la norme du juste et de l’injuste : « il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu […] La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? » (Laf. 22). Mais d’un autre côté et dans quelque défiance qu’il tienne la raison, il trouve, dans la dialectique de la « raison des effets », renversement perpétuel du pour et du conte articulé à une hiérarchisation des points de vue, des discours ayant différents degrés de rapport au vrai et au faux, au juste et à l’injuste, un moyen de toucher au principe holistique de la juste mise en perspective: « les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (Laf 14). C’est qu’il y a, pour le penseur politique qu’est Pascal, des ordres de justice comme il y a, pour le mathématicien qu’il fut, des ordres de grandeur tout à la fois incommensurables (pour tout ordre supérieur, les grandeurs d’ordre inférieur doivent être tenues pour nulles) et hiérarchisés.  Lordre des « grandeurs charnelles » se distingue de celui de la connaissance et de celui de la «charité » (qui s’identifie aux opérations du cœur incliné par la grâce) (Laf 308). Or s’il y a, entre ces ordres, incompatibilité a-logique et  incommensurabilité mathématiquement exprimée par une « distance infinie » ou « infiniment infinie » [17] entre ces ordres, qui ne peuvent directement interférer les uns dans les autres, ils peuvent cependant s’ordonner en inférieurs et supérieurs », si bien que sous l’effet de la charité, l’esprit peut connaître autrement que pour satisfaire la vanité et le pouvoir sur les corps peut servir une autre fin que la libido dominandi (Laf 933), tandis que lorsque l’action des hommes reste circonscrite dans l’ordre de la chair ou celui de l’esprit sans envisager la possibilité pour les 1ères de se soumettre aux secondes et la possibilité pour les secondes de se soumettre à celles de l’ordre + élevé, c.à.d. celui de la charité, elle brise le rapport de justice institué par Dieu et les hommes se trouvent dominés par la concupiscence. L’injustice des grandeurs charnelles consiste donc à considérer ces grandeurs charnelles, richesses et actions militaires, comme des fins en soi, comme l’ordre le + élevé, au lieu de soumettre l’utilisation de leurs objets à l’ordre de la charité. De même l’injustice des « gens d’esprit » consiste à considérer la science et la connaissance comme la fin suprême de leur activité au lieu de la soumettre à la charité. Enfin, la concupiscence du sage consiste à concevoir la recherche de la justice indépendamment de toute référence à la charité.  A ce concept de justice/ d’injustice externe s’ajoute un concept de justice/ injustice interne, car à chaque ordre convient une exigence et un devoir spécifique de justice, à l’exclusion de tout autre (Laf 58). La justice consiste alors à respecter le rapport d’adéquation interne à chaque ordre et à maintenir la spécificité de chacun d’eux, la stricte séparation entre eux, l’injustice consistant à refuser de manifester les marques requises par le rapport de chaque puissance à son objet : « on est injuste de les refuser et injuste d’en demander d’autres ». Il est donc « ridicule », « faux » et « injuste » de vouloir exiger de l’amour en reconnaissance de l’exercice de la force ou de vouloir rendre à la force autre chose qu’un devoir de crainte et de soumission du corps, comme de chercher à obtenir par la force la créance qu’on accorde à la science ou de croire que les biens que l’on possède suscitent autre chose qu’un attachement de concupiscence de la chair pour ceux qui ont des besoins à satisfaire. Lazzeri explique qu’ »au lieu de vouloir fonder la justice à partir d’un principe unique qui viserait à unifier et à réduire systématiquement la totalité des actions humaines, Pascal en établit au contraire la pluralité matérielle » et rapproche cette démarche de la sociologie contemporaine, quand elle explique que les individus sont conduits à « agir dans +sieurs mondes » en utilisant chaque fois les règles qui conviennent dans le cadre de différents rôles clairement définis. « En effet, même si certains individus sont entièrement soumis aux opérations d’un ordre de grandeur et ne voient nullement les grandeurs des autres, ils n’en sont pas moins contraints de vivre dans +sieurs ordres à la fois et de tomber sous leurs règles, qu’ils le veuillent ou non : l’éclat des grandeurs charnelles des capitaines n’a point d’effet sur les savants, mais la force des premiers soumet quand même les corps des seconds, de la même manière, ces derniers ne pourront pas se faire aimer en « exposant d’ordre les causes de l’amour » (Laf 298), mais seulement par l’agrément qu’ils peuvent produire. Enfin, étrangers ou non aux autres ordres que les leurs, ils ne peuvent nier les qualités naturelles qui s’y manifestent »[18]. Cet ensemble de propriétés du concept de justice interne lui confère un champ d’application bien + vaste que le 1er : alors que le concept de justice externe suppose qu’on admette les éléments essentiels de la théologie chrétienne, il n’en va pas de même pour le second concept, qui s’applique à tous les individus, quelles que soient leurs croyances, et vaut au sein de n’importe quel type d’Etat.

 

 

c) La justice comme vertu politique

« [Disposition à accomplir des actions] qui produisent et conservent le bonheur et les éléments de celui-ci pour une communauté politique »[19], la vertu civique/ politique « reste une vertu complète, non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui », dit Aristote, qui dit que la justice consiste à respecter les lois, à subordonner ses intérêts à ceux de la collectivité, ce qu’il appelle la justice universelle ou justice légale, mais qu’elle vaut aussi dans mes rapports privés à autrui. La vertu de justice ne  concerne donc plus les rapports de l’homme à la divinité, car son bien est commun, le bien divin étant l’objet de la charité; elle ne peut se réduire à une vertu intérieure, mais concerne le rapport aux autres, ce pourquoi Aristote dit qu’elle est un « bien étranger », visant l’autre et ordonnée à la relation : « aussi doit-on approuver la parole de Bias, que le commandement révélera l’homme, car celui qui commande est en rapport avec d’autres hommes, et dès lors est membre d’une communauté. C’est encore pour cette raison que la justice, seule de toutes les vertus, est considérée comme un bien étranger, parce qu’elle a rapport à autrui : elle accomplit ce qui est avantageux à un autre, soit à un chef, soit à un membre de la communauté »[20].  Elle s’exerce post étéron/ ad alium : « elle est la vertu achevée parce que celui qui la possède est capable de la pratiquer envers autrui et pas seulement pour lui-même car beaucoup peuvent pratiquer la vertu dans leurs affaires personnelles mais en sont incapables dans celles d’autrui » (ibidem). Cette justice particulière, comme Aristote l’appelle, c’est l’égalité, qui consiste en une juste mesure : ne prendre ni trop de choses (par exemple de richesses), ni trop peu de choses mauvaises (par exemple le travail). « Ainsi l’homme juste est celui qui respecte l’ordre et la loi et renonce à satisfaire des désirs déréglés. », conclut Elisabeth Clément.[21]

 

