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commentaire linéaire de la PFVS

Commentaire linéaire de la PFVS

 

Structure d’ensemble 

La PFVS se compose d’un « prologue » et de deux parties, dont la 1ère seule figure à notre programme : la méditation métaphysique et la question de la religion naturelle.

Relevant d’un dispositif fictionnel qui tient de l’entrée en matière des dialogues platoniciens comme de la mise en scène des romans à tiroirs du XVIIIème siècle et qui annonce les Confessions, le « prologue » prépare et présente l’enjeu de la « profession de foi », dans la mesure où il explique pourquoi elle est à la fois : 1- « confession » ou « aveu » répondant à la question de savoir « pourquoi le vicaire s’estime heureux » ; 2- enseignement adressé (« vous saurez […] si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être ») ; 3- « méditation générale  sur « le sort de l’homme et le vrai prix de la vie »(Léo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire).

La question de la place de l’homme dans l’univers et celle du mal, autrement dit de la morale, occupe le centre de la 1ère partie, proprement métaphysique, mais ordonnée par une inquiétude pratique, qui gouverne aussi la découverte de la conscience, conséquence de la justice et de la bonté de Dieu et ultime développement de cette 1ère partie : « il me reste à chercher quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé ».  C’est donc à partir de l’inquiétude intérieure du vicaire et à travers le spectacle du mal dans l’espèce humaine qu’on est conduit à la conscience, par le biais d’une méditation métaphysique qui fonde les attributs de Dieu et les articles de foi sur le « sentiment intérieur ». La rencontre du mal troue donc la méditation métaphysique (modèle cartésien) pour aboutir à un fondement moral avec la notion de conscience ; la méditation malebranchiste sur l’ordre se double d’un ordre pascalien du cœur pour aboutir à un énoncé qui anticipe sur la dualité kantienne du « ciel étoilé » et de la « loi morale », selon Frédéric Worms : « voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure ».

La 2ème partie passe la Révélation et les religions historiques au crible de la « religion naturelle », qualification reprise à contre-cœur par le vicaire, tant le terme de « religion » ne vaut que pour les institutions historiques et politiques, qu’il faut discuter comme telles. C’est donc avec un état civil imparfait que le bonheur est compatible. La méditation, partie de la mise en scène pratique du prologue, la rejoint donc, et avec elle le projet d’ensemble de l’Emile.

 

I- Prologue et discours de la méthode : la mise en place du dispositif narratif et théorique

A- Le prologue (p.46-51)

1- Le « dispositif » énonciatif du prologue procède d’une triple mise à distance : la « profession de foi du vicaire », rapportée au discours direct et donc à la 1ère personne du singulier, est insérée dans le récit hétéro- ( à la 3ème personne du sg), puis homodiégétique (1ère personne du singulier) de la rencontre, par un jeune prosélyte en qui le mal a déjà fait son œuvre sans le corrompre irrémédiablement, d’un pauvre vicaire savoyard, homme de la nature pris dans les rêts d’une société hypocrite, néanmoins heureux, et qui entreprend de sauver son disciple du vice et du désespoir en témoignant de son propre itinéraire moral et spirituel.

 

2- Le couple formé par le jeune homme et le vicaire savoyard, inspiré de souvenirs de jeunesse de Rousseau, est à la fois symétrique et dissymétrique : d’une expérience commune de la violence, de l’injustice, de la calomnie, de l’indigence et de l’hypocrisie de l’Eglise, ces deux figures de déclassés tirent une inquiétude, qui manque de faire du jeune athée libertin un polisson révolté, quand le vicaire, + âgé et qui a surmonté son doute existentiel, a puisé dans la voix de sa conscience et dans sa foi dans l’immortalité de l’âme la sagesse qui fait de lui un homme heureux et honnête.

a) En effet 2 portraits sont successivement faits de ce jeune homme : le 1er portrait est celui d’un « infans », innocent, « un jeune cœur sans expérience » qui fait l’expérience traumatisante du mal sous la quadruple espèce du « doute », insinué dans son esprit par une catéchèse irresponsable, de la débauche (avances sodomites), du mal de scandale et de l’hypocrisie (p.45), mais que sauvent les lumières de sa 1ère éducation et une « honte native », un « caractère timide », en l’occurrence salvateur. Le 2ème portrait suggère, en même temps que l’immoralité de la misère, tentée par le vol, la corruption née du ressentiment dû à l’échec de la réussite sociale escomptée et la révolte de l’athée, plongé dans une « stupide ignorance » (p.46-48). Ainsi l’histoire du jeune homme est-elle celle d’une chute dans le mal, dirimant, « presque inévitable », mais point irrémédiable, compte tenu de la « 1ère éducation », de la jeunesse, cet «âge heureux » où l’âme a encore son « ressort » (p.47), et du naturel « timide » du jeune homme.

 

b) En face de ce polisson athée, dont le « naturel a été étouffé », mais dont l’âme n’est point morte, le vicaire n’est pas un saint (ne pouvant respecter le célibat, contre nature, il a une liaison avec une femme non mariée, dans le respect du mariage et sans hypocrisie), mais une figure d’ingénu, de lettré, spirituel, exemplaire et irréprochable, un éducateur « naturellement humain »,  bref un bon maître qui fait une bonne action avec son disciple, son « ouvrage », qu’il délivre de trois manières : d’abord matériellement, en le faisant échapper à « l’hospice pour prosélytes » où, enfermé, il risque tous les maux physiques et moraux, puis en partageant sa maigre solde avec le « gueux » revenu, misérable, frapper à sa porte, et enfin en lui enseignant, par l’exemple, l’honnêteté ; il le délivre ensuite moralement, en lui rendant la parole, au point que la 1ère confession est celle du polisson, qui professe ses doutes ; il le délivre enfin de son rapport à autrui ou du mauvais usage de son amour-propre en lui ouvrant les yeux sur le malheur d’autrui, en réconciliant son estime de lui-même avec sa sensibilité morale et sa pitié, en l’obligeant à dépasser sa position initiale d’indifférence religieuse et morale pour se poser la question de l’origine du mal et de la possibilité du bonheur. Il ne lui propose donc pas sa « profession de foi » pour réfuter par des arguments son état d’indifférence dogmatique et religieuse, mais pour répondre à sa question sur le bonheur et le malheur, même si la réponse sera aussi réponse au scepticisme métaphysique du jeune homme. Ni «disputatio » scolastique, ni pure méditation métaphysique, la «profession de foi » suppose quelqu’un pour la « recevoir » et la méditer, quelqu’un qui a été progressivement placé en situation de le faire : » je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur : vous êtes le 1er à qui je l’aie faite ; vous êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais ».

 

c) La symétrie entre les deux personnages est donc nécessaire pour que la profession de foi soit possible : leur situation intellectuelle, morale, sociale et politique est comparable, de sorte que l’enjeu pratique, l’utilité de la PFVS est aussi partagé(e) que sa vérité même. Certes le vicaire n’a pas changé de religion, n’a pas « fui » son pays malgré lui, est resté honnête et prêtre. Mais il est néanmoins triplement victime : il est victime morale des règles du célibat et de son honnêteté même ; il est victime sociale de l’institution religieuse, qui lui refuse la cure à laquelle il aspire ; il est victime politique par l’exil qui confère à la « magnificence » du spectacle de la nature la nostalgie de la patrie perdue.

 

3- En effet, comme l’entretien de Socrate dans le Phèdre, et peut-être pour les mêmes raisons, le vicaire emmène le jeune homme, « à la pointe du jour », « hors de la ville, sur une haute colline au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnait le paysage ; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par de longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents le + beau tableau dont l’œil humain puisse être frappé » (p.51). C’est donc dans un cadre grandiose et serein, en pleine nature, loin de l’agitation humaine, avec toute la solennité qu’impose le propos, que Rousseau fait dire au vicaire ce que lui-même ne veut pas dire directement, opposant l’ordre du monde aux « tristes tableaux » découverts avec « amertume » par le jeune homme. Ce contraste se retrouvera dans les mêmes termes, inversés cependant, au cœur de la PFVS, sous les yeux indignés du personnage conceptuel : »le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre […] Je vois le mal sur la terre ». Le défi à relever est donc de répondre à l’indignation du jeune homme, à l’expression métaphysique de sa révolte, sans trahir le spectacle de la nature, sans se contenter non + de le « contempler en silence », mais en recherchant son fondement lui-même métaphysique, moral ou religieux. L’ « homme de paix » a déjà atteint une partie de son but en offrant au jeune homme tourmenté le spectacle de la nature : il n’a pas eu besoin de parler pour lui en faire ressentir le sens métaphysique, pour en « offrir le texte à nos entretiens ». « Il lui reste à parler pour résoudre la contradiction entre les deux tableaux offerts au jeune homme, pour lui montrer comment lui-même, acteur déchiré sur l’une des deux scènes, spectateur ravi par l’autre, concilie les deux dans sa pensée et dans sa pratique, étant à la fois heureux et bon, unifié dans son rapport avec lui-même et avec l’humanité » (F Worms, op cit, p.92)

 

Conclusion provisoire

Le « prologue » parvient donc à inscrire PFVS au cœur de l’Emile, dont il transpose la description du jeune homme, d’un modèle idéal, vers une histoire concrète. Il donne consistance aux deux personnages en conférant à l’un un « je » marqué par sa situation et sa méditation, en prêtant à l’autre l’histoire de Jean-Jacques lui-même. Enfin, il permet à chacun des lecteurs, au prix d’une transposition de sa propre expérience, de se mesurer à un texte dont l’énoncé à la 1ère personne bouleverse les règles de l’écriture littéraire et philosophique, en les articulant l’une à l’autre. L’identification par sentiment à un personnage de roman (la Julie de la Nouvelle Héloïse), l’identification rationnelle avec le « je » pur de la méditation (dont le modèle est explicitement repris de Descartes), sont ici rabattues l’une sur l’autre, pour libérer un « je » dont l’invention est peut-être l’un des effets les + frappants de la philosophie de Rousseau dans son ensemble.

 

 

B- Le « discours de la méthode » (p.51-56)

1-Le Vicaire savoyard : un homme de la nature, victime d’une société hypocrite, aux prises avec une morale contre nature

Dès ses 1ères paroles, le Vicaire apparaît dans le rôle de l’ « Idiota », dont la non-culture a préservé l’ingénuité, à qui Rousseau donne un accent primitiviste de paysan de Genève, resté proche de la Nature « Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre » : le vicaire n’est « pas un puissant », obstacle 1er à la reconnaissance de la vérité, car elle a « partie liée avec les masques et la dissimulation ». Son questionnement sera celui d’un homme simple, d’un homme sans qualité, d’un fils de paysan que son origine destinait à la culture de la terre, qui n’a embrassé l’état ecclésiastique que pour satisfaire les ambitions matérielles de ses parents, trouvant « + beau qu’[il] appr[ît] à gagner [s]on pain dans le métier de prêtre », qui a suivi docilement, passivement, un enseignement dans lequel il ne voyait qu’un moyen d’exercer un métier lucratif et non une fin engageant sa dénaturation, qui a gardé de ses origines terriennes le respect d’une nature bafouée par la morale sociale et une profonde aversion pour des spéculations métaphysiques et qui a réalisé trop tard que son état violait la nature, et l’empêchait d’être vertueux : «mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme, j’avais promis + que je ne pouvais tenir » .

« Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit » : le désarroi du vicaire vient de ce qu’il ne peut « obéir aux lois et coutumes » d’une société à laquelle il ne se sent + adapté et que la religion de son enfance a cessé de soutenir sa vertu. Comprenant que le vœu de chasteté imposé par l’état ecclésiastique, contraire aux lois les + simples de la nature, exige de lui, homme de la nature, ce qu’il ne peut tenir, il cède à la voix de la nature. Et pour ne pas « profaner » « la + sainte institution de la nature », pour ne pas ajouter au péché d’adultère l’hypocrisie qui consisterait à se cacher en séduisant des femmes mariées, l’homme de la nature qui s’est ôté « le droit naturel » de se marier, croit trouver un compromis qui se retourne contre lui : il « laiss[e] ses fautes à découvert et devient un objet de « scandale ». Or traité comme un criminel (« arrêté, interdit, chassé »), l’homme de la nature qui s’est cru innocent car transparent s’aperçoit qu’on lui reproche moins son « incontinence » que son indiscrétion, autrement dit qu’on eût préféré qu’il ajoutât à l’intempérance la profanation du lit d’autrui : « arrêté, interdit, chassé, je fus bien + la victime de mes scrupules que de mon incontinence ; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour échapper au châtiment ».

La crise morale et religieuse d’où part le doute du vicaire est donc la conséquence de son ingénuité d’homme de la nature : l’origine du mal n’est pas dans la sexualité de l’homme « simple », qui respecte dans le mariage « la 1ère et la + sainte institution de la nature »[1], mais dans la société qui lui interdit de jouir de ce « droit naturel » ; la perversité n’est pas dans l’innocent qui laisse ses fautes « à découvert », mais dans l’hypocrisie des « maximes du monde » qui « dictent les sophismes du vice ».  