[ Propos d’étape] « De toutes les vertus, la justice est donc celle qui concourt le + au bien commun des hommes » (Rousseau, Emile ou de l’Education, IV). Pourtant la Cité juste n’est pas nécessairement composée d’hommes justes : le Juste  (Socrate) meurt condamné par la Cité. Mais s’il choisit de mourir dans la Cité, c’est aussi qu’il sait, contrairement au saint ou au Christ, dont le royaume n’est pas de ce monde, qu’il ne vit que dans la Cité. Animal politique, l’homme est un être tel que la vie la meilleure pour lui est la vie politique. Homme par excellence, le juste veut du bien à ses amis : « si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de justice ; mais même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié » (Aristote, Ethique à Nicomaque, IX). Si les hommes étaient suffisamment vertueux pour ne connaître que des rapports fondés sur l’amitié la + haute (celle qui ne repose ni sur l’utile ni sur le plaisir, mais sur la vertu), la « philia » des Anciens, l’agapé des chrétiens, la solidarité de la grande famille humaine (Steinbeck), la justice institutionnelle serait inutile. Autrement dit, si les hommes étaient tous des Justes, ils n’auraient + besoin de justice. La justice, pensée comme sentiment, disparaît dans l’alliance de pitié et d’amour ; la justice pensée comme vertu, identifiée à l’amitié, ne convient qu’à la pensée, élitiste de l’arêté, de l’excellence. La justice doit entretenir un double rapport au lien social : elle le suppose certes, mais le constitue en même temps (si les hommes pouvaient vivre ensemble sans elle, ils formeraient des communautés d’amis). « La justice a pour fonction de rendre possible la vie en société pour les hommes tels qu’ils sont. La norme morale est insuffisante si elle ne s’accompagne pas de son application institutionnelle : considérer la justice comme une norme morale que chacun a en soi représente un trop grand risque ; la justice ne peut simplement obliger, elle doit contraindre »[22]. « Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu’ils n’eussent de désirs que pour ce qu’enseigne la vraie raison, certes, la société n’aurait besoin d’aucunes lois, il suffirait simplement d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’eux-mêmes ce qui est vraiment utile » (Spinoza). Parce que les hommes sont en proie aux désirs et aux passions, les lois sont nécessaires à la conduite de la vie en société, qui affranchit les hommes de leur condition d’esclaves à l’égard de leurs sentiments. Les hommes n’étant pas justes par leur seule morale, par leur seule vertu, la justice doit se réaliser dans des lois coercitives : »de là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et par suite sans des lois qui modèrent e contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein » (ibidem). « Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité », écrit Aristote[23]. La justice se dit en deux sens : comme conformité au droit et comme égalité et proportion.

 

2-Justice et égalité, justice et équité

La justice comme égalité pose la question de la norme de justice    

 

a)      Egalité

-> En matière de justice pénale, de justice corrective, l’égalité peut d’abord se définir comme une égalité arithmétique stricte : celle de la loi du talion, qui n’envisage que la nature de la faute, sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Elle remet droit ce qui était courbe, « redresse les torts, rétablit la mesure en infligeant au fautif une peine qui compense négativement l’avantage que lui avait procuré la faute, en compensant la perte subie par une indemnisation de la victime.

 

La Bible, Lévitique, 24

 

Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort.

Celui qui frappera un animal mortellement le remplacera : vie pour vie.

Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait :

Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; il lui sera fait la même blessure qu’il a faite à son prochain.

Celui qui tuera un animal le remplacera, mais celui qui tuera un homme sera puni de mort.

Vous aurez la même loi, l’étranger comme l’indigène ; car je suis l’Eternel, votre Dieu.

 

Aristote, Ethique à Nicomaque, V

 

 Peu importe, en effet, que ce soit un homme de bien qui ait dépouillé un malhonnête homme ou un malhonnête homme un homme de bien, ou encore qu’un adultère ait été commis par un homme de bien ou par un malhonnête homme : la loi n’a d’égard qu’au  caractère distinctif du tort causé, et traite les parties à égalité, se demandant seulement si l’une a commis, et l’autre subi, une injustice, ou si l’une a été l’auteur et l’autre la victime d’un dommage. Par conséquent, cet injuste dont nous parlons, qui consiste dans une inégalité, le juste s’efforce de l’égaliser : en effet, quand l’un a reçu une blessure et que l’autre est l’auteur de la blessure, ou quand l’un a commis un meurtre et que l’autre a été tué, la passion et l’action ont été divisées en parties inégales ; mais le juge s’efforce, au moyen du châtiment, d’établir l’égalité en enlevant le gain obtenu.

 

            C’est sur cette logique que repose la défense, dans Les Choéphores, du système vindicatif.

 

è    Problèmes posés par la définition de la justice comme égalité arithmétique

-         D’abord, cette logique semble insuffisante dans le cas de torts faits à l’autorité : si un magistrat frappe un citoyen, celui-ci ne peut répondre en frappant le magistrat en retour, explique Aristote, qui estime que dans le cas où un simple citoyen frappe un magistrat, la simple réciprocité ne suffit pas, car la cité tout entière est lésée[24].

-         Par ailleurs, il faut faire la différence entre faute volontaire et faute involontaire : la 1ère question d’Athéna à Oreste porte sur la contrainte, engageant ou non la responsabilité d’Oreste dans le meurtre de sa mère.

-         Troisièmement, répondre au mal par le mal n’est pas annuler le mal, irréversible. Il y a donc dissymétrie entre le tort que l’on a fait et celui que l’on subit.

-          Finalement, le juste milieu de la justice est autre chose que la moyenne arithmétique, comme le démontre, par l’absurde, l’épisode du jugement de Salomon: le juge arbitre, dont l’autorité est fondée sur la convention des adversaires, qui s’en remettent au roi, investi d’un pouvoir de justice, pour régler leur litige dans le cadre d’une justice privée, n’emprunte le détour d’une caricature de justice, impartiale dans son œuvre de mort impassible, que pour faire éclater la vérité, rendre à chacun son dû et briser la spirale de la violence en affirmant le primat de la vie sur la mort, de la paix sur la guerre.

 

 

La Bible, 1er livre des rois, III, 16-28 : le jugement de Salomon

(16) ... Alors deux prostituées vinrent chez le roi et se présentèrent devant lui. (17) L'une des femmes dit : «  Pardon, mon seigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j'ai accouché près d'elle dans la maison. (18) Le troisième jour après mon accouchement, cette femme aussi a accouché. Nous étions ensemble, personne d'autre n'était avec nous dans la maison, il n'y avait que nous deux dans la maison. (19) Le fils de cette femme est mort pendant la nuit, parce qu'elle s'était couchée sur lui. (20) Elle s'est levée en pleine nuit, elle a pris mon fils à mes côtés tandis que, moi, ta servante, je dormais, et elle l'a couché sur son sein ; et son fils, qui était mort, elle l'a couché sur mon sein. (21)Au matin, je me suis levée pour allaiter mon fils ; mais il était mort. Je l'ai examiné au matin : ce n'était pas mon fils, —celui que j'avais mis au monde !» (22) L'autre femme dit : « Pas du tout ! C'est mon fils qui est vivant, et c'est ton fils qui est mort.» Mais la première femme répliqua : « Pas du tout ! C'est ton fils qui est mort, et c'est mon fils qui est vivant. » C'est ainsi qu'elles parlèrent devant le roi. (23) Le roi dit : « L'une dit : “C'est ici mon fils, qui est vivant ; c'est ton fils qui est mort !” L'autre dit : “Pas du tout ! C'est ton fils qui est mort, et c'est mon fils qui est vivant !”» (24) Le roi dit alors : « Allez me chercher une épée !» On apporta l'épée au roi. (25) Le roi dit : « Coupez en deux l'enfant vivant, donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre.» (26) Alors la femme dont le fils était vivant s'émut pour son fils et dit au roi : « Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui l'enfant vivant, ne le mettez pas à mort ! » Tandis que l'autre disait : « Il ne sera ni à moi ni à toi ; coupez-le !» (27) Alors le roi dit : Donnez-lui l'enfant vivant, ne le mettez pas à mort. C'est elle qui est sa mère.» (28) Tout Israël apprit le jugement que le roi avait prononcé ; on craignit le roi, car on avait vu que la sagesse de Dieu était en lui pour agir selon l'équité. ...

 

 

 

è    Dans les domaines économique, politique et social, l’égalitarisme ou égale répartition des droits, des pouvoirs, des honneurs, des richesses, des biens (communisme), des chances, pose problème. En effet, la logique de la revendication égalitaire aussi bien que la difficulté de formuler des principes de justice peuvent suggérer que seule l’égalité totale serait véritablement juste. Mais le basculement potentiel de l’égalitarisme radical dans le despotisme et en Terreur ou le risque de voir le manque d’incitation au travail dissoudre le désir d’efficacité et engendrer un résultat désastreux, y compris pour les +¨défavorisés, en soulignent l’aporie. « La thèse de l’égalité de tous ne suffit pas à régler la question de la juste distribution »[25].

 

b)      «suum cuique tribuere »/ «  A chacun son dû »/ « à chacun selon son mérite » ou « sa valeur » : justice distributive, égalité proportionnelle ou géométrique et équité.

è    définition

Dans l’idée que la justice consiste à donner à chacun, non pas le même, mais « ce qui lui revient », chacun obtient une part égale à ce qu’il vaut. Est juste une distribution telle que chacun dispose de ce à quoi il peut légitimement prétendre, que l’on décline cet adage en termes utilitaristes (« à chacun selon ses besoins »), marxistes (à chacun selon son travail ») ou d’élitisme républicain (« à chacun selon ses mérites »). Seraient incompatibles avec un égalitarisme minimal les déclinaisons du type « à chacun selon sa naissance/ sa caste », « à chacun selon sa force/ sa ruse ».

 

è    problèmes

Mais qui va comparer ? Selon quels critères évaluer la valeur d’un travail ? Comment définir la notion de « besoins » ? Comment évaluer la « valeur » réelle d’un individu[26] : par l’actualisation des compétences ; par la distance entre le point de départ et cette actualisation ; par « la vertu liée à un certain effort »[27] ? Surtout, « chacun différ[ant] sur ce qu’est la valeur », richesse dans une ploutocratie, bonne naissance dans une oligarchie, excellence dans l’aristocratie, liberté, puis dignité dans une démocratie antique et moderne, n’y a-t-il pas un germe d’inégalité ou d’aristocratisme dans ce principe ?

 

c)      La justice comme équité

è    Définition

Issu du latin « aequitas » (égalité), l’équité désigne : 1- au sens large, le sentiment spontané du juste et de l’injuste en tant qu’il se manifeste dans l’appréciation d’un cas particulier et concret ; 2- au sens strict, une justice qui a égard à l’esprit +tôt qu’à la lettre de la loi et qui peut même tempérer ou réviser celle-ci dans la mesure où « elle se montre insuffisante en raison de son caractère général » (Aristote »). + qu’un principe ou une règle, l’équité est donc d’abord un esprit de justice, comme l’explique Aristote dans l’analyse qu’il consacre à cette notion : l’équitable, s’il a le même contenu que le juste, est cependant « + parfait » que le juste légal, car il représente « une amélioration de ce qui est juste selon la loi ». Celle-ci comporte en effet inévitablement des omissions ou des lacunes dues à son caractère général. L’équité, en révisant et en pondérant les dispositions légales, transmue donc la loi en un « fil à plomb » tel qu’en utilisent les architectes, qui « ne reste pas rigide mais qui peut épouser les formes de la pierre ». Si l’équité est donc l’esprit de justice en tant qu’il peut s’opposer à la légalité même, la question de sa définition reste étroitement liée à la détermination du juste et de l’injuste.

 

 

ARISTOTE
Justice et équité.

 

  Il convient à présent de traiter de l'équité et de l'équitable, et de faire voir quels rapports il y a entre l'équité et la justice, entre ce qui est équitable et ce qui est juste. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n'est pas tout à fait une seule et même chose, et qu'elles ne sont pas non plus de genres différents. Tantôt nous louons ce qui est équitable, et l'homme qui a cette qualité ; en sorte que pour louer les actions autres que justes nous employons le mot équitable au lieu de bon, donnant à entendre par "plus équitable" que la chose est meilleure. Tantôt, par contre, à ne consulter que la raison, si l'équitable est quelque chose qui s'écarte du juste, il semble étrange qu'on lui donne son approbation. Car, enfin, s'ils sont différents, ou le juste n'est pas bon, ou c'est l'équitable ; ou bien, si l'un et l'autre sont bons, ils ne sont qu'une même chose. Voilà donc à peu près ce qui fait naître l'embarras au sujet de l'équitable. Cependant ces affirmations sont toutes correctes d'un certain point de vue, et n'ont rien de contradictoire.
  L'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.


  Lors donc que la loi énonce une règle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisément la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante.


  Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la règle doit être elle-même indéterminée, comme cette règle de plomb, dont les constructeurs lesbiens font usage : s'adaptant à la forme de la pierre, elle ne demeure pas rigide ; de même les décrets s'adaptent aux faits. On voit ainsi ce que c'est que l'équitable - que l'équitable est juste - et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté - voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.
ARISTOTE (- 384 / -322), Ethique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14.

 

 

-> Problèmes

Mais comment déterminer ce qui est objectivement dû à chacun ? Etant donné que le principe de la justice ne saurait être l’égalité arithmétique –elle ne peut viser le pur et simple nivellement de toutes les conditions- le problème posé est celui de la distribution sociale équitable des contraintes, des charges, des privilèges.

 

Selon les sophistes, « le juste n’est autre que l’avantageux au + fort ».

 

 

Platon : La République, I

 

Thrasymaque : Ecoute donc. J’affirme que le juste n’est autre que l’avantageux au + fort . Et chaque gouvernement établit des lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques, et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur + grand avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d’injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j’affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l’avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le + fort, d’où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l’avantageux au + fort »

 

-> Résolution du problème

Selon John Rawls, il doit exister dans les partages inégaux un point d’équilibre tel que certaines inégalités doivent être préférées à des inégalités + grandes, mais aussi à une répartition inégalitaire. L’équité, tout comme la justice, est équilibre, convenance, et juste mesure.