ó L’anecdote a ici valeur anthropologique et morale : il s’agit de se reconnaître pour homme, car il n’y a de vraie vertu que pour celui qui accepte d’être homme (cf p.30 + note 16 de l’édition GF, qui cite cette phrase de la NH dénonçant « ces prêtres téméraires qui font vœu de n’être pas hommes [….] Ils s’abaissent au-dessous des brutes pur avoir dédaigné l’humanité » ) Condamné pour avoir suivi les lois de la nature sans tenter de se dissimuler, le vicaire voit donc basculer toutes les idées qu’il avait « du juste, de l’honnête et de tous les devoirs de l’homme » et ce désarroi dans la vie, gagnant sa pensée, en arrive à obscurcir sa raison : « j’ étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité ».

 

2- Réécriture du Discours de la méthode de Descartes

La référence à Descartes[2] était déjà implicite dans la figure de l’ « Idiota » [3], nom donné par Nicolas de Cues à celui dont le non-savoir est un savoir, dont l’ignorance est une docte ignorance et dont le personnage conceptuel du vicaire serait un avatar, à l’instar de la figure de Socrate ou de Descartes : «mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants[4] ni de profonds raisonnements». Le vicaire n’est pas un érudit, parce que la science est réservée à une élite, alors que « ce qui nous importe » doit être accessible à tous : ce n’est pas la science qui est l’horizon du vicaire, mais la conduite de son existence. Or pour la conduite de cette existence, point n’est besoin de faux savoirs, de dogmes arbitraires, de prétendues autorités » : le « démon » de Socrate, le « bon sens » de Descartes, le « dictamen de la conscience » de Rousseau sont « expression d’un vœu de pauvreté de la raison qui renonce aux savoirs, richesse des doctes, et se satisfait du peu qu’elle tire d’elle-même », car ce peu est beaucoup et universel. La PFVS,dont l’objet n’est pas la science, mais la foi, opère ici la synthèse du « bon sens »  cartésien[5], dans le partage de la « raison commune [6]», et de la « bonne foi » piétiste[7] : « mais j’ai quelquefois du bon sens …Je ne veux pas tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pensela raison nous est commune…pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi ? ». Comme chez Descartes, la  posture est celle de l’honnête homme, moyennement doué, qui peut tenir sa conduite pour exemplaire justement parce qu’il y a, entre lui et les autres, une identité fondamentale, malgré les diversités individuelles : « la puissance … de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme « le bon sens » ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes », selon le mot de Descartes. Mais la PFVS n’ayant pas pour objet la science, la vérité philosophique, mais la foi, la vérité qui « nous importe », l’ « ordre de la raison » s’adosse à l’ordre du « cœur »: « la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter ». La raison, consciente de son incapacité à se prononcer sur ce qui « nous importe le + », nous détermine à nous soumettre à la foi. C’est donc en toute rigueur que le vicaire n’entend pas convaincre, mais persuader : »je suis bien + persuadé que convaincu », écrit-il à Dom Deschamps.

 

Le doute du vicaire, qui convoque explicitement la figure de Descartes, n’est pas de même nature que le doute cartésien[8].

 Suite d’un échec dans l’ordre du savoir (à l’origine de la révision générale de ses opinions, il y a la faillite des sciences que l’on enseigne dans les écoles), le doute méthodique de Descartes exceptait la morale provisoire[9]. Parti pris de la volonté, il ressemblait à une expérience de laboratoire en ce que cette technique opératoire était un moyen que la raison mettait au point pour procéder à la vérification de la vérité : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie…que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». Si critique que Descartes fût par ailleurs à l’encontre des «écrits des anciens païens qui traitent des mœurs » et qu’il compare à des « palais fort superbes et fort magnifiques », mais « bâtis sur du sable et de la boue », la situation lui imposait une morale par provision : « obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance ».

Or le désarroi du vicaire tient précisément au fait qu’il ne peut obéir aux « lois et coutumes » d’une société à laquelle il ne se sent + adapté et que la religion de son enfance a cessé de soutenir sa vertu. Le doute du vicaire lui est donc imposé par la vie et s’impose à sa pensée, alors que le doute cartésien est méthodique : les déceptions de l’existence, l’hypocrisie des hommes, les préjugés sociaux, le dogmatisme de l’Eglise, les mauvais exemples l’ont jeté dans l’incrédulité. Le doute du vicaire n’est donc pas la conséquence d’une faillite du savoir, mais le bilan d’une faillite morale. Or si l’état de doute sur ce qui relève de la pure spéculation est supportable (reconnaître les limites de notre pouvoir de connaissance est, pour Rousseau indispensable), le doute devient « trop violent », insupportable quand il s’agit de « vivre », c.à.d. de décider, juger, espérer et agir ».  

De là le ton dramatique pris par la représentation de l’état de doute, p. 52-53 : il ne s’agit pas seulement, ni même d’abord, d’une détermination de l’intellect, mais de l’esprit tout entier, de l’âme. Le sentiment d’urgence qui anime le texte ravive les métaphores traditionnelles de la mer des opinions et du fragile esquif humain, fréquentes dans les sermons (cf note 17). Comme le dit B Bernardi (p.30), « ce n’est pas la science qui est à l’horizon du vicaire, mais la conduite de son existence ». Le doute qui affecte l’idée incertaine ne précédant pas la connaissance certaine, mais suivant de ce que certaines choses sont inaccessibles au savoir, il faut croire : « l’ « état  inquiétant et pénible » de l’homme livré aux « passions orageuses… sans gouvernail ni boussole », selon une métaphore baroque proprement pascalienne, ne permet pas d’exclure la foi du doute méthodique, qu’une morale provisoire permet de vivre confortablement, en attendant que la philosophie s’achève en sagesse. La crise morale et religieuse du vicaire l’a donc tourné vers la recherche d’une morale et d’une philosophie.

 

Mais c’est le « cœur » qui pousse la raison à rechercher cette vérité : si le vicaire juge le scepticisme insupportable[10] et s’il n’est pas devenu un immoraliste prenant aisément son parti de ses ignorances, c’est que son cœur n’était pas entièrement corrompu et qu’en ce cœur vivait encore l’amour de la vérité qu’il ne possédait plus » : « je me disais : j’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître ; qu’on me la montre et j’y demeure attaché : pourquoi faut-il qu’elle se dérobe à l’empressement d’un cœur fait pour l’adorer ? ».

Les vérités qu’il cherche pour se tirer de cet état « peu fait pour durer » ne sont donc pas de même nature que celles visées par Descartes : elles ne relèvent pas de la philosophie de la connaissance, mais de la morale pratique; la crise n’est pas une crise de la raison, mais une crise morale et religieuse ; l’incrédulité n’est pas l’incertitude ; ce qui intéresse le vicaire, c’est la recherche des règles que « je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé » (p.83). La métaphysique n’est qu’un détour nécessaire à l’établissement de vérités utiles pour la direction de sa vie : pour le reste il devra « se reposer dans la + profonde ignorance ». Comme Descartes, il ne trouvera le critère de la vérité que dans « l’évidence », mais la « sincérité du cœur » de Rousseau diffère des idées claires et distinctes de Descartes.

 

3-Les fausses solutions

a) Le rejet de l’érudition

Comme Descartes, mais au nom de l’égalité entre les hommes, qui doivent tous, lettrés ou illettrés, pouvoir trouver par eux-mêmes et en eux-mêmes la voie du devoir, le vicaire considère en effet les livres comme une vaine érudition[11] : « voulez-vous vous instruire dans les livres : quelle érudition il faut acquérir ! Que de langues il faut apprendre ! Que de bibliothèques il faut feuilleter ! Quelle immense lecture il faut faire ! Qui me guidera dans les choix » (PFVS p.110) ; « je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n’est à la portée ni de ces livres, ni des gens qui les entendent, soit puni d’une ignorance involontaire, Toujours des livres ! Quelle manie ! » (p.112). Argument constant chez ceux qui, de Montaigne à La Hontan, exposent une « philosophie du sauvage », cette animosité misologique à l’égard des livres peut aussi faire penser à la décision de Descartes, de ne + consulter que le grand livre du monde et de sa propre raison. On peut aussi y voir l’opposition déterminante entre l’intérieur et l’extérieur cf note 116, p.154 de l’édition GF.

 

b) « Les idées générales et abstraites sont la source des + grandes erreurs des hommes » (p.64 : la polémique avec le clan des philosophes

« Je compris que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et n’en résoudraient aucun » (p.55) : le vicaire récuse aussi le témoignage des philosophes, qu’il brocarde en mêlant les critiques d’ordre psychologique et épistémologique. « Ce sont des prétentieux qui n’ont d’autre ambition que de se faire remarquer » ; « ils sont fiers, affirmatifs, dogmatiques même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres » ; »chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé que les autres, mais il le soutient parce qu’il est à lui » ; « l’essentiel est de penser autrement que les autres » (p.55), résume Jacqueline Morne qui rappelle la nécessité de « borner [s]es recherches aux vérités qui  importent à l’homme», à l’exigence de « savoir ce que nous pouvons savoir » : « borner mes recherches aux seules connaissances nécessaires au bonheur et à l’espoir de ma vie », indiquait une rédaction primitive (cf note 19). La « lumière naturelle » aurait alors pour 1ère fonction de nous indiquer ce qui véritablement nous importe.

 

c) La morale religieuse et sociale

Or cette éthique ne saurait être enseignée par la morale religieuse et sociale.  « Nul homme n’étant d’une autre espèce que moi, tout ce qu’un homme peut connaître naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi » (p.98) : la voie du salut ne passe pas par la médiation de l’Eglise, qui prétend s’interposer entre Dieu et les hommes pour traduire sa volonté, mais n’est, en tant qu’institution humaine, pas + apte que le sujet lambda à comprendre ce que Dieu exige de nous. « Ce qui redoublait mon embarras était qu’étant né dans une Eglise qui […]ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilité d’admettre tant de décisions absurdes me détachait aussi de celles qui ne l’étaient pas. En me disant : Croyez tout, on m’empêchait de rien croire, et je ne savais + où m’arrêter » : en exigeant une soumission aveugle aux dogmes, les prêtres exigent des fidèles qu’ils renoncent à l’usage d’une raison que miracles et prodiges laissent incrédule.

 

4- La « lumière intérieure » : une 1ère définition  de la conscience.

« Je pris donc un autre guide et je me dis : consultons la lumière intérieure, elle m’égarera moins qu’ils ne m’égarent, ou du moinsmon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en me livrant à leurs mensonges ».  cf commentaire de F Worms : « la solution pour le Vicaire ne repose ni dans la raison raisonneuse ni dans la crédulité aveugle », mais dans le choix, libre et positif cette fois, d’un principe de méthode et d’une restriction de l’objet de la méditation, qui peut conduire à un ordre et à des principes. Ce principe de méthode, c’est l’évidence du « cœur », qui fait que la « raison » est moins la norme ultime du vrai que celle de sa communication discursive (« la raison nous est commune et nous avons le même intérêt à l’écouter »), la « sincérité » qui trouve sa double pierre de touche dans l’effet pratique de la recherche (qui doit concerner le sens même de l’existence individuelle) et dans la communication rationnelle des résultats. Cette « sincérité » trouve elle-même son fondement dans la notion même de conscience, définie dans les termes où on la retrouvera + loin : «on nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés; cependant je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes ». Même en partie recouverte par l’expérience du mal et le doute sur la vérité et la justice, cette conscience reste assez forte dans le vicaire pour maintenir au moins le désir de la vérité :  « J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre la vérité ; mais sa source est trop élevée : quand les forces me manquent pour aller + loin, de quoi puis-je être coupable ? c’est à elle de s’approcher », dira Rousseau pour conclure.

Le critère intérieur du vrai se trouve donc conjoint avec une critique de soi-même comme sujet de connaissance. Il suffira de borner ses connaissances à ce qui importe au sujet moral. La règle de méthode, tirée de cet « amour de la vérité pris pour toute philosophie » sera d’ « admettre pour évidentes toutes les connaissances auxquelles mon consentement, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrais refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec les premières, et laisser toutes les autres dans l’incertitude quand elles ne mènent à rien d’utile pour la pratique ». Le principe d’évidence ne vaut donc que pour les « principes 1ers », qu’on pourrait appeler des « axiomes » si le Vicaire ne les posait pas justement non comme des objets de la raison, mais comme des « articles de foi », c.à.d. comme des objets de croyance, des vérités du « cœur ». L’ »évidence » rousseauiste est donc à la limite du savoir et de la croyance, de la pensée et du sentiment : il s’agit moins de ce que j’affirme que de ce que je ne peux pas refuser parce que cela s’impose à moi. Vérité et certitude se rejoignent donc dans l’acceptation libre des principes 1ers, dans l’adéquation du jugement et du sentiment, dans l’adéquation des principes de conduite aux principes de la connaissance. « Le sujet qui parle se découvre donc conjointement comme sujet théorique et comme sujet pratique, et trouve la norme de cette double rationalité dans un « sentiment » qui est intérieur et antérieur à la raison, mais que, dans sa double détermination, elle doit pourtant fonder et rejoindre », conclut Frédéric Worms.