 

Théorie déontologique de la justice distributive, la théorie de l’équité (fairness) de Rawls énonce 3 principes :

-         chaque personne doit avoir un droit égal au système le + étendu de libertés égal pour tous (ó liberté égale pour tous)

-         Les inégalités sociales doivent être organisées de telle façon qu’elles soient attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous conformément au principe d’égalité des chances (ó égalité des conditions de naissance) ;

-         les inégalités sociales doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent les meilleures perspectives aux + défavorisés (ó fraternité/ solidarité).

 

J.Rawls : L’équité

 

            Dans la théorie de la justice comme équité, les institutions de la structure de base sont considérées comme justes dès lors qu’elles satisfont aux principes que des personnes morales, libres et égales, et placées dans une situation équitable, adopteraient dans le but de gouverner cette structure. Les deux principes s’énoncent comme suit :

1-Chaque personne a un droit égal au système le + étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec un même système de libertés pour tous.

2-Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition

a) qu’elles soient au + grand avantage du + mal loti ;

b) et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances.

J. Rawls, Justice et démocratie

             

 

è    Problème

Que devient le mérite dans cette théorie des « attentes légitimes » ? Une forme ténue d’idéologie nécessaire au bon fonctionnement du système social. La mauvaise foi dont une société ne peut se passer : nous aimons nous dire qu’il  est juste que nos mérites soient récompensés en tant que tels, alors même que la réflexion nous invite à  considérer que la justice peut et doit être fondée indépendamment des considérations liées au mérite. Un ordre social au sein duquel le mécanisme des incitations est transparent, à tel point que les individus savent que leurs récompenses ne sont que des stimuli n’est peut-être pas possible, ni même souhaitable. La justice peut n’être pas compatible avec la transparence totale de son mécanisme de production.

 

3- De la justice au droit

 

a)      Vocabulaire

-> Etymologie

 - [du mot « justice »] : l’étymologie du mot « justice » venant du latin « jus », terme qui désigne, à l’origine, des formules religieuses ayant force de loi, puis des sentences de droit, des formules énonçant des décisions d’autorité, la justice désigne en dernier lieu la décision d’un juge qui prononce selon « le droit » : juger, c’est « jus-dicare », dire le droit

- [du mot « droit »] : Quant au mot « droit », il dérive du bas latin « directum », qui signifie à la fois direction et directive, au sens de norme de conduite, c.à.d. règle, et dont on retrouve la trace dans l’anglais « right », dans l’allemand « Recht », dans l’italien « diritto » ou dans l’espagnol « derecho ». Pour comprendre le droit, il faut s’interroger sur la règle et sur ce qu’elle présuppose

 

-> adjectif « droit », noms « droiture » et « droit »

- A partir de l’adjectif « droit », qui a deux sens, l’un étymologique et concret, « sans courbure », l’autre moral et abstrait, « qui ne s’écarte pas d’une règle morale », se sont formés au XIIème siècle deux noms : « droiture » et « droit ».

-  « Droiture » a d’abord pris le sens propre de « direction en droite ligne », avant de désigner, au XVIIème siècle, « la qualité d’une personne d’une personne droite, loyale, dont la conduite est conforme aux lois de la morale, du devoir »[28].

- Le nom « droit », lui, a pris des sens différents selon qu’on parle d’ « un » droit, de « droits » ou « du » droit.  (a) Symétrique du devoir, qui oblige et limite la liberté, le droit autorise et donne le pouvoir d’exiger quelque chose. (b) L’individu devient un sujet de droit quand il a des droits comme autorisation et comme pouvoir et quand, responsable de ses actes, il doit en répondre devant la Justice s’il viole le droit d’une autre personne. (c) Le droit s’oppose alors au fait en ce que, « dans tout ordre de choses », il est « le légitime par opposition au réel, en tant que celui-ci peut-être illégitime, désigne enfin « l’ensemble des droits qui régissent les rapports des hommes entre eux ». (d) Mais il s’oppose aussi à la force, dont il doit cependant disposer pour s’imposer. Cet emploi de la force, soumise à des règlements qui en définissent l’exercice, permet alors de distinguer la force du droit de la violence : l’Etat a le monopole de la contrainte physique légale. (e) La définition du droit comme système de lois écrites ou coutumières qui définit les obligations des sujets soumis à une même autorité étatique peut alors être précisé. Comme fait social et politique consistant à normer les comportements par des règles juridiques, des « lois », qui instituent des devoirs en prononçant l’interdiction de certains comportements ou l’obligation d’en adopter d’autres, il désigne, en tant que droit positif, les règles juridiques en vigueur dans un Etat.

 

b) Le droit, fait social et politique

- [ Le droit : un fait social] Il n’y a pas de société sans droit : Ubi societas, ibi jus, ibi societas, ubi jus , dit l’adage latin ; il ne peut y avoir de droit que dans une société, mais dès lors qu’il existe une société, il y a du droit, des règles : règles de fonctionnement assignant à chacun sa tâche et son dû en fonction des objectifs commun et règles d’organisation déterminant les organes chargés de définir les objectifs, d’établir les règles de fonctionnement et d’en assurer l’application. La présence d’un droit apparaît donc comme inhérente à tout groupe social, Etat, communauté religieuse, Eglise ou association, fût-ce de malfaiteurs. Réciproquement, le droit ne se conçoit pas en dehors du cadre social : le droit subjectif n’acquiert une consistance effective que dans un cadre social, à travers le droit objectif, qui apparaît alors comme un phénomène juridique par excellence.

 

- [le droit : un fait politique] Si le droit, défini comme un ensemble de règles, ne se conçoit que dans un tel cadre, c’est aussi qu’il suppose l’intervention initiale d’une autorité, qui elle-même ne put exister qu’au sein d’une société, qu’elle a pour fonction de diriger, en énonçant des règles et en veillant à leur observation. Le droit et sa création constituent donc la base de l’agir politique, que le souverain accepte que la coutume, pratique traditionnelle (d’une fraction) de la population (désignée comme telle), constitue la norme légale du droit, ou qu’il crée un droit, - le souverain a en effet le pouvoir de faire et de casser la loi- , signe de la puissance suprême et moyen de déterminer la conduite des sujets pour réaliser les fins propres à l’Etat.

 

c) le problème du fondement du droit : droit naturel et droit positif

Cette « création du droit » par l’autorité politique pose la question de savoir d’où elle tire cette règle : le droit est-il donné à l’homme et découvert (mais non créé) par la raison (= jusnaturalisme, ou est-il posé par l’homme dans tous ses éléments (positivisme juridique)?