 

               

II- La « méditation métaphysique » : Moi, Dieu, le monde

Le 1er mouvement de la méditation métaphysique du vicaire, éclairé par la lumière naturelle le mène de la découverte de son moi[12], dont la pensée active sert de 1er principe, aux 2ers attributs qui lui permettent de poser l’existence d’un « être qui veut et qui peut, actif par lui-même, qui meut l’univers et ordonne toute chose », qu’il « appelle Dieu »,  à travers un regard porté sur la nature.

 

A- Moi

1- « J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté » (p.57): cet énoncé 1er est certes une position de soi, mais ce sentiment de soi n’a pas l’évidence rationnelle du cogito cartésien, qui  fonde l’évidence de l'existence sur celle de la pensée (« je pense, je suis ») ; il dégage la nature du sujet de la pensée de l’expérience sensible, à l’instar de l’empirisme de Locke[13] et du sensualisme de Condillac, pour qui « nous trouvons dans nos sensations l'origine de toutes nos connaissances et de nos facultés »[14].

 

2- A partir de là et dans une extrême concision, le Vicaire articule 3 principes.

 

 -> L’extériorité de l’objet écarte le problème même de « l’existence du monde extérieur »: grâce à la seule expérience de la sensation, sont établies non seulement l'existence de la pensée, mais celle de la matière, dont Descartes doutait[15] : « ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi » ; « me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers que de la mienne » (57)

-> L’unité de l’entendement, activité de l’esprit qui juge, se distingue des sensations par les rapports qu’il établit entre elles, témoigne ainsi de la liberté et annonce la synthèse kantienne[16] : apercevoir, ce n'est pas seulement sentir ; c'est aussi juger, comparer, classer, ordonner, rapporter les sensations les unes aux autres. Pour ce faire, il est nécessaire que nous ne soyons pas seulement passifs mais que par l'intermédiaire de notre esprit, faculté de juger, nous exercions une action sur nos sensations. Or cette faculté de juger ne peut être en moi par la seule impression des sens : « elle est en moi et non dans les choses ». cf bas de la p.57 -> p.59 « apercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger : juger et sentir ne sont pas la même chose »

 

è     D'où une troisième vérité, qui éloigne Rousseau de l’empirisme de Locke, le rapproche de Leibniz[17]  et annonce Kant: « Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même nos connaissances par expérience fussent un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même ».

 

Synthèse et conclusion de cette définition du moi, p.59 :

+ « Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser ».

 

+ / - L’erreur n’est pas dans l’objet, mais dans la connaissance inadéquate de l’objet par l’entendement

 

-> « ma règle de me livrer au sentiment + qu’à la raison est confirmée par la raison même »

 

  B- Le monde : matière et mouvement, cosmologie et métaphysique

                 « M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi »  et, « jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres », le Vicaire ne voit pas d’autre moyen de connaître le monde extérieur que de le comparer au « 1er objet qui se présente à » lui et qu’il connaissance[18]: lui-même.

 

  1- Pour garantir la validité du principe dualiste du moi, sentant et jugeant, il s’agit, pour Rousseau, de récuser le matérialisme,  les doctrines de l’immanence, qui font du monde une immense machine ou le produit d’un hasard aveugle. Il va donc recenser 3 erreurs pour établir l’hypothèse de l’existence de Dieu : le vitalisme, le mécanisme et le hasard.

 

  -> Le vicaire commence par rejeter l’idée d’une matière non organisée se mouvant d’elle-même, donc sans impulsion originelle : contre le vitalisme de Diderot ou de La Mettrie, qui soutiennent l’hypothèse d’un principe vital animant la matière, Rousseau soutient que l’univers n’est « pas un grand animal qui se meuve lui-même ; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je n’aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible » qu’il ne reste + qu’à conclure à une « force qui le pousse »[19]. « Les premières causes du mouvement ne sont pas dans la matière ; elle reçoit le mouvement et le communique mais ne le produit pas » (p. 62). Cette réfutation est décisive, car elle enveloppe la préservation de la distinction ontologique de l’âme et du corps, établie avec le dualisme du moi.

 

-> Or la thèse du monde régi par la causalité mécanique ne peut que ruiner la spontanéité du mouvement volontaire[20] : la 2ème erreur des philosophes est de réduire le mouvement aux lois de l’inertie et du choc, car le monde schématisé de la sorte serait inerte et désespérant. Seule une raison vaniteuse peut le réduire aux nécessités intelligibles de la géométrie, en concevant un univers qui « n’a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l’homme et des animaux ». Le mouvement qui affecte la matière inerte ne peut avoir été déclenché que par une volonté : « Je crois donc qu'une volonté meut l'univers et anime la nature » (p. 63), selon un raisonnement par analogie avec le moi qui fait l’expérience du mouvement spontané[21] (« je veux agir, j’agis ») et passe au large de la controverse sur l’union cartésienne des deux substances, l’âme qui est volonté et le corps qui est mû. Ainsi ce n’est pas l’idée de l’infini découverte par la pensée en elle-même qui conduit à l’idée de Dieu, mais l’acte de volonté qui meut le corps propre qui fournit l’analogie intime pour interpréter le spectacle extérieur de l’univers et remonter à un « acte spontané » qui le meut et l’anime. Seul vaut ici l’analogie, mince fil de clarté entre deux mystères : celui de l’union de l’âme et du corps et celui de la cause 1ère des mouvements.  Entre la question du 1er moteur et la déduction de l’existence de Dieu, c’est donc une analogie intérieure et fonctionnelle qui fait le cœur de l’argument : le dogme de l’existence de Dieu suppose le sentiment intérieur du dualisme de l’homme, responsable de ses actes.

 

è     Enfin Rousseau reprend l’argument, qu’on peut lire chez Leibniz ou Fénelon de

l’improbabilité que les caractères d’imprimerie lancés en l’air composent jamais l’Iliade ou l’Enéide, pour réfuter l’hypothèse matérialiste du hasard « Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence, c’est mon second article de foi» (p. 65). Parce que le monde est ordonné, il ne peut être que l'œuvre d'une intelligence: « À quels yeux non prévenus l'ordre sensible de l'univers n'annonce-t-il pas une suprême intelligence ? » « C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage main qui le régit » (p. 103). Au-delà de la contemplation de l’ordre[22], il s’agit d’en rechercher la condition de possibilité dans une intelligence dotée d’une faculté de synthèse analogue à la nôtre. L’entendement divin n’est + le lieu de vérités éternelles ni des essences compossibles, mais la condition d’un ordre général et idéal, l’acte même de la synthèse du tout réel comme tel[23] : « le tout est un et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu ».

 

        Conclusion et synthèse de ce 2ème point :

« il m’est impossible de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent 

Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou +tôt je le sens et cela m’importe à savoir. […] Le tout est un et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi» (p.68)

 

ó La métaphysique de Rousseau a donc des implications morales : il s’agit d’écarter le hasard et la causalité mécanique pour ne pas ruiner la liberté humaine et mettre l’homme face à ses responsabilités. Une profession de foi ne saurait se confondre avec un discours métaphysique : « souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose »[24]. Rousseau ne retient que le nécessaire et le suffisant pour examiner le problème de l’existence du Mal et ses implications pratiques. Dans un monde régi par la seule causalité ou résultant du hasard, les questions exposées par le vicaire sur ce que nous devons faire seraient dénuées de significations et le plongeraient dans un fatalisme affligeant.

 

   C- « Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toute chose, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté…et celle de bonté, qui en est une suite nécessaire » (p.68)

Il s’ensuit non seulement que Dieu existe[25], même si je ne peux pas connaître sa substance [26], mais que la « bonté » du tout comme tel, définie par « l’ordre », est une « suite nécessaire » de la volonté et de l’intelligence : »j’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ». Toute la cosmologie du Vicaire est ainsi dominée par les notions d'ordre et d'harmonie[27] : « j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir ». C'est cet ordre du monde, argument déiste, qui impose l'idée d'un Dieu organisateur, et Dieu lui-même est tenu par cet ordre, car il définit sa nature : « Dieu est bon, rien n’est + manifeste : mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre ; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste, j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté » (p.82). « Il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire », la justice et la bonté sont des caractères nécessaires de sa toute puissance. Puissance – bonté – justice – sont indissociables, car la puissance est puissance de créer selon l'ordre et non de détruire, la bonté est l'amour de cet ordre, la justice sa conservation. Parce que Dieu est le créateur de l'ordre souverain de la nature, il ne peut vouloir sa destruction, il est nécessairement bon et juste. Cette remarque va bien au-delà d'une théogonie : elle est l'affirmation définitive qu'il n'y a pas de principe du mal dans l'univers. Ce n'est pas dans une volonté perverse, dans un quelconque malin génie qu'il faudra rechercher l'origine du mal. Cette pensée du tout va permettre de définir la place des parties sans retomber dans l’aporie dénoncée quelques pages + haut par le vicaire : « petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui ».

Le tout étant désormais défini non par sa substance, mais par son ordre, on peut donc revenir à soi, autant comme espèce que comme individu, sans craindre de se perdre dans des « connaissances inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison ». Cette nouvelle tâche va relancer la méditation du vicaire, assuré de soi d’une nouvelle manière : « après avoir découvert ceux des attributs de la divinité par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner » (p.69)

III- De la place éminente de l’homme dans le monde au mal social : Dieu innocent du Mal dont la liberté humaine est la cause.

 

 A-L’éminence de la volonté et de l’intelligence humaines.

La partie ascendante de la réflexion atteint son point culminant avec la place éminente de l’homme dans la nature, mais trouve là une 1ère épreuve de la contradiction qui la forcera à en redescendre pour rejoindre l’expérience intérieure de la contradiction due aux passions, au dualisme de la nature humaine.

Le tableau de l’ordre de la nature culmine d’abord dans l’espèce humaine : si le moi, fort de la certitude de son existence comme être sentant et jugeant, examine ce qu’il est quand il se rapporte à tous les êtres créés, il constate qu’il occupe par ses facultés, volonté et intelligence surtout, la 1ère place : il  « est le roi de la terre qu'il habite » (p. 69) et entretient un rapport privilégié, car théorique et non purement pratique, à l’ordre de l’univers : il est fait pour le tout, note B Bernardi (note 50). Il faudrait être aveugle pour passer à côté de ce privilège extraordinaire et se dégrader, comme le voudraient certains matérialistes, au rang des bêtes : l’homme est «le roi de la terre ». Ce n’est pas seulement la liberté, mais la raison et la contemplation qui élèvent l’homme au-dessus des autres animaux. Il développe des connaissances, la maîtrise des techniques, a la capacité de juger de l'ordre du beau et du bien, la faculté de se représenter cet ordre et de s’y soumettre librement, alors que les  autres êtres de la nature sont d'emblée soumis à l'ordre du monde. « Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? Je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bêtes ! ». (70) Il faudrait, pour Rousseau, un refus de sincérité, une prédisposition perverse à la dépréciation de soi pour effacer la différence qui nous sépare des bêtes : « âme abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou +tôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi ».

L’éloge de la raison reste purement théorique, en ce qu’il se démarque aussitôt des usages, des « abus » que l’homme fait de ces « facultés. La 1ère origine du mal réside donc dans le mauvais usage de la raison par les philosophes, sceptiques ou dogmatiques : le pessimisme philosophique est le symptôme d’un Mal étrange et inintelligible, qui consiste en l’humiliation de soi, contre l’élan du cœur, en un refus de reconnaître et d’aimer ce que nous sommes, la place qui nous est faite, p.70 : »pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai…, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce ; et si j’avais à choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de + que d’être homme ? ». Cela annonce la nécessité de passer de la raison pure à son répondant affectif et intime : le « cœur bienfaisant », qui se déploiera ensuite sous le nom de conscience : « content de la place où Dieu l’a mis », le vicaire développe l’amour de soi en amour de Dieu, à travers la raison humaine, et atteint  la limite qui en fonde les conséquences morales. Quand on n’a « aucun système à soutenir », quand le cœur n’est pas corrompu par l’amour-propre, il ne reste qu’à reconnaître et à aimer ce que nous sommes (amour de soi), la place honorable qui est la nôtre : « j’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège et d’aimer ce qui nous veut du bien ? » (70). Dans un mouvement délibérément antiaugustinien et antijanséniste, Rousseau refuse d’opposer ici amour de soi et amour de Dieu : la vertu morale et l’amour de Dieu, non seulement sont compatibles avec l’amour de soi, mais ils en découlent, conformément à une morale de l’intérêt qu’éclaire une lettre citée par Bernardi dans sa note 50.

La réflexion anthropologique, assignant à l’espèce humaine la 1ère place dans l’univers, s’inscrit donc dans la continuité de la méditation cosmologique du vicaire : il est conforme à l’idée d’un ordre providentiel que le seul être pensant en figure le point culminant. L’anthropocentrisme de Rousseau enveloppe donc un théocentrisme : »qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi si je suis le seul qui sache tout rapporter à Dieu ? ». Nous sommes au centre des créatures, mais c’est pour révéler dans sa pleine lumière l’existence du centre créateur, p.69-70. 

 

 B- « Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel spectacle ! » : « Je vois le mal sur la terre »

Pourtant un regard + poussé sur la situation effective de l’homme révèle un tableau désolant : si nous suspendons notre contemplation du monde pour nous pencher sur ce que nous sommes en tant que « rois de la terre », le contraste est violent. Passant de la place de l’homme dans l’univers à la place de l’individu dans la société, le vicaire se heurte une 1ère fois au spectacle du mal sur la terre, apparu avec la même espèce humaine qui représentait l’apogée de son ordre rationnel : « quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? » ; « les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable ! ». La rhétorique de la désolation, brisant la sereine systématicité déductive de l’argumentation du Vicaire, met en relief le scandale que constitue le contraste entre l’harmonie du monde, la perfection de la création, les privilèges accordés aux hommes et l’usage mauvais qu’ils font des attributs essentiels que la 1ère partie de la méditation métaphysique leur a accordés ; la volonté et l’intelligence. L’effervescence de l’amour-propre, la fureur de se distinguer, le souci exclusif du profit égoïste, la cupidité : toutes les passions qui prospèrent dans la société mal gouvernée portent les hommes à se nuire les uns les autres sans répit. C’est donc bien le spectacle de l’ordre social et des passions développées en amour-propre qui montre l’empire du mal. La place naturelle de chacun est remplacée par les rangs sociaux, leur arbitraire et leur injustice : dans la vie sociale, l’amour de soi est dégradé en amour-propre, et les passions sont perverties en vices par l’imagination. La corruption sociale assure bien le triomphe du mal, puisqu’elle renverse l’ordre voulu par le créateur : l’être qui devrait jouir au + haut point de son existence est pris dans les rets du malheur.

 

                Or un tel spectacle s’accorde difficilement avec l’idée d’une sagesse providentielle gouvernant le monde : « Ô Providence est-ce ainsi que tu régis le monde[28] ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? [29]». Si le monde constitue bien une totalité rationnelle, un ordre métaphysique et moral, comment comprendre la souffrance de l’homme, pourtant porté par une aspiration naturelle au bonheur auquel son statut privilégié lui ouvre le droit? Comment rendre raison du mal moral par quoi l’homme multiplie les fautes et les abus, les injustices et les crimes, transgressant ainsi l’ordre des valeurs institué par l’auteur des choses ?

ó Si Dieu a créé toutes choses, et si nous pouvons observer l’omniprésence du mal et de l’affliction dans la vie humaine, il semble devoir être tenu pour responsable de cette discordance entre l’être et le devoir-être. Pour réfuter le vieil argument qui impute à Dieu l’origine et la responsabilité du mal, Rousseau va devoir reprendre le problème classique de la théodicée, disculper Dieu et, dégageant une autre généalogie du mal, rendre la liberté de l’homme seule responsable de la présence du mal dans le monde : ce n’est pas en Dieu, ni dans la nature, mais en l’homme qu’il faut chercher l’origine du mal.

 

 C-Dualité

L’origine du Mal résidera ainsi dans la dualité de la nature humaine, qui nous est révélée par l’expérience des conflits psychologiques attachés à la vie morale. Rousseau pointe, après Platon (Phèdre, République, IV, 435 d, Phédon, 83 c), la double postulation de l’homme, tendant vers deux directions opposées : d’un côté il s’élève vers la beauté de l’intelligible (le Souverain Bien) et de l’autre il est entraîné vers le bas. Tout se passe comme si le Vicaire, déjà muni d’un dualisme externe, entre la matière et la volonté, pouvait maintenant séparer en l’homme deux principes pour démontrer que « non, l’homme n’est point un », comme si le dualisme métaphysique devait rendre compte de la contradiction morale en maintenant, contre le matérialisme des contemporains, la distinction de l’âme et du corps. Le dualisme moral des deux voix de la conscience et des passions, le dualisme logique de la pensée et de la sensation, sont repris dans le dualisme métaphysique de la liberté de l’âme, opposée à la « loi du corps », comme machine soumise à « l’impulsion des objets externes ».

 « Je veux et je ne veux pas ; je me sens à la fois esclave et libre ; je vous le bien, je l’aime et je fais le mal » : cette réminiscence de la plainte de Médée dans les Métamorphoses d’Ovide ou de l’Epître aux Romains de Saint Paul montre que  lorsque nous éprouvons une tentation, c.à.d. lorsque nous sommes portés à convoiter quelque chose de moralement répréhensible, nous sentons que les forces meuvent nos âmes dans des directions opposées  Dans le désir, un élan venu du corps nous pousse à satisfaire notre penchant, mais il est possible qu’autre chose, l’âme, nous en retienne et nous suggère qu’il serait meilleur de renoncer à l’objet désiré. Notre nature physique nous pousse à rechercher la satisfaction attachée aux biens matériels et les plaisirs relevant de l’agrément sensoriel ; mais notre nature spirituelle aspire à un bien absolu et nous permet de maîtriser nos appétits et d’y préférer l’accomplissement de nos devoirs. Les passions constituent ainsi des affections sensibles produites en nous par des objets extérieurs qui troublent nos jugements. Elles ne naissent pas de l’âme, mais dérivent de son union avec le corps. Aussi la pensée peut-elle refuser ces inclinations en nous montrant qu’elles sont inadéquates à réaliser notre bien véritable. La faute ou la tentation nous font donc éprouver un tiraillement qui atteste l’existence en nous de deux tendances s’exerçant en sens contraire. Cette dualité des principes correspond à l’opposition de la passivité et de l’activité, rencontrée dans la distinction de la sensation et du jugement, de la matière et de la volonté : « Je suis actif quand j’écoute ma raison, passif quand mes passions m’entraînent, et mon pire tourment quand je succombe est de sentir que j’ai pu résister ».

Le vicaire va donner à cette dichotomie morale une portée métaphysique : l’homme doit être compris comme un être composé de deux substances hétérogènes, ce qui clôt la réfutation du matérialisme en mobilisant un argument d’origine cartésienne contre la lecture matérialiste d’une page de Locke[30] : si les deux attributs de la pensée et de la matière s’excluent mutuellement, c’est que l’âme et le corps constituent des substances distinctes. L’homme est donc composé de deux substances : le corps, substance matérielle, et l’âme, substance immatérielle (p.72).

Cet antagonisme de l’âme et du corps, de la matière et de l’esprit, permet au Vicaire d’approfondir la nature du moi, en reprenant l’antinomie activité/ passivité, jugement de comparaison/ volonté motrice. En effet, si la volonté ne se décide à agir que sous l’effet du jugement, compris comme un principe d’autodétermination, irréductible à la matière (« nul être matériel n’est actif en lui-même »), le je pensant ne peut se déterminer que de l’intérieur : tout ce qui le sollicite étant pour lui objet de représentation, il compare les partis qui s’offrent à lui, les pèse et ne donne son consentement qu’au terme d’un travail de réflexion qui lui a suggéré que l’un d’entre eux avait + de valeur que les autres  L’élucidation du jugement de comparaison, par l’examen de son mode d’exercice dans la délibération morale, nous révèle donc la foncière liberté du sujet de la pensée, du principe immatériel qui s’y livre. Quelle que soit l’intensité de l’influence des passions et des penchants sensibles, la volonté conserve la possibilité de s’en détacher et de leur refuser son adhésion : »J’ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens, je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions» (p.73). C’est donc la liberté de la volonté qui rend manifeste l’existence d’une pensée séparable du corps. Le principe qui instaure une coupure entre l’homme et la naturalité animale ne réside pas tant dans la pensée que dans la liberté: « l’homme est donc libre dans ses actions, et comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon 3ème article de foi »

 

L’unité de l’amour de soi est rompue : la contradiction est en l’homme et le rend, non seulement susceptible, mais entièrement responsable du mal, et non seulement d’une partie du mal, mais du mal dans son ensemble : »le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde » ó théorie purement anthropologique du mal. Mais il y gagne la liberté.

 

ó L’homme se définit triplement : par sa place dans l’univers ; par sa contradiction interne, fondée sur une dualité métaphysique ; par sa détermination morale, qui lui fait commettre le mal, ressentir le malheur, et inscrit le désordre dans le système du monde : « ôtez nos funestes progrès, ôtes nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien » : » tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme ».

IV

A-      Liberté

è     La liberté est une donnée immédiate de la conscience : « Si vous me demandez comment je sais que je suis actif par moi-même, je vous réponds : je le sens. Et si vous êtes assez subtil pour démontrer que je ne le suis pas, cela ne changera rien : ce sentiment qui me parle est + fort que la raison qui le combat ». Rousseau reprend ici la tradition cartésienne (« la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par l’expérience que nous en avons ») et l’optimisme de Leibniz, qui affirmait également l’existence de la liberté par le « sentiment vif interne » dont on ne peut douter.

 

è     Il réfute le déterminisme de Spinoza, qui disait que la croyance en notre liberté n’est que l’ignorance des causes qui nous déterminent : « le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre; on ne saurait remonter au-delà. Ce n’est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité  […] Il n’y a point de véritable volonté sans liberté. L’homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon 3ème article de foi » (74).  L’expérience originelle du vouloir, source de l’idée de cause, est donc aussi source de l’idée de liberté : 

 

«  la volonté est la modalité de la présence dans le monde de la liberté », commente France Farago (3 en 1 A Colin, p.171), qui ajoute : « la liberté de la volonté est de se vouloir soi-même. La volonté qui se veut elle-même n’est pas la volonté qui veut quelque chose. Elle jaillit du fond de la liberté, dans la certitude active de soi-même. La volonté se fonde dans la liberté, qui la met elle-même dans le flottement de l’indétermination dont elle réchappe par cette liberté même lorsque, par son libre-arbitre, c.à.d. son pouvoir de choisir entre les possibles, elle prend une décision. Autrement dit, la liberté est un pouvoir d’autodétermination. ». S’appuyant sur la connaissance de l’ordre, la volonté, comme capacité d’action liée au processus de réflexion propre à l’être doué de raison, est la dimension réfléchie de ce que nous sommes, en tant qu’êtres capables de représentation, c.à.d. de distanciation entre nous et le monde, nous et autrui, nous et nous-mêmes.

 

Conséquence de l’éminence de la pensée, la liberté est donc en soi un bien, et ce pour deux raisons :

è                 Elle « maintient l’homme exempt des vices » et lui permet de racheter son esclavage, même si elle est source du mal quand elle mésuse d’elle-même : « le sentiment de la liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave » (73), c.à.d. quand ma liberté s’enchaîne et se laisse insidieusement aliéner par les passions nées de l’opinion[31] ; Il faut donc un héroïsme de la liberté pour que celle-ci se déprenne des pièges où elle s’entrave, car seule la liberté peut défaire les liens par lesquels elle se rend elle-même captive : « je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords »[32] (73). [33]

 

è                 La 2ème raison pour laquelle la liberté est en soi un bien est donc qu’un Dieu bon ne pouvait pas ne pas nous doter d’un libre arbitre, par lequel nous pouvons suivre le bien par amour de l’ordre et par victoire sur ce qui nous en détourne : « murmurer de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu » (p.75). L’ordre institué par Dieu reçoit d’autant + d’excellence qu’il comporte des créatures pour lesquelles sa réalisation prend la forme d’une exigence, d’un appel intérieur laissé à leur responsabilité. Pour être vertueux, c.à.d. capables d’excellence morale, il faut pouvoir faire le bien par choix et non par la nécessité de notre nature : si nous n’étions pas sujets à la tentation, si nous n’étions pas troublés par les passions, si nous n’avions ni mauvais penchants ni capacité de les préférer à nos devoirs, nous n’aurions aucun mérite à agir droitement. En agissant bien, nous concourons à l’édification de l’ordre voulu par Dieu. Par là même, Dieu se trouve innocenté pour notre malheur.

La liberté demeure donc  en soi une perfection que Dieu ne pouvait pas ne pas créer : l’homme a été créé responsable « afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix » (p.75). Si Dieu empêchait l’homme de faire le mal, il entraverait sa liberté, ce qui annihilerait la condition, l’essence même de l’homme, et serait un mal + grand que de laisser ouverte la possibilité du mal à sa liberté. Privé de conscience et de liberté, l’homme agirait par instinct, ne se distinguant + alors de l’animal : « quoi, pour empêcher l’homme d’être méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir fait à ton image, afin que je puisse être libre, bon et heureux comme toi ». Source de vertu, la liberté est donc inséparable de la raison qui permet de résister aux passions qui aliènent l’homme social.

 

B-Théodicée et liberté

Dieu n’est donc pas responsable du mésusage que l’homme peut faire de sa liberté. Le Vicaire va développer une théodicée, tentative pour donner une explication à la présence du mal dans un monde voulu par un Dieu tout puissant, bon et juste. Rousseau innocente Dieu de l’origine, anthropologique, du mal.