 

è    L’idée que le droit procède de la nature, rationnelle et universelle, fonde la théorie du « droit naturel », norme rationnelle, transcendante à l’expérience et susceptible d’évaluer le bien-fondé » des lois et d’interroger leur adéquation à un idéal qui légitime l’obéissance que nous leur devons. Si nous pouvons dénoncer tel décret comme injuste ou nous indigner de telle prescription juridique, c’est parce que nous invoquons implicitement une loi naturelle, indépendante de l’arbitraire des préférences subjectives et qui sert de critère objectif pour mesurer la légitimité des règles de droit. Avant d’être réhabilité par Léo Strauss dans Droit naturel et histoire (1954), le principe d’une telle norme critique avait été formulé dans la philosophie antique, notamment dans la tradition stoïcienne: «la diffusion [de cette loi] est universelle, elle est présente à tous les esprits, de sorte que nul ne l’ignore ; elle est immuable et éternelle. Elle ne varie pas de Rome à Athènes, d’aujourd’hui à demain ; mais elle est identique pour toutes les nations et à toutes les époques […] Il n’est pas permis de l’amender ; il est interdit de s’y soustraire ; nul n’est fondé à l’abroger : ni le Sénat ni le peuple n’ont autorité pour ce faire » (Cicéron, La République, III, 22-23). Le droit naturel insiste donc sur l’irréductibilité de la justice à la législation empirique : la seule loi authentique, de laquelle toute règle de droit dérive sa valeur et son fondement, se découvre en consultant un modèle accessible à la pure raison : dans l’expression « droit naturel », « naturel » signifie « rationnel », dans la mesure où la possession de la raison définit la nature humaine dans sa spécificité. Elle renvoie à des prescriptions universellement valables, supérieures à toute volonté particulière, susceptibles de renvoyer telle décision subjective à sa foncière iniquité. Elle permet de dissocier la légalité, qui renvoie à la factualité du droit en vigueur, de la légitimité, laquelle porte sur des principes normatifs, qui rendent tel droit valide ou non au regard des impératifs moraux de la raison.

è    L’Antigone de Sophocle fournit le paradigme de l’antinomie du droit naturel et du droit +tif : parce que la justice est la finalité essentielle du droit, qui peut seul en assurer la réalisation, (alors qu’il y a d’autres moyens de garantir la sécurité, la tranquillité sociale et l’ordre), elle peut pour Antigone en être le critère. Parce que seul le droit véritable, conforme à la justice, doit être obéi, Antigone répond à Créon, qui l’accuse d’avoir  transgressé l’interdit qu’il vient d’établir, son édit, que cette règle humaine, non conforme à la loi supérieure, c.à.d. à la justice, n’a + rien en elle qui oblige à l’obéissance, sinon la menace, souvent vaine et toujours problématique, du recours à la violence. Le « juste » est alors moins celui qui obéit au droit que celui qui se refuse à l’injustice, celui qui se refuse à se plier à un droit qui n’en est + un. La lecture de cette tragédie comme affirmation d’une législation supérieure à celle qui prévaut dans la sphère juridique, d’un droit non-écrit, dont la conscience éthique serait dépositaire, est devenue topique depuis Aristote : « car il existe par nature –tous les hommes le savent comme par divination- une justice et une injustice communes, même en l’absence de toute vie sociale et de toute convention mutuelle. C’est d’elle, bien évidemment, que parle l’Antigone de Sophocle quand elle dit qu’il était juste d’ensevelir Polynice malgré l’interdiction, car c’était là justice selon la nature » (Rhétorique, I, 1373b 5-10). Il y aurait un ordre de l’exigible, que la raison reconnaîtrait, quand bien même la volonté ne le constituerait pas. Cependant pareille interprétation, pour séduisante qu’elle soit, laisse quelque peu échapper la signification de la pièce : l’autorité transcendante invoquée par Antigone n’est pas la rationalité dans sa visée d’universalité, mais la loi divine : loin de revendiquer le libre examen de la conscience morale, elle affirme agir sous la dictée de la piété offensée par le sacrilège que représente la décision de Créon, proclamation qui rend difficile d’ériger l’héroïne tragique en porte-drapeau du droit naturel. Aussi Hegel proposera-t-il de voir dans l’antagonisme opposant Antigone à Créon l’expression d’une lutte entre deux formes de législation à valeur éthique : la loi religieuse qui régit les obligations envers les membres de la famille et la loi politique qui commande les devoirs envers les membres de la cité. La justice religieuse exige le strict respect des défunts, qui s’accomplit dans des funérailles honorant la singularité absolue et la valeur inconditionnelle de l’individu ; la justice politique impose que soient distingués les citoyens loyaux et les traîtres, que les 1ers soient honorés et les autres châtiés, de sorte qu’elle tend à considérer chaque homme d’abord comme membre de la communauté politique. Or ce qui rend tragique le conflit entre ces deux juridictions, c’est l’égale distribution de la légitimité entre les points de vue contraires, fondés en raison, mais unilatéraux. Le droit d’Antigone repose sur le précepte absolu selon lequel le corps d’un être pensant doit recevoir un traitement digne de sa nature spirituelle, mais, en sacralisant le frère aimé, il néglige qu’aucune Cité ne peut être pérenne si elle ne différencie pas les êtres selon leur vertu politique ; le droit de Créon repose sur l’exigence voulant qu’aucun Etat, même le + juste, ne puisse tenir si le respect des lois est laissé à la libre adhésion de ses membres et s’il ne trace pas une frontière nette entre ses amis et ses ennemis, mais il néglige le fait que la cohésion de la Cité ne saurait impliquer la violation effrénée de revendications de la conscience individuelle lorsque celle-ci fait valoir, non pas son désir personnel, mais les droits définissant l’humanité de l’homme. A ce titre, l’essence divine du droit revendiquée par Antigone ne suffit pas à le soustraire à l’orbite du droit naturel : ensevelir ses défunts constitue également une exigence rationnelle, comme le prouve l’illégalité de l’enterrement de grand pa dans RC (p.195). Quelle que soit la source empirique de la règle, que celle-ci soit révélée dans une tradition ou construite par la réflexion de la raison, la conscience se rapporte bien à une norme qui dépasse la contingence de la loi positive et en conteste la validité éthique. Hegel tire du constat qu’aucun des deux personnages tragiques ne figure à lui seul la vérité la conclusion que la justice ne saurait être établie là où la loi invoquée manque à l’universel. Créon, loin de représenter la défense du droit de la Cité comme dépassement de la logique clanique ou individuelle, incarne l’obstination à revendiquer un pouvoir aveugle, oublieux de l’intérêt général jusqu’à exiger l’obéissance inconditionnelle, même à l’indéfendable : « c’est celui que la ville a placé à sa tête à qui l’on doit obéissance, et, dans les + petites choses, et dans ce qui est juste, et dans ce qui ne l’est pas ». Drame politique, la tragédie d’Antigone interrogerait la tension entre la royauté, pouvoir s’efforçant e se soumettre à une justice transcendante et immémoriale, et la tyrannie, souveraineté qui n’a pas d’autre principe que l’hybris, la démesure de la subjectivité la + arbitraire.

 

SOPHOCLE
Les lois non écrites et immuables des dieux.

 

[Antigone a enfreint l'ordre de Créon en déposant de la terre sur le corps de son frère Polynice.]