 

è     « Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même ; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé » (p.74). L’emploi du mot « Providence », plan divin voulu par Dieu, qui a ordonné le monde avec bonté, implique que, pour le vicaire, le système voulu par Dieu est ordonné selon le Bien : l’homme n’est donc pas orienté vers le mal. La Providence n’est pas une fatalité, destinée humaine ordonnée selon le mal. Mais il n’est pas pour autant déterminé à faire le bien : en le dotant d’une moralité, Dieu lui a laissé la liberté de faire le bien ou le mal, une fois ses facultés développées. S’il y a une faute, on ne peut donc pas la reprocher à Dieu, qui a donné à l’homme tous les outils nécessaires pour agir : la raison, la conscience et la liberté. La force de cette thèse, déchargeant Dieu de la faute, est d’affirmer que l’homme n’est pas déterminé : son action n’est pas prévue de toute éternité, comme peut l’être celle d’un héros tragique. Mais cette liberté a pour conséquence que, la perfectibilité humaine le soustrayant à l’ordre naturel harmonieux et bon, la Providence divine n’inclut pas le monde humain : l’homme est seul responsable de l’immixtion du désordre dans l’univers. Les effets de la liberté, dans la mesure où celle-ci forme un pouvoir d’agir par soi-même, un principe d’autodétermination absolu, échappent au pouvoir de la divinité : ils ne sont pas préordonnés par la Providence, qui délègue à l’homme un réel pouvoir de causation. Dieu n’est par conséquent pas comptable de ce que nous voulons quand nous mésusons de notre liberté : il n’est pas l’auteur des effets produits par une créature qui est, à son image, cause 1ère.

 

è     Le mal commis par l’abus que l’homme fait de la liberté qui lui a été « laissée » « ne peut troubler l’ordre général » : « le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce humaine ne se conserve malgré qu’elle en ait » (p.75). La liberté humaine n’est donc pas toute puissante : l’homme ne peut dérégler l’ordre général de la nature, détruire l’ordre universel qui se manifeste dans le tout de la nature. La liberté humaine ne peut rien changer au fait qu’il n’y a pas de mal général[34]. Le mal est confiné à la localité des affaires humaines. La liberté est séparée du système bien ordonné de la Providence et le mal commis localement ne saurait s’enfler jusqu’à devenir un mal global. Que le mal frappe uniquement l’existence humaine livre d’ailleurs un indice éloquent de son origine réelle : l’homme est seul responsable de l’immixtion du désordre dans l’univers.

 

ó Le principe explicatif du mal dont souffre l’homme est dans sa liberté, dans la nature active et intelligente de son âme. Dieu ne veut pas le mal que fait l’homme en mésusant de sa liberté, qui définit l’homme dans son essence en le rendant responsable de ses actes.

 

 

 

 

 

 

 

 

C- La responsabilité humaine du mal

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » ; « Homme, ne cherche plus l’auteur[35] du mal; cet auteur, c’est toi-même[36]. Il n’existe point d’autre mal[37] que celui que tu fais[38] ou que tu souffres[39], et l’un et l’autre te viennent de toi. Ôtez nos funestes progrès[40], ôtez nos erreurs[41] et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien »(76). Le progrès et la liberté, cause et conséquence de la perfectibilité de l’homme, sont donc la source du mal, qui ne vient ni de Dieu (il n’y a pas réellement de mal métaphysique dans la finitude de l’homme) ni de la nature (l’ordre de la Nature, du Tout, étant bon, il n’y a pas de mal physique en soi), ni même de la nature humaine, originairement bonne, mais de l’usage déréglé que l’homme fait de ses facultés, c.à.d. de la modification des sentiments et de la volonté par le progrès des sciences et des arts, par le passage de l’état de nature, hypothétique, à « l’état civil », historique: « c’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants » (p.75).

En effet, la nature, concept que Rousseau emprunte à Newton, ne saurait être responsable du mal : d’une part elle n’est rien, mais obéit à des lois qui ne déploient aucune malveillance, ce pourquoi les catastrophes naturelles sont des phénomènes, mais non des maux en soi ; d’autre part elle est ordonnée selon des principes qui en énoncent les mouvements réguliers et garantissent le tout. « Le tout » étant bien et suscitant une admiration esthétique, extatique pour un ordre harmonieux, il ne saurait y avoir de mal général, vouant aux gémonies un monde en désordre, mais uniquement des maux particuliers, dont l’origine ne saurait résider ni en Dieu[42], pour des raisons déjà analysées, ni dans la nature humaine, originairement et constitutivement bonne (p.84), puisque créée à l’image et à la ressemblance d’un Dieu bon et juste, mais dans la corruption de l’amour de soi en amour propre par la modification des rapports des sentiments et de la volonté :  « le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature : il se l’est donné » (p.76) en transgressant les limites que la nature impose aux besoins fondamentaux. Par là-même, l’homme s’est exposé à mal faire, se faisant ainsi la source des maux dont il est accablé : il n’y a « guère de maux que ceux qu’il s’est donnés lui-même », lit-on dans le Deuxième Discours, affirmation à laquelle Rousseau et le vicaire font écho, dans La Lettre sur la Providence, et p.75 : « le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible » (75) ;  « je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du Mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans un système dont l’homme fait partie ; la +part de nos maux physiques sont encore notre ouvrage». Le mal physique est donc une conséquence de notre mode de vie social et développé, il est le résultat de nos vices. Les catastrophes naturelles deviennent des maux du fait de l’imprévoyance et de l’avidité de l’homme, prêt à s’exposer à la mort pour un simple confort matériel.

Pour comprendre cette affirmation étrange, il faut dissocier dans le mal physique la douleur corporelle de l’inquiétude psychique qui vient se greffer à elle. La souffrance, envisagée d’un point de vue strictement biologique, obéit à une finalité naturelle : elle nous prévient d’un manque ou d’un dommage corporel auquel nous devons remédier pour assurer la conservation de notre être. Elle n’a donc rien de préjudiciable, mais revêt bien +tôt une utilité vitale, puisqu’elle nous signale que notre intégrité physique est menacée : « la douleur du corps n’est-elle pas le signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? ». Simplement la douleur ne se réduit jamais pour nous à un pur phénomène physique, providentiellement destiné à éveiller notre vigilance ; elle s’accompagne de représentations mentales par lesquelles elle est jugée redoutable ou intolérable. Avoir mal, c’est redoubler une affection corporelle d’un accablement qui relève de la pensée ; or ce sentiment, « l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné ». C’est donc l’abus de nos facultés qui, en donnant une résonance démesurée à la souffrance, nous empêche de la supporter : « le mal physique ne serait rien sans nos vices qui nous l’ont rendu sensible (p.75).

La comparaison avec l’homme à l’état de nature permet à Rousseau de soutenir une telle affirmation car l’homme vivant simplement souffre peu, ne manque de rien, et son existence n’est pas empoisonnée par l’usage nuisible que l’homme social peut faire de ses facultés. A l’état de nature, la maladie n’est pas particulièrement problématique, car l’homme est robuste. S’il survit, il jouit  de son  existence; s’il cède à la maladie, la mort l’emporte sans qu’il ait eu le loisir ou la culture pour y penser et en souffrir : « combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux ! Il vit presque sans maladies et sans passions[43] et ne prévoit ni ne sent la mort ».

                Le même raisonnement s’applique à la maladie et à la crainte de la mort, résultant de l’écart que la civilisation et les passions factices creusent vis-à-vis de notre mode de vie naturel. Au lieu de vivre simplement, l’homme cultivé à l’état civil, malade et souffrant, espère remédier aux maux de son intempérance par la médecine, mais donne essor à son imagination, qui amplifie ses craintes : en nous arrachant au présent et en nous projetant dans l’avenir, elle nous rend sensibles à l’incertitude de la guérison ou à l’aggravation possible de nos douleurs. A l’état de nature, l’homme demeure enfermé dans la ponctualité de l’instant, alors qu’à mesure que ses facultés se développent, il est porté à anticiper, à prévoir. La conscience close sur l’ici et le maintenant n’a pas peur de la mort ; l’esprit du civilisé se la représente par avance et « meurt de frayeur toute sa vie » : « la mort n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder »

                Ainsi l’argumentation du Vicaire congédie-t-elle toute explication métaphysique du mal, à laquelle elle substitue une explication anthropologique : nos peines comme nos crimes, le mal subi, comme le mal commis, proviennent du mauvais usage de notre liberté, d’une dépravation engendrée par l’histoire, qui nous a éloignés de notre nature et engagés dans des rapports sociaux où triomphent l’amour-propre et son cortège de vices, non la loi et la volonté raisonnable. Ce passage doit être lu en parallèle avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où Rousseau montre que la perfectibilité n'a pas mené l'homme dans le sens d'un plus grand bonheur mais d'une plus grande perversité. Dans ce développement sans règles, l'homme a perdu le sens des limites qui réglaient spontanément son existence naturelle. Ainsi nos ambitions sans mesure nous rendent de plus en plus ennemis les uns des autres. L'amour de soi changé en amour propre « qui veut toujours porter l'homme au dessus de sa sphère » » (p. 99) rend l'homme insensible à toute pitié, sensible à son seul intérêt, et il devient « l'ennemi impitoyable du genre humain ». Hypocrisie, dureté de cœur, concurrence effrénée, pillage de la nature, est-ce là le triste bilan de la perfectibilité humaine ? Il faudrait alors conclure que la nature ne nous a arrachés à l'innocence et à la stabilité du monde animal que pour notre plus grand malheur : « Il serait triste pour nous d'être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme : que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ». [44]

               

 

D- L’immortalité de l’âme

                Le mal s’explique donc par le seul abus de notre liberté, l’essence de Dieu incluant la justice, entendue comme souci de conservation de l’ordre : « où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est inséparable de la bonté ; or la bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent […] Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien» (p.76). Si la justice consiste à rétribuer chacun selon son mérite, dans le cas de l’existence humaine, elle prend la forme d’un contrat scellé entre le créateur et sa créature. Dieu nous a en effet promis que l’aspiration au bonheur qu’il a enracinée dans notre être recevrait sa récompense si nous agissions vertueusement : « + je rentre en moi, + je me consulte, + je lis ces mots inscrits dans mon âme : sois juste et tu seras heureux » (p.77).

Or, en formulant le principe de ce pacte, la théodicée du Vicaire se heurte à une difficulté + redoutable que les précédentes : l’existence du juste affligé, de la souffrance moralement injustifiable frappant l’innocent. Comment rendre raison du mal qui accable non seulement celui qui n’a pas commis de faute, mais encore celui que l’on persécute précisément parce qu’il défend les exigences de la conscience dans un monde corrompu ? L’idée de Providence semble réfutée par la virulence du mal social, qui réalise deux formes possibles de ce que Kant appellera le « mal de scandale », dans Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée : « le méchant prospère et le juste reste opprimé ». Le cours des événements du monde ne semble en rien proportionné à la morale des individus : bonheur et vertu demeurent séparés, alors que la promesse divine devrait assurer leur connexion nécessaire. Aussi ne pouvons-nous ressentir que désolation devant la vie sociale qui nous offre le spectacle du fripon florissant (lequel commet le mal impunément et ignore la douleur) et du juste supplicié (lequel souffre sans l’avoir mérité). L’union de la félicité et de l’excellence éthique, qui correspond à l’accomplissement de notre destination, n’est nulle part réalisée en ce monde, d’où la plainte de la conscience qui s’estime abusée par cet état injustifiable : »la conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie en gémissant : tu m’as trompé ».

                Le vicaire, se faisant brièvement le porte-parole de Dieu lui-même, ramène cette protestation à l’expression d’une impatience téméraire, qu’il faut exhorter à la patience. L’injustice du mal social introduit une telle rupture dans l’harmonie du concert universel que la justice divine ne peut pas ne pas s’accompagner d’une promesse de la survie de l’âme à la mort du corps, destinée à rétablir ultérieurement l’ordre troublé dans cette vie : »tu vas mourir, penses-tu ; non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis ». Cette possibilité est ouverte par la thèse métaphysique de la dualité des substances composant notre nature : leur simple distinction suffit à ne pas impliquer leur destruction conjointe. Si l’on se rapporte aux attributs qui en définissent l’essence, il est même possible d’envisager que l’âme, principe d’activité, une fois affranchie du corps, « regagne toute la force qu’elle employait à mouvoir la substance passive et morte ».  Néanmoins, Rousseau ne conclut pas à son immortalité, car celle-ci implique sa conservation  éternelle, point qui passe les capacités de notre entendement : la croyance raisonnable impliquée par les exigences de la moralité se borne à affirmer sa séparabilité d’avec le corps et son aptitude à exister seule suffisamment longtemps pour recevoir le salaire se sa vertu.

                óCe sont donc encore une fois des motifs moraux qui fondent les thèses métaphysiques du vicaire : c’est l’aspiration au bonheur du juste, partant la répartition des maux terrestres qui nous ouvre l’espérance dans l’immortalité de l’âme post mortem. Tout juste pouvons-nous postuler qu’elle permettra le dédommagement du mal de scandale. C’est précisément parce que la vertu n’est pas l’affaire d’un jour, mais le fruit des efforts d’une existence entière qu’un Dieu juste n’en assure la rétribution qu’une fois celle-ci achevée : »n’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail ». Naturellement, cette logique de la compensation n’implique aucunement que la vertu puisse être un calcul intéressé, un sacrifice auquel on se plie de mauvais gré pour acheter la béatitude éternelle : notre conduite ne relèverait pas de la moralité si nous ne pratiquions pas la justice pour sa valeur propre. La vertu exige la pureté de l’intention, non la simple rectitude matérielle de l’action. Rousseau maintient fermement l’idée selon laquelle la vertu est à elle-même sa propre récompense pour le cœur droit : notre + vive satisfaction réside dans la conscience d’avoir agi selon les prescriptions de la justice. Simplement dans cette vie, les tourments qui accablent le juste troublent la jouissance qu’il éprouve à l’idée d’avoir bien fait en émoussant le sentiment : « les humiliations, les disgrâces qui accompagnent l’exercice des vertus empêchent d’en sentir tous les charmes » La permanence du je après cette vie et le souvenir qu’il garde de la justice lui permettront de contempler l’ordre dans toute sa magnificence et d’éprouver pleinement le contentement attaché à la conscience d’avoir tout fait pour y demeurer fidèle. On remarquera que ce passage répond à la question du début de la méditation : la mémoire assure l’identité du moi. L’immortalité de l’âme ne signifie donc pas sa pure immatérialité : le bonheur prendra, pour le vertueux, la forme d’un « sentiment ».