KRÉÔN. — Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?
ANTIGONÈ. — Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.
KRÉÔN. — Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?
ANTIGONÈ. — Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.
KRÉÔN. — Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?
ANTIGONÈ. — C’est que Zeus ne les a point faites, ni la justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.
LE CHŒUR. — L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.
KRÉÔN. — Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.
ANTIGONÈ. — Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ?
KRÉÔN. — Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.
ANTIGONÈ. — Que tardes-tu donc ? De toutes tes paroles aucune ne me plaît, ni ne saurait me plaire jamais, et, de même, aucune des miennes ne te plaît non plus. Pouvais-je souhaiter une gloire plus illustre que celle que je me suis acquise en mettant mon frère sous la terre ? Tous ceux-ci diraient que j’ai bien fait, si la terreur ne fermait leur bouche ; mais, entre toutes les félicités sans nombre de la tyrannie, elle possède le droit de dire et de faire ce qui lui plaît.
SOPHOCLE, Antigone (- 441).

 

è    Difficultés du droit naturel

L’existence d’un tel droit naturel ne va cependant pas de soi pour +sieurs raisons.

-         La 1ère est de savoir de quelle nature on parle quand on parle de droit naturel : de l’ordre du cosmos comme dans le « jusnaturalisme classique » (Aristote et Saint Thomas), pour qui le droit git dans la nature des choses, dans l’ordre cosmique, dans l’harmonie de la nature ? La raison du sage ne lui servira alors qu’à rechercher ce qui doit être, avant d’attribuer à chacun ce qui lui est dû, le droit n’étant qu’une technique visant à « rendre à chacun le sien » en fonction d’une situation particulière dans l’ordre des choses. Ou de la propre nature de l’homme, être raisonnable et sociable, comme dans le « jusnaturalisme moderne », celui de Grotius et de Pufendorf, qui voit dans le droit positif un reflet de la raison et le dote donc d’universalité, d’intemporalité ?

-         La seconde, l’objection conventionnaliste,  vient du constat que, si la loi naturelle existe en droit, et parfois même en fait (la fin de la 12ème et de la 14ème Provinciale de Pascal), l’expérience n’en atteste pas moins l’infinie variété historique et géographique des principes de justice, la contingence et l’inconstance des normes juridiques et éthiques. Pascal reprend cet argument sceptique dans le fragment 60, où fait remarquer que même les actes en apparence les + susceptibles de provoquer la réprobation morale ont pu être légitimées par certaines civilisations. N’est donc juste que ce que les hommes tiennent pour tel, et ce parce que la durée des mœurs établies leur confère une apparence spécieuse d’évidence ; or ils tiennent pour tel les conduites les + diamétralement opposées. + qu’un relativisme –lequel nierait la loi naturelle- il s’agit d’un scepticisme : le jansénisme de Pascal prend appui sur la corruption de la raison humaine par la chute pour affirmer son incapacité à connaître avec évidence l’essence de la justice idéale sans le secours de la grâce divine. Dès lors l’ordre juridico-politique, loin d’assurer la conformité de la réalité empirique à une norme idéale, ne repose sur aucun fondement rationnel : c’est la force et la coutume qui en sont les principes. Néanmoins, aussi arbitraires qu’elles soient, les lois +tives réalisent un embryon très imparfait de justice : elles conjurent le spectre de ce mal absolu qu’est la guerre civile. L’assimilation du droit à la justice constitue dès lors une illusion utile que dénoncent seuls les demi-habiles du fragment 90 : si les hommes ne s’imaginaient pas que les lois font exister la véritable justice ici-bas, faute d’accéder à son concept, ils s’épuiseraient en d’interminables controverses sur les règles à adopter, lesquelles s’achèveraient dans la violence. La loi +tive n’est rien d’autre que le terme arbitraire d’un processus de justification de la force accompli grâce aux « cordes de l’imagination » : là où la force est le déploiement d’une puissance effective, le pouvoir est sa suspension, sa mise en réserve. Celui-ci doit donc se signifier pour être respecté, c.à.d. suggérer ce qu’il serait en acte sans cesser de demeurer virtuel. Aussi doit-on adresser des signes à l’imagination pour produire un effet de présence sans être réellement agissant, pour que son actualisation soit suppléée par un équivalent mental qui tienne les gouvernés en respect : tel est l’enjeu de l’apparat et de la pompe des protocoles (la majesté des palais de justice om siègent des magistrats en toge et manteau d’hermine) qui servent de substitut à la justice introuvable.

-         On pourrait en conclure que la justice est une illusion, une apparence fictive de légitimité destinée à travestir l’effectivité des seuls rapports de force. Le droit serait alors réduit à l’expression du fait, dépourvu de toute signification morale, le principe qui préside à l’élaboration  de la loi n’étant pas la recherche ds principes les meilleurs pour la vie de la communauté, mais ce qui semble le + profitable aux gouvernants. C’est la thèse défendue par le sophiste Thrasymaque dans La République de Platon : « le juste n’est autre que l’avantageux au + fort » (I, 344 c). Reflétant le cynisme et l’immoralisme de l’ambitieux avide de pouvoir qui se pique de réalisme politique, Thrasymaque disqualifie comme hypocrite et naïve l’idée d’une légalité juste créant une obligation morale d’obéissance : le prétendu bien commun n’est que la ruse par laquelle les puissants font exécuter les décisions conformes à leur intérêt et pérennisent la suprématie de leur volonté sur les + faibles. Il porte ainsi à ses ultimes conséquences le relativisme de l’opposition entre la nature (physis) et la loi (nomos) : la loi n’étant qu’une convention contingente à laquelle on ne se plie que par crainte du châtiment, la nature, qui commande de suivre l’intérêt personnel, nous incite à acquérir assez de puissance dans l’Etat pour nous soustraire aux prescriptions de la morale et édicter nos propres lois. Néanmoins, cette thèse naturaliste, dissolvant le principe d’une norme rationnelle de justice et fondant l’obéissance à la loi dans la pure force s’expose à deux objections, formulées par Rousseau dans Le Contrat social : la force, qui relève de la pure contrainte, suscite la crainte, non l’obéissance volontaire, source de devoir, car présupposant la reconnaissance par un libre examen de la raison de sa légitimité ; l’instabilité des rapports de force s’oppose à la constance de l’ordre juridique. Si le droit est vécu comme une obligation issue de la raison, on ne peut le réduire à la naturalité de la soumission par la contrainte physique.

-         Récuser l’assimilation de la loi à la force ne suffit pourtant pas à légitimer la prétention du droit naturel à soumettre la loi +tive à la régulation d’une norme suprême déterminant sa proximioté ou sa distance par rapport à un idéal de justice. Pour les tenants du positivisme juridique (Hans Kelsen notamment), la justice n’est pas le principe constitutif du système des lois ordonnant le corps social . Elle n’est qu’une propriété accidentelle du droit, qui se juge à son efficience, à sa capacité de réguler les rapports intersubjectifs, sans référence à un critère transcendant. Pour être justifié, il suffit qu’un ensemble de règles contraignantes obéisse à une structure logique interne cohérente et qu’elles garantissent la sûreté publique et la paix civile par la conformité du comportement des citoyens aux normes édictées par le législateur. Le divorce entre le droit et la justice destitue la seconde au rang de fiction inutile : ce qui pouvait sembler monstrueux dans la perspective naturaliste, où le droit prétend refléter l’ordre immuable du vrai et du juste, ne l’est + pour qui se situe dans une optique positiviste, qui évacue le problème de la justice.

-         Mais cela ne suffit pas à évacuer la pertinence théorique de l’idée de droit naturel. Que le droit ait pour rôle d’assurer l’ordre n’exclut en effet pas de s’interroger sur la valeur de cet ordre : « s’il n’y a pas d’étalon + élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique » (Léo Strauss, Droit naturel et histoire). Or si nous réformons le droit et que nous en débattons, c’est bien que l’idée que les lois ne sont + acceptables guide notre jugement et que nous gardons l’espoir de nous rapprocher d’un idéal de justice qui nous anime. Récuser la pertinence de toute norme rationnelle de justice, c’est donc vider de tout sens le fait que les individus construisent des systèmes de lois et écarter la recherche réfléchie d’une vie bonne au profit du conformisme. + profondément, la diversité des théories de la justice n’implique pas qu’elles soient arbitraires ni qu’un accord sur certains points ne soit possible : le relativisme néglige la convergence transhistorique et transgéographique des jugements sur le juste et l’injuste, alors que le droit naturel nous rappelle qu’il n’y a pas de justice sans jugement, sans exercice de la pensée. Si le concept de justice n’est pas universellement accepté, c’est qu’il requiert un difficile travail de la raison : à chacun de s’efforcer de la viser, en dépassant les particularités de ses opinions et en recherchant des règles susceptibles d’être reconnues comme légitimes par tous. 

-         Car même dans le cas où la loi +tive coïnciderait avec le bien commun, cela ne suffirait pas à garantir la réalisation effective de la justice, qui semble exiger une vertu susceptible de suppléer les carences de la légalité, notamment lorsque l’application trop rigide des règles préétablies aboutirait à un résultat néfaste. L’exigence d’universalité de la loi se heurte en effet à la contingence des affaires humaines, des cas particuliers auxquels le droit aura à s’appliquer: summum jus, summa injuria. Cette faiblesse de la loi reflète moins une déficience intrinsèque à la science juridique que l’indétermination ontologique de l’action humaine, qui doit être compensée par un travail du jugement : le travail du « juge tentant d’ajuster par sa décision la singularité du cas réel et la généralité de la règle. Être équitable, c’est dépasser la lettre de la loi pour en trouver l’esprit, afin de traduire dans les faits l’idéal de justice qui sous-tendait la loi. L’équité n’est pas la dissolution de la loi dans l’arbitraire d’une interprétation du juge, mais la nécessité d’en appeler à une intelligence pratique soucieuse de justesse, apte à discerner ce qui convient le mieux aux affaires humaines dans leur imprévisible concrétude : « aller devant le juge, c’est aller devant la justice, car le juge tend à être comme une justice vivante » (Aristote, Ehique à Nicomaque, V, 7, 1132a)

 

 

4- Justice et force : l’institution judiciaire en question

            Ce qui différencie la justice de la morale, autre critère possible de fondement du droit, dont Kant voudrait qu’il remplaçât la question « qu’est-ce que le droit ? » par la question « de quel droit ? », c’est aussi cette faculté qu’a la justice de recourir à la force pour restaurer le droit et donner satisfaction aux victimes, la conformité à la légalité prenant appui sur la crainte de la punition. En effet si, dans son acception la + générale, la justice est une notion morale qui implique le respect du droit, la conformité au droit, elle est aussi une institution judiciaire, dont l’une des fonctions principales est de juger et punir celui qui a agi illégalement ou injustement. Le droit qui régit la société au moyen de règles obligatoires n’est donc pas concevable sans sanctions : le principe fondamental du droit pénal, de la justice pénale, est qu’il n’y a pas de crime sans châtiment, ni de peines sans loi. C’est tout le sens du passage de la justice vindicatoire, immédiate, des Erinyes, au jugement d’Oreste devant le tribunal de l’Aréopage, qui remplit quatre les conditions énumérées par Paul Ricoeur dans son analyse des conditions de la compétence requise pour l’acte de juger, sous sa forme judiciaire: « 1-l’existence de lois écrites ; 2- la présence d’un cadre institutionnel : tribunaux, cours de justice, etc ; 3- l’intervention  de personnes qualifiées, compétentes, indépendantes, que l’on dit ‘chargées de juger’ ; 4- un cours d’action constitué par le procès, dont le prononcé du jugement constitue le point terminal »[29]. Le jugement relève ainsi de l’acte de juger conçu comme faculté de prendre position et on aboutit à la décision d’un dernier arrêt que sanctionne la force publique : acquittement dans le cas d’Oreste ; peine de 8 ans d’emprisonnement pour homicide dans le cas de Tom. Cependant, Ricoeur estime qu’on n’épuise pas l’acte de juger si on le considère sous ce simple aspect judiciaire : l’acte de trancher, qui met un terme à l’incertitude et représente donc la conclusion d’une délibération, d’une estimation, est en même temps l’aboutissement d’une 1ère forme de violence, le litige, et le point de départ d’une seconde forme de violence, la punition : « derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit il y a la violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois définissent un Etat de droit » (ibid.p.189). Or, si les opérations de justice manifestent « le choix du discours contre la violence », en amont du procès et au cours de ce procès, quand, contre une agression, physique ou non, se mettent en place des techniques de discours (la loi comme discours écrit, l’interprétation de la loi, les plaidoiries des avocats, les débats, bref la persuasion  et enfin la parole définissant la sentence), si bien que la procédure de justice s’oppose à l’immédiateté de la vengeance, la violence institutionnalisée de la peine basculant dans la parole, rétablissant une juste distance entre le forfait et la punition, il n’en reste pas moins que la punition est une certaine violence, qui s’est transformée en juste châtiment fondé sur le droit. La justice ne peut donc faire l’économie de la force, qui a besoin de reposer sur la justice pour être légitimée. C’est tout le sens du partage du respect et de la crainte dans le maintien de la nature et de la fonction des Erinyes métamorphosées en Euménides. Elles incarnent la dimension de violence institutionnelle, qui fait de la justice l’auxiliaire de l’Etat, détenteur du «monopole de la violence légitime »[30]. En témoignent toutes les représentations symboliques de la Justice, depuis les attributs de la déesse Thémis, repris sur les frontons de tant de palais de justice, le bandeau de l’impartialité, le tranchant du glaive et la mesure/ pesée de la balance, jusqu’à l’allégorie du bon gouvernement dans la fresque d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Publico de Sienne. On y retrouve deux fois la justice. La 1ère figure de la Justice y est placée juste en-dessous de la Sapientia, la Sagesse, qu’elle regarde, et elle tient en équilibre deux plateaux, l’un pour la justice distributive, l’autre pour la justice corrective : les personnages qui vont gouverner Sienne entendent administrer correctement les deniers publics, mais aussi punir de manière inflexible. Le plateau de la justice corrective présente un ange qui rétablit l’équilibre  en récompensant une personne d’une couronne symbolique et en tranchant la tête d’une autre. Cette figure de la Justice représente le principe moral du bon gouvernement, émanation directe de la science divine. Elle protège la tribune sur laquelle trône le Bien commun, entouré des vertus cardinales, de la Magnanimité et de la Paix. Apparaît sur la fresque une 2ème figure de la Justitia : elle étreint une tête coupée et une épée ; à ses pieds des soldats en cheval, dont l’un d’entre eux la regarde. En dessous des soldats, des prisonniers, deux hommes agenouillés qui offrent leurs châteaux et un groupe de paysans ligotés, symbole de quelque  révolte maîtrisée. La Justice est une vertu armée, qui assure une paix militaire par l’anéantissement  des vaincus  et le pardon accordé à ceux qui se soumettent. Le pouvoir a ici pour seul but d’assurer la paix et la sécurité. Le bon gouvernement, le gouvernement qui a pour principe la justice, s’assure l’exercice d’une violence légitime pour éviter l’anarchie.  Dans Les Raisins de la colère en revanche,  l’échec de la justice pénale consacre le hiatus entre la visée des tribunaux – empêcher la récidive et amender le prévenu- et l’ineffectivité d’une peine ressenti comme injuste. En effet la condamnation de Tom Joad à 8 ans de prison pour meurtre n’a pas éliminé le criminel en lui et ce pour deux raisons : le jugement, injuste, n’a pas été suivi d’effet, puisque Tom, convaincu de n’être pas un criminel (il est qualifié de « bon petit gars » et même d’ « élu » par sa mère, p. 456 et 498), mais un homme défendant sa vie par réflexe, en situation de légitime défense en quelque sorte, déclare qu’il recommencerait s’il était de nouveau dans la même situation (« si c’était à refaire, je le referais », p.40 ; et d’ailleurs « n’importe qui le ferait », p.70). En rendant leur jugement, les juges n’auraient donc pas rendu la justice, le droit dont ils se prévalaient étant, aux dires de Pa, du côté de l’accusé : »ils n’avaient pas droit, ces enfants de putain » (p.113). Surtout la prison ne profite ni au clan de la victime, dont le père s’affirme prêt à tuer Tom dès sa sortie du pénitencier, pour venger son fils selon une loi du talion à ses yeux + juste qu’une justice pénale impuissante à vider une querelle de droit privé, p.78, ni au coupable, que les 4 ans de prison effectués, compte tenu de la remise de peine, n’ont pas changé, p.79-80. Pire, l’institution judiciaire « pourrit » les gens (p.108) et transforme en criminels des hommes qui ne l’étaient pas au départ, à l’instar de Pretty Boy Floyd, arrêté pour un délit mineur, maltraité en prison, et réellement rendu méchant par la prison, qui aura abouti à l’effet contraire de l’idéal de justice visé : en anéantissant l’humain, elle a transformé l’homme en « coyote » dangereux, p.109. C’est que, dans ce roman des inégalités sociales, les policiers, les shérifs et les hommes des milices patronales, qui ont la force et le droit de leur côté, sont présentés comme des criminels, les gardiens d’un état de non-droit. Ils assassinent impunément, dès que l’occasion s’en présente : « il a un revolver, […] et s’en servira parce qu’il est de la police », prévient Muley,  insistant sur le lien de cause à effet entre la légalité et l’usage brutal de la force, p.84. « Si encore  c’était vraiment pour faire respecter la loi, on le supporterait. Mais ils ne représentent pas la loi », dit Tom, p. 392. Le divorce est consommé entre le juste et la loi, entre la loi et ceux qui sont censés la faire appliquer, et les entreprises humaines pour fonder le droit sur la justice semblent être un échec.