 

                La réparation du mal social implique-t-elle symétriquement le châtiment des méchants ? Le vicaire avoue son ignorance, son « peu d’intérêt » pour son sort. Ses arguments tendent à récuser l’idée d’enfer, conçu comme lieu des supplices éternels.

En 1er lieu, le principe de la punition s’oppose à la bonté divine : un être tout-puissant ne semble pas pouvoir être traversé par le désir de vengeance.

En second lieu la frustration, la faiblesse, les troubles du méchant, en un mot son malheur réel par-delà sa prospérité apparente conspirent à établir que la peine de l’injuste n’a pas besoin d’être espérée dans un hypothétique au-delà, puisqu’elle est le principe même de son existence terrestre. L’enfer est ici-bas dans le cœur des méchants.

Enfin la séparation de l’âme et du corps qui s’opère après la mort ne débarrasse pas moins l’homme inique que l’homme juste de ce qui le détourne de l’ordre : »où finissent nos besoins périssable, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes ». L’esprit pur se voit dépouillé de ce qui engendre la méchanceté : la mort abolit la distinction du criminel et du vertueux, rendant aussi vain qu’injuste le principe d’un châtiment infini pour une vie d’errance morale. La perspective d’un destin autonome de l’âme après la mort, annulant le mal de scandale, inscrit la méditation dans la perspective d’une consolation éthique. La conscience ne doit pas conclure à la vanité de la justice devant le tableau de la vie sociale qui la nie : il s’agit bien, par le prisme de la religion naturelle, de fonder la morale sur des principes métaphysiques, mais aussi de donner des armes à la vertu pour qu’elle demeure fidèle dans l’adversité.

               

                A ce stade, la méditation métaphysique, conduite sous l’autorité conjointe de ma raison et du sentiment, se change en adoration religieuse. Nous disposons certes d’une idée des attributs divins (pensée, sentiment, justice, toute-puissance, bonté, justice), mais la finitude de notre esprit nous empêche d’aller au-delà de l’analogie et doit nous mettre en garde contre la tentation anthropomorphique.  Dieu est intelligent, mais son intelligence n’est pas comme la nôtre, déductive : elle est intuitive (Dieu est synthèse absolue). Dieu a une volonté, mais elle ignore la médiation : concevoir, vouloir et exécuter se concentrent pour lui en un seul et même acte. L’anéantissement de la raison ne signifie pas le saut dans l’irrationalité, mais la pleine conscience des limites de notre savoir : la raison s’incline devant la majesté de l’infini dont elle ne peut épuiser l’essence, mais cet au-delà du concept ne la nie nullement.

 

V- La conscience

                Dans le dernier moment de sa méditation, le vicaire passe du registre théorique au registre pratique : il s’agit maintenant de chercher « quelles maximes[45] j’en dois tirer pour ma conduite et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur terre », p.83..[46] La réflexion s’assigne pour tâche ultime d’élucider la nature du principe qui norme l’action morale : la conscience, outil qui pallie la faillibilité de la raison et qui permet à l’homme de sentir quand il va défaillir, de s’orienter dans le monde moral, avant d’agir, et de juger du caractère bon ou mauvais de son acte, après avoir agi. [47] Ce principe intérieur d’action relève de la sensibilité tout en supposant le jugement de la raison. Il tient compte de la dualité logique, morale et métaphysique de l’homme, pour mieux la dépasser. Il permet donc d’unifier le moi.

 

A-      Définition de la conscience

    1- un « instinct divin »

La conscience, instance par laquelle, me consultant intérieurement, j’évalue l’intention qui préside à mes actes et je les qualifie moralement, ne désigne pas une faculté qui nous livrerait une connaissance conceptuelle du bien et du mal ; elle prend la forme d’un sentiment qui nous permet d’apprécier immédiatement, sans recourir à une inférence rationnelle, la valeur éthique de nos actes : « les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments », p.89.

 

Aussi cette conscience est-elle définie, p. 83, 87 et 91 comme un « instinct », terme qui désigne en nous une spontanéité au-delà de la raison, qui, seule, nous introduit dans le monde des valeurs : « tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement ». Il y a donc comme une évidence sensible, un sentiment inscrit en l’homme et qui lui donne une forme de clairvoyance face à la raison potentiellement faillible. Elle est analogue à l’instinct par la spontanéité : nous jouissons par elle d’une sensibilité morale, dont la fonction de discrimination s’apparente à celle de la sensibilité physique, même si elle s’appuie sur un tout autre critère.  De même que nos sens évaluent immédiatement la convenance des objets extérieurs à notre constitution corporelle, retirant de l’agrément à ceux qui en favorisent l’essor et du déplaisir à ceux qui y nuisent, la conscience statue sur la conformité de l’action à la vertu qui forme le bien de notre nature spirituelle, retirant de la satisfaction à la bienfaisance, de la répugnance à l’idée d’avoir transgressé les exigences de la justice. La conscience et l’instinct présentent donc une homologie de structure : l’attrait de la vertu et le plaisir qu’elle suscite marquent l’accomplissement de ce qui réalise notre nature, la répugnance envers le vice et les remords qu’il engendre expriment l’état dans lequel cette nature se trouve contrariée. Ce sentiment brille par sa fiabilité (« guide assuré », « juge infaillible »), exprime une évidence irrécusable, antérieure à tout raisonnement.

Car la voix de la raison, instrumentalisée par les passions que sa perversion justifie, ne saurait à elle seule constituer un guide sûr, ni même 1er, contre la sensibilité qui nous aliène au « corps » par le biais des passions : « trop souvent la raison nous trompe » (83), soit qu’elle s’appuie sur des sensations trompeuses, soit qu’elle néglige le sensible pour s’enfermer dans un rationalisme artificiel, capable de justifier tout et n’importe quoi, les inégalités sociales (Voltaire), l’esclavage (Aristote) ou « les sophismes » de la raison perverse. Car requis face à la tentation, nous cherchons en nous de fausses bonnes raisons d’y céder : nous avons toujours tendance à justifier ce vers quoi nous sommes attirés. L’originalité de la morale de Rousseau consiste donc dans la subordination absolue de la raison à la conscience. Il n’y a aucune autonomie de la raison chez Rousseau, dont la morale est une morale du sentiment, contrairement à la morale de Kant, qui se réclame de lui, mais qui fonde sa morale sur la raison : »si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit » (NH, lettre VII). La raison peut errer, se corrompre du fait des passions vaines qu’engendre la vie sociale, car, en elle-même, elle est moralement neutre. La  conscience doit donc être consultée en 1er, car cette « voix de l’âme » qui s’oppose à la « voix du corps » que sont les passions », « ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer ». La conscience est donc comme l’instinct de l’être libre, ce qui nous conduit vers les valeurs vitales. Elle exprime notre seule authentique nature.

En effet, pour Rousseau, nos idées ne sont pas innées, mais elles nous viennent, comme dans le sensualisme de Condillac, du dehors par les sens, donc par le corps, tandis que nos « sentiments », qui apprécient nos idées, « sont au-dedans de nous ». « Le principe immédiat de la conscience, indépendant de la raison même » est donc une impulsion innée, comme l’impulsion de la commisération. Ce qui est inné, c’est l’impulsion qui nous porte vers le bien et nous le fait aimer, ce pourquoi le vicaire va commencer son examen par le rappel de la thèse fondamentale de l’anthropologie rousseauiste, p.84, la bonté naturelle de l’homme : « la bonté morale est conforme à notre nature ». Rousseau inverse ici les rapports entre le jugement et l’action, telle que l’avait exprimée la morale rationaliste de Descartes dans Le Discours de la méthode : « il suffit de bien juger pour bien faire », « de juger du mieux possible pour faire aussi de tout son mieux ». Avec Rousseau le rapport s’inverse : il suffit, sinon de bien faire, du moins de bien sentir pour bien juger. La justesse des lumières repose donc sur la droiture du cœur. Sans la conscience, la raison est sans règle et l’entendement sans principes « ôtez la voix de la conscience et la raison se tait à l’instant » (Manuscrit de Genève). Les véritables lumières naturelles ne sont pas la raison : sans la conscience, « lumière intérieure », la raison est aveugle. La faculté des principes n’est pas la raison, mais le cœur.

P. 91, le Vicaire qualifiera la conscience d’ « instinct divin », « qui rend l’homme semblable à Dieu » parce qu’elle prolonge l’amour que Dieu peut avoir pour les hommes, à qui il a donné cette place particulière dans le monde harmonieux, en un amour de l’homme pour l’homme, « amour de soi » qui est amour de la noblesse de son espèce et de ses facultés, amour d’un genre humain auquel il appartient et dont il s’écarte en faisant le mal, c.à.d. en blessant l’humain en lui-même. La conscience est donc, dans la définition de la p.87, le prolongement de la bonté divine en justice humaine. A ce titre elle est un « guide infaillible et sûr », une voix de la nature qui nous parle lorsque nous agissons. La nature nous a armés de cette conscience pour nous guider dans le monde.

 

2- la voix de la conscience parle au cœur

La conscience, désignée comme « voix intérieure » ou «voix de l’âme», parle donc depuis notre cœur à notre cœur. C’est une impression sensible, un sentiment qui inscrit la moralité dans le cœur même de l’homme, et non dans un principe, une autorité ou un texte extérieurs. Le droit constitutionnel d’une nation ou les mots d’un ecclésiastique sont sans valeur à côté de la moralité inscrite dans ma nature par la conscience : je n’ai pas besoin du décalogue pour savoir qu’il ne faut pas tuer, ni du droit pénal, car la conscience, de manière instinctive, me fait savoir que faire le mal est contraire à ma nature : «je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire », dit le vicaire, révélant par là l’indépendance de l’homme à l’égard des autorités morales, son affranchissement à l’égard de ce que l’Etat ou  l’Eglise peuvent imposer comme morale, et fondant sa moralité sur le sentiment de l’homme au moment de son action : « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes »

 

3- La conscience représente donc une arme dont l’homme a été doté par nature; « la bonté morale est conforme à notre nature » (84). Rousseau refuse ici la théorie de « l’homo homini lupus » de Hobbes, selon laquelle la nature humaine ne serait qu’un champ d’instincts sauvages qui tendent à la destruction de l’autre pour la préservation de soi, et que seule une organisation politique et une police peuvent freiner. Si l’homme était poussé, par nature, par un instinct à faire le mal, faire le bien serait une dénaturation, un vice. Or chacun de nous se rend bien compte que le bien « nous laisse une impression + agréable après l’avoir fait » (85). L’homme, par nature, est poussé vers le bien par la conscience que l’on sent, en soi,  donner ou non son assentiment au moment d’agir : « qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer »(p.83-84). En revanche, celui qui « marchande avec elle » est sûr de mal agir, car il essaye de donner des gages de sa bonne foi, alors qu’il sent que ce qu’il va faire est mal. La conscience est le critère ultime (critère vient du grec « krino », séparer, donc établir des rapports, juger), qui permet de savoir, de manière sensible, si ce que l’on fait est bien ou mal.