 

           



[1] Alain Boyer, « justice et égalité », in D. Kambouchner, Notions de philosophie III

[2] « C'est Cicéron qui, de son traité des Devoirs, a transmis la sentence aux pages roses du Petit Larousse. Mais lui-même la présente comme un proverbe qui courait les rues de Rome. À cette lumière, la fameuse sentence pourrait s'illuminer comme un slogan anarchiste : "tout votre beau système de droit n'est que négation du droit, injustice suprême". » (Jean Carbonnier)

[3] Le mythe du paradis terrestre autant que l’utopie de Weedpatch

[4] Thomas Paine (1737-1809) joua, par ses nombreux écrits, dont Common Sense et Rights of Man, un rôle intellectuel important dans le déclenchement de la révolution américaine, et jeta les bases de l’esprit démocratique américain en cultivant la « religion de la liberté

[5] 3ème président des Etats-Unis, Thomas Jefferson (1743-1826) a marqué l’histoire américaine par son idéalisme humanitaire.

[6] Marie-Christine Lemardelay-Cunci commente Les Raisins de la colère de John Steinbeck, Foliothèque, p.79

 

[7] Frédéric Laupiès,  La justice, 1ères leçons, P.U.F., coll. Major

[8] Désigner la justice serait supposer qu’elle se tient dans son identité comme dans un lieu déterminé, prêt à être identifié. Ce serait supposer qu’il y a une justice en soi, là-bas, alors qu’elle est justement un entre-deux entre la norme, la valeur abstraite et sa manifestation dans une institution toujours relative.

[9] Elisabeth Clément, La Justice, site PhiloSophie

[10] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX,21

[11] Habacuc

[12] Dans l’Ancien Testament, il est celui qui « se souvient de Dieu », « garde la voie de l’Eternel », » marche dans ses voies », « marche dans l’intégrité, observe la loi de Moïse, « s’attache à la vérité ». Dans le Nouveau Testament, il sait « aimer son prochain », « craindre Dieu », agir envers les autres par l’aumône, envers Dieu par la prière, le pardon et le jeûne.

[13] Référence à l’épisode de Moïse entendant la voix de Dieu dans le buisson ardent.

[14] « Y a pas de péché, y a pas de vertu, Y a que ce que les hommes font » (IV).

[15] Platon, La République, 433 b

[16] Cf fragment sur les deux infinis

[17] Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, p.267

[18] Op cit, p.283

[19] Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1129 b)

[20] Aristote, Ethique à Nicomaque, V,3.

[21] Elisabeth Clément, La Justice www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/justice_clement.pdf -

 

[22] Magali Bessone, La justice, corpus GF, p.20

[23] Aristote, Ethique à Nicomaque, V,2 et V,9.

[24] Cela posera la question de la légitimité de la vengeance de l’assassinat de Casy par Tom, quand il tue en retour et spontanément, quoique sans remords ni regrets, le vigile responsable de la mort d’une des figures du « juste » dans le roman de Steinbeck.

[25] Alain Boyer, « justice et égalité », in Notions de philosophie, III, p.32

[26] La Rochefoucauld : «le monde récompense + svt les apparences du mérite que le mérite même » ; Pascal : « ce ne sont pas les austérités du corps mais les bons mouvements du cœur qui méritent »

[27] Dictionnaire philosophique de Lalande.

[28] Définition du Petit Robert

[29] Paul Ricoeur, « l’acte de juger », in Le Juste, p.187.

[30] Max Weber, Le Savant et le Politique