 

 

4-: « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes » : si le jugement de la conscience consiste à donner ou non son assentiment à l’action, c’est que la conscience opère la synthèse du sentiment et de la raison, qui nous permet de connaître le bien. La conscience n’est donc rien dans le cœur de celui qui n’a pas comparé, qui n’a pas jugé, qui n’est pas capable d’éclairer le sentiment par la raison. Si faire le bien ou le mal relevait d’un simple sentiment, alors peu importerait que l’homme dispose d’une raison : faire le bien serait une sorte de programmation innée et l’homme serait une sorte d’animal parfait moralement, chez qui l’idée de perfectibilité, d’amélioration n’aurait pas de sens. Or précisément, l’homme est doué de raison et de liberté : le sentiment ne produit pas l’action et Rousseau refuse de séparer la raison du sentiment, la raison permettant d’éclairer le sentiment. La conscience développée ne devient active que par la raison : « connaître le bien, ce n’est pas l’aimer ; l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer » (p.90). Quoique inné en nous, ce sentiment ne peut donc se manifester avant que la raison ne nous fasse connaître l’objet auquel il s’applique : « la conscience ne se développe et n’agit qu’avec les lumières de la raison. Ce n’est que par ses lumières qu’il parvient à connaître l’ordre, et ce n’est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l’aimer. La conscience est donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé » (Lettre à Christophe de Beaumont). Il faut donc attendre que la raison soit formée pour que l’homme ait une idée des relations morales et que sa conscience devienne active, ce pourquoi Rousseau corrige, p.84, la formule « toute la moralité de la vie humaine est dans l’intention », puis dans la « volonté »  de l’homme en « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons en nous-mêmes ». La définition choisie indique qu’on se rend à soi-même témoignage et que la conscience implique la volonté réfléchie, d’où résulte le jugement. La conscience, éclairée par la raison, a justement ce rôle de surmonter cette tension interne à la sensibilité opposant les impulsions égoïstes et les élans de commisération. Elle assure l’unité de notre nature, concilie sensibilité et intelligence, nous fait aimer les rapports de justice dont la raison nous révèle le contenu : elle s’enthousiasme pour les règles universelles de nos devoirs, gravées par Dieu au fond de nos cœurs. Seul le vacarme des passions peut recouvrir sa voix, jusqu’à la rendre inaudible

 

 

                La démonstration de Rousseau se fait en deux temps, suivis par l’expression affective de ses conséquences pour la pratique. P.84-87, il commence par exposer l’universalité de la conscience dans l’expérience morale de l’humanité, ce qui le conduit à une 1ère définition de ce « principe inné ». Puis, répondant aux objections qu’elle suscite, il en propose une déduction philosophique, qui le conduit non seulement à une conclusion argumentative, mais à une exclamation  profonde, conclusion de l’ensemble de la PFVS

 

B  La bonté naturelle de l’homme.

Rousseau va donc d’abord démontrer l’existence de la conscience par ses effets: elle doit produire une norme immanente, à la fois universelle et affective : «s’il est vrai que le bien soit bien, il doit être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, et le 1er prix de la justice est de sentir qu’on la pratique ». Ce qu’il s’agit de montrer, c’est donc le croisement entre l’immanence individuelle de la moralité et le contenu universel de la justice ou de la loi.  L’homme n’est pas porté par essence à nuire à ses semblables, son cœur n’est pas originellement dévoré par un égoïsme féroce, ce qu’atteste l’expérience symétrique de la satisfaction intérieure que nous éprouvons à l’idée d’avoir bien agi et des remords qui nous accablent lorsque nous avons fauté: « rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! Examinons, tout intérêt personnel mis à part, à quoi nos penchants nous portent ». L’enjeu de cette introspection, qui prend la forme d’une investigation tournée vers autrui, de manière à pouvoir établir l’universalité des attitudes altruistes, consiste à récuser les doctrines matérialistes qui érigent l’intérêt individuel au rang de principe explicatif exclusif de l’action humaine. [48]

 

Pour prouver l’universalité de la  conscience et réfuter l’objection de ceux qui soutiennent qu’il n’y a que notre intérêt qui nous motive, Rousseau multiplie, p.85-87, les exemples de l’enthousiasme que nous prenons à la vertu et de l’emportement que nous éprouvons face au spectacle de l’iniquité, qu’il emprunte notamment à 3 domaines distincts : le théâtre ; les scènes d’injustice dont nous sommes témoins ; l’histoire.

 

è     Au théâtre, le spectateur, qui préfère l’homme vertueux qui échoue au méchant qui réussit,  s’émeut des malheurs qui frappent l’innocent, verse des larmes sur son sort et s’indigne du triomphe du méchant. Reprenant succinctement les analyses de sa Lettre à d’Alembert, Rousseau indique que la représentation théâtrale révèle l’enracinement de la moralité au + profond de notre nature, puisque le seul tableau du vice suffit à nous en inspirer l’horreur. Vivre par la médiation de la fiction des affections morales montre bien que nous pouvons nous affranchir de notre intérêt : le drame du protagoniste d’une tragédie n’est pas le nôtre[49].

 

è     L’homme aime les vertus qui communiquent le bien moral. La simple expérience suggère que nous prenons plaisir à la bienveillance désintéressée : « qu’est-ce qui nous est le + doux à faire et nous laisse une impression + agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ? ». Aussi y a-t-il un certain héroïsme de la vertu, une contagion du Bien qui suscite un « enthousiasme de la vertu » 

 

è     la tendance spontanée à vouloir secourir la victime de « quelque acte de violence et d’injustice » suggère que nous éprouvons de l’intérêt pour la réalisation du bien, y compris lorsque celui-ci ne nous concerne nullement. Seul l’horizon d’un intérêt personnel nous détourne de la justice. La défense de l’opprimé rend visible notre amour spontané de la vertu, qui s’exerce ici gratuitement.

 

è      Enfin la considération de l’histoire achève de donner force à l’argument : par principe le passé éloigné ne saurait avoir la moindre influence sur notre intérêt ; pourtant la simple description des crimes et des vices disparus avec leurs auteurs nous inspire la même répulsion que s’ils se déroulaient sous nos yeux. [50]De cette façon, Rousseau dissocie la morale et la religion. La morale des hommesn’est pas reflétée dans leur religion, ni subordonnée à elle. Les religions passent, la morale la même. Ce que dit donc Rousseau ici, contre le christianisme, c’est qu’il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour être moral, pour que les actions morales aient un sens. La preuve : les polythéistes sont moraux, comme nous! Et ce, malgré une religion qui a des Dieux absolument immoraux, méprisables. Les grands hommes et les grandes femmes de l’époque étaient admirables pour leur moralité, mais ils sont restés admirés pour cela bien après leur disparition et celle de leur religion. La moralité des individus ne dépend donc pas de leur religion, puisqu’il existe des personnes admirables par leur moralité qui avaient des religions non seulement distinctes de la notre, mais qui divinisaient le vice, la faiblesse et les monstruosités.  Alors, de quoi dépend la moralité des hommes, si elle n’est pas liée à la religion. Et, qu’est-ce qui explique que les êtres moraux se reconnaissent par les mêmes traits à toutes les époques, qu’ils sont toujours tenus pour admirables, sinon la permanence des jugements moraux, des idées de bien, de mal et de justice ?

è      

 

 

è     Enfin, p.87, « l’instinct moral » résiste même au service des plus méprisables divinités, comme la vertu de l’intrépide romain aux superstitions de l’ancien paganisme. Les règles éthiques semblent transcender lieux et époques (p.87): par-delà la variété des mœurs et des opinions (Montaigne), nous pouvons constater l’entente des esprits sur nos principes et sur nos devoirs. Partout on loue l’honnêteté, la générosité, le dévouement ; partout on abhorre la cruauté, la perfidie l’ingratitude : « parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal ». Les exemples de coutumes qui nous paraissent barbares, et dont Montaigne tirait argument pour relativiser la morale, demeurent  pour Rousseau des exceptions qui n’anéantissent en rien « l’accord évident et universel de toutes les nations ». De même que la multiplicité des erreurs ne supprime pas la possibilité d’une vérité s’imposant à tous, la diversité des usages n’empêche pas l’uniformité des règles constituant mes devoirs, « tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d’accord sur ce seul point ».

 

ó Ces  exemples prouvent la présence d’une disposition éthique au fond de nos cœurs : nous aimons le bien, et pas seulement notre bien ; nous haïssons le mal et pas seulement notre mal.

 

D’autres contre-exemples prouvent du reste, par l’absurde, l’universalité de la conscience morale :

è     La privation du sens moral signale la mort de l’âme : un homme qui ne ressentirait pas de sentiments moraux est un homme mort (85).

è     Peu d’hommes sont insensibles au point de ne pas préférer le bien au mal quand l’intérêt n’est pas en jeu (85-86).

è     même étouffée par une vie d’abus, la voix de la nature continue de se faire entendre dans certaines circonstances, puisque  même le criminel plaint l’infortuné et que « le voleur qui dépouille les passants couvre la nudité du pauvre ».  [51] (86).

è     L’universalité du remords prouve la vérité de la conscience (86) : le méchant fuit la voix du remords dans le divertissement et le rire sardonique, alors que le juste se satisfait de lui-même et que son rire, émanation de sa joie, est communicatif.

 

 

Ainsi l’intériorité et l’universalité du principe moral se manifestent-elles par des effets internes et externes à la fois : bonheur intérieur, bienfaisance pratique, résistance aux coutumes religieuses. La conscience n’est abordée ici que comme nature, en tant qu’elle parle au cœur de l’homme, édicte une loi à laquelle il faut obéir. « Instinct moral » avant d’être « instinct divin », la conscience prouve son opposition aux passions et son universalité sur le même plan qu’elles, celui de l’affectivité humaine.

 

 « Principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises »[52], la conscience agit donc dans le prolongement de la nature, en fournissant le principe qui lui permet d’accéder à sa perfection, selon les mêmes critères de bonheur et de malheur que ceux qui définissaient la nature : « sitôt que nous avons pour ainsi dire conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d’abord selon qu’elles sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, enfin selon les jugements que nous en portons selon l’idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne ». Mais la conscience rompt avec la nature physique ou physiologique, avec la sensibilité, en ce  que la norme du jugement moral n’est + la convenance avec le corps individuel, le plaisir, la peine, l’intérêt, mais la conformité à une règle universelle, dont le contenu ne peut être connu que par la raison. Tout se passe comme si la conformité à cette règle était sentie par la conscience avant même que la raison ait besoin de l’énoncer. La nature en nous ne se réduit donc pas à l’amour de soi et à la conservation par les passions : on peut et on doit arriver à la justice par la méditation.

 

C/ Pour cela, il faut dépasser la preuve de la conscience par les effets et la prouver :

è     aux philosophes qui, tel Montaigne, opposent la coutume à la nature et critiquent l’universalité de la justice humaine en estimant que si rien n’est inné, bien et mal sont relatifs aux cultures(p.87-88)[53] ;

è     et à ceux qui, tels Helvétius et Diderot, réduisent la nature et la justice à l’intérêt (p.88).

 

1/ Au relativisme, il oppose  l’idée que quelques exemples explicables par des circonstances locales n’invalident pas la thèse de l’universalité de la conscience morale.

 

2/ Pour réfuter la morale de l’intérêt :

è     il commence par montrer que la thèse, fausse (on ne se sacrifie pas pour son intérêt personnel), est une faute, car elle calomnie la vertu d’un Socrate (88).

è     Puis, pour  montrer qu’il n’est pas impossible d’expliquer par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience, il retourne, dans le 1er § de la p.89, l’argument de la sensibilité contre les empiristes mêmes : seul est inné le mouvement sensible qui nous porte à « vouloir notre bien et à fuir notre mal »[54] ; l’existence de la conscience suggère que le principe de la vie morale, la conscience, est inné : il se trouve en nous antérieurement aux données sensibles qui lui donnent l’occasion d’exercer sa puissance de juger.

è     L’idée d’un instinct moral relevant de la sensibilité va fournir au vicaire un dernier argument contre les philosophes récusant la possibilité d’une action désintéressée : il s’agit de montrer que la nature ne se réduit pas aux penchants égoïstes, en mettant en relief l’existence de dispositions spontanées qui assurent un attachement de l’homme à ses semblables. Les théories sensualistes reconnaissent l’existence en nous de ce que Rousseau nomme l’amour de soi, mais négligent la présence d’autres dispositions qui nous décentrent de nous-mêmes : « si l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à l’espèce  (89»). L’homme ne pouvant développer ses capacités et atteindre l’excellence dont  sa nature est capable qu’en société, se trouvent en lui, outre les affections qui le poussent à veiller sur lui-même, des sentiments qui le portent à assurer la conservation de l’espèce : la capacité qu’a l’homme de partager l’affliction frappant ses semblables, sa répugnance devant le spectacle de leurs souffrances et de leur vulnérabilité, préservent l’amour de soi de la tentation de la cruauté et surtout assurent son expansion de l’individu au genre humain.

 

ó Tout penchant naturel n’est donc pas de nature égoïste : il y a un intérêt désintéressé. Si l’impulsion de la conscience dérive du système moral formé de ce double rapport à soi-même et à ses semblables, elle reproduit sur le plan  de la dualité métaphysique la dichotomie égoïsme/ altruisme propre à notre sensibilité. Il faut ainsi opposer en nous un intérêt issu du corps qui nous enracine dans l’appétit égoïste et un intérêt issu de l’âme qui nous rend sensible  la justice et ne nous laisse pas indifférent au charme de la vertu : « sans doute nul n’agit que pour son bien ; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais  par l’intérêt propre que les actions des méchants ». La contradiction qui naît en soi « du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables » engendre « l’impulsion de la conscience ». L’homme connaît alors le bien de l’espèce comme bien et la pitié se transforme en conscience, c.à.d. en amour de ce bien pour lui-même. La connaissance de ce bien est due à la raison : « sitôt que la raison le lui fait connaître, sa conscience le lui fait aimer ». Ainsi, alors que la pitié naturelle est extension passionnelle de l’amour de soi, dans une contradiction inconsciente, la conscience est ce qui surmonte cette contradiction, quand elle apparaît comme telle, en passant du bien de l’individu et du bien d’autrui à ce qui est « le bien » en général, et fait apparaître le bien individuel comme un mal relatif. L’objet de la moralité, ce sont donc bien les rapports à autrui, mais ils sont pris dans une échelle qui fait passer de l’amour de soi à l’amour du bien, de l’ordre ou du tout.

 

L’amour de l’ordre qui anime la conscience donne donc à la notion d’ordre une signification éthique : Dieu est avant tout l’auteur de valeurs et de principes, appuyés sur des rapports de perfection. Le Vicaire découvre ainsi une moralité qui s’affirme comme telle, dans la contradiction avec l’amour de soi et l’intérêt, mais dans la perspective d’un fondement tout autre, d’ordre religieux et « divin ».

               

3- C’est donc de l’intérieur même de l’argumentation philosophique que surgit l’exclamation morale, dans la parole du « je », qui marque l’acmé de la PFVS : « conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ». On en comprend maintenant les éléments : le vicaire y retrouve le dualisme métaphysique de l’homme démontré + haut, mais incarné cette fois au cœur de la subjectivité pratique et comme principe d’action. Il y trouve aussi de quoi surmonter la contradiction entre la sensibilité physique, partagée avec les animaux, et une rationalité qui n’est que l’instrument par quoi l’humanité peut accéder à elle-même. La conscience est donc à la fois sentiment et représentation ; nature et moralité ; instinct et raison. Immanente au même titre que l’amour de soi et la pitié, elle est transcendante par son objet qui n’est + le bien individuel, mais le bien rationnel, le bien en soi. [55]

 

D/ Il reste pourtant à reconnaître et à suivre la conscience, et à lui faire surmonter la contradiction dont elle dépend pour apparaître.

è     Car si la morale n’a pas besoin de la philosophie (90), la conscience est étouffée par la société : les préjugés sociaux empêchent qu’on entende sa voix (91).

 

è     Le vicaire raconte alors comment il fut éloigné du bien moral lorsqu’il le pensait comme une chimère et prenait le plaisir des sens pour seul bien. Il atteste de la difficulté qui fut la sienne pour retrouver la voie du vrai bien, car si la pure méchanceté est impossible dans la mesure où elle serait méconnaissance de soi (91), la vertu est difficile, car il faut d’abord la mettre en œuvre pour en goûter le plaisir spécifique. P.92, le vicaire explique que c’est la conscience et non la raison qui l’a délivré de cette oscillation : il fut égaré par le combat entre ses sentiments naturels et sa raison jusqu’à ce que la vérité lui apparaisse. Or la raison ne peut seule suffire à définir la vertu comme amour de l’ordre : sans Dieu comme principe de l’ordre, elle ne peut que servir le méchant qui ordonne tout à lui.

 

è     p.92-94, le vicaire revient sur l’antinomie du vertueux et du méchant : il s’adresse à son interlocuteur pour lui souhaiter de sentir les joies et les consolations de la vertu et de la foi en Dieu (92-93) et, revenant sur le dualisme âme/corps, il conclut de raisonnements hypothétiques sur la présence du corps qu’elle rend l’homme méritant et donc supérieur aux anges. Il rappelle que l’homme est le seul auteur du mal : il reprend l’argument d’Aristote pour affirmer que, même si l’homme devenu mauvais ne peut + ne pas l’être, il dépendait de lui de ne pas l’être devenu.

 

è     Dans les 2 dernières pages, il livre alors son espérance : être soi sans contradiction. Reprenant le mouvement réflexif qui confère à sa conclusion un caractère rétrospectif, il se plaint une dernière fois des illusions de sa jeunesse, dues au corps : sources du mal, elle l’empêchent de suivre aisément le bien ; or il ne peut totalement s’en débarrasser, même si elles ne le trompent pas (94-95). Puis il explique qu’il espère être un moi pur et l’est en pensée dès cette vie. Pour cela il s’exerce aux pensée élevées en louant Dieu (95) et définit la prière d’abord négativement, puis positivement. Il dit qu’il ne prie pas Dieu pour 3 raisons : il a reçu tout ce dont il avait besoin ; prier Dieu de faire des miracles serait impie ; le prier qu’il nous fasse vouloir le bien est inutile, puisqu’il nous a doués de la conscience, de la raison et de la liberté pour aimer, connaître et faire le bien. Il conclut que prier Dieu, c’est vouloir que sa volonté soit faite et demande donc à Dieu, c.à.d. à la vérité, de redresser ses erreurs.



[1]

[2]Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. Descartes, Discours de la méthode I° partie

 

[3] Descartes écrit son Discours de la méthode « en français, qui est la langue de mon pays, +tôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens » et qui, dans les 1ères pages du Discours de la méthode, se défend de faire la leçon, veut simplement montrer les chemins qu’il a suivis dans la recherche de la vérité et commence par des souvenirs d’enfance et de jeunesse.

[4] Rousseau reprend ici la distinction que Descartes opère, au début du Discours de la méthode entre philosophie et érudition. Pour accéder à la vérité, il ne s’agit pas d’avoir accumulé beaucoup de savoir. La science n’est pas un empilement de connaissances. Savoir ce n’est pas apprendre.

[5] Chez Descartes, jugement, « puissance de bien juger », qualifiée de « bonne », car elle seule permet d’accéder au vrai, de « distinguer le faux d’avec le vrai ».

[6] Chez Descartes toujours, la  capacité de juger ou raison réside sans partage en tout homme, à  la différence de la vivacité de pensée ou de l’imagination, variables selon les individus : « la raison est naturellement égale en tout homme ». Elle est « la chose du monde la mieux partagée », càd qu’elle est universelle.

[7] (note 15 de l’édition GF) Marie Huber faisait de la « bonne foi » un critère suffisant de détermination du vrai. 

[8] « Descartes a explicitement annoncé sa volonté de fonder sa philosophie sur une base solide et inébranlable : "[…] tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile."Dès lors, l’acte fondateur de la philosophie cartésienne devient le doute, mais un doute métaphysique à valeur méthodique et épistémique, condition pour obtenir une connaissance certaine. Pour atteindre la connaissance indubitable :"Je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fut entièrement indubitable." [..]. Le doute hyperbolique cartésien n’est pas de nature sceptique mais de nature méthodique et veut la suspension volontaire de tout jugement, l’élimination de toute connaissance probable, afin de préparer les voies de la certitude […]. En effet, si on peut douter de ce que les cinq sens nous transmettent, des raisonnements mathématiques, de nos rêves, nos pensées et nos préjugés, il y une seule chose dont ne peut en aucune manière douter : que l’on est en train de douter. Au moment où je doute de tout, je suis assuré de la pensée qui doute. C’est le fameux Je pense donc je suis du Discours de la méthode, le cogito ergo sum des Principes : "Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais." Je pense donc je suis devient ainsi le premier principe de la pensée cartésienne car la certitude fondamentale dont on ne puisse douter, c’est le moi doutant. La pensée qui se déploie en doutant, se prouve son existence. S’il ne reste rien de certain parmi les connaissances que je tenais pour certaines, si ma croyance en mon corps, en mes sens, et en mes certitudes mathématiques, est tombée sous le coup du doute, et enfin si un malin génie agit sur le contenu de mes pensées, en les rendant fausses, le fait qu’ils m’apparaissent douteux, à moi, en tant qu’une chose pensante est indubitable : "Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens, ni aucun corps ; j’hésite néanmoins : car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses : enfin il faut conclure, et tenir pour constant, que cette proposition, je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.

[9] Exposé très clair de la morale provisoire de Descartes sur le blog « philolog » de Simone Manon, entrée « Descartes. Morale provisoire. Discours de la méthode, III.

[10] « comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? Je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les + malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit humain : il n’y résiste pas longtemps ; il se décide malgré lui de manière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire ».

[11] « j’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pour ce qu’on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eusse achevé tout ce cours d’étude au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait aucun profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de + en + mon ignorance » (Descartes, Discours de la méthode

[12] Cf p.56 « mais, qui suis-je ? »

[13] pour Locke, l'esprit est « une table rase » sur laquelle la rencontre des sensations vient progressivement inscrire les connaissances et les fonctions intellectuelles de l'homme.

 

« Supposons donc qu'au commencement l'Âme est ce qu'on appelle une Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu'elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-t-elle cette prodigieuse quantité que l'Imagination de l'Homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et toutes ses connaissances ? À cela je réponds en un mot, de l'Expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine ; Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre Âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.

Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain.

 

[14] La célèbre allégorie de la statue montre comment l'homme originel est semblable à une statue douée du sens de l'odorat à qui on ferait sentir l'odeur d'une rose : dans un premier temps cette statue ne serait qu'odeur de rose ; à partir de cette première sensation vont se développer progressivement l'attention, la mémoire, la comparaison. L'ensemble des fonctions de l'entendement seront ainsi engendrées à partir de la rencontre et de la transformation des différentes sensations.

 

Mademoiselle Ferrand sentit la nécessité de considérer séparément nos sens, de distinguer avec précision les idées que nous devons à chacun d'eux, et d'observer avec quels progrès ils s'instruisent, et comment ils se prêtent des secours mutuels.

Pour remplir cet objet nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d'un esprit privé de toute espèce d'idées. Nous supposâmes encore que l'extérieur tout de marbre ne lui permettrait l'usage d'aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles.

Nous crûmes devoir commencer par l'odorat, parce que c'est de tous les sens celui qui paraît contribuer le moins aux connaissances de l'esprit humain. Les autres furent ensuite l'objet de nos recherches, et après les avoir considérés séparément et ensemble ; nous vîmes la statue devenir un animal capable de veiller à sa conservation.

Le principe qui détermine le développement de ses facultés est simple ; les sensations mêmes les renferment : car toutes étant nécessairement agréables ou désagréables, la statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or on se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l'entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc., ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. C'est pourquoi il nous a paru utile de supposer que l'âme tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes, pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s'arrête là ; et elle laisse à l'expérience le soin de nous faire contacter des habitudes, et d'achever l'ouvrage qu'elle a commencé.

Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations.

 

[15] « je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais point feindre pour cela que je n'étais point ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais ».

[16] « il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été d'abord dans les sens » ( Kant, Critique de la Raison pure)

 

Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui frappent nos sens et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu'on nomme l'expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience et c'est avec elle que toutes commencent.

Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.

Kant, Critique de la raison pure, Introduction.

 

[17] « On m'opposera cet axiome reçu parmi les philosophes : qu'il n'est rien dans l'âme qui ne vienne des sens ; mais il faut excepter l'âme même et ses affections : Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu ; excipe, nisi ipse intellectus » Rien n'est dans l'entendement qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'entendement lui-même).

[18] La référence au fragment des deux infinis de Pascal est ici évidente.

[19] Les sciences physiques peuvent bien établir les lois mathématiques qui régissent l’univers, elles ne sauraient remonter jusqu’à la cause 1ère, l’impulsion originaire, et répondre à la question métaphysique : pourquoi le monde est-il ainsi et pas autrement ? Selon le Vicaire, la faiblesse des explications mécanistes comme celle de Descartes ou de Newton, c'est d'observer les lois du mouvement sans être capable d'en déterminer l'origine. Qu'une horloge marche toute seule ne signifie pas qu'il n'a pas fallu au départ remonter le ressort qui la fait marcher afin de lui communiquer le mouvement. Il en est de même pour la matière en général :

[20] « C’est en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est + fort que toute évidence : autant vaudrait me prouver que je n’existe pas »

[21] «Comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle ? Je n’en sais rien, mais j’éprouve en moi qu’elle la produit ». (63)

[22] »Où le voyez-vous exister ? Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire, non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent ». Il s’agit donc de penser le tout comme tel : « sitôt qu’on veut entrer dans les détails, la + grande merveille échappe, qui est l’harmonie et l’accord du tout » 

[23] Après avoir extrait la composante active sous le nom de « volonté », Rousseau retrouve, dans le spectacle de la nature et sous le nom d’ordre général ou d’harmonie, la composante intellective qu’il avait trouvée en lui

[24] Cf note 47.

[25] Cette intelligence ordonnatrice Rousseau la nomme Dieu. « Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu'il soit, qui meut l'univers et ordonne toutes choses, je l'appelle Dieu » (p. 68).

[26]Là encore, pour Rousseau, il ne s'agit pas d'un raisonnement mais d'une simple évidence du cœur d'où ne procède aucune connaissance. Si la lumière naturelle enseigne avec certitude que Dieu existe, elle ne m'apprend rien sur ce qu'il est. « J'aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu'il est, quelle est sa substance, il m'échappe et mon esprit troublé n'aperçoit plus rien » (p. 69). Notre esprit fini ne peut penser l'infinité de l'être divin en elle-même. Ce que nous savons de lui, nous ne pouvons que le supposer indirectement à travers la contemplation de son œuvre. Dieu est pur esprit, mais je ne peux penser ce pur esprit que par comparaison à mon esprit limité, ce qui serait « un avilissement de l'essence divine » (p. 81). Dieu et mon âme ne sont pas de même nature. Dieu est créateur, mais je ne comprends pas comment une telle création est possible. Dieu est éternel, mais mon esprit fini ne peut penser l'idée d'éternité. Dieu est intelligent, mais son intelligence ne fonctionne pas comme la mienne, elle est purement intuitive là où l'intelligence humaine se perd dans la médiation du raisonnement. Dieu « peut parce qu'il veut », sa volonté est créatrice, alors que l'homme doit péniblement subordonner des moyens aux fins qu'il donne à ses actions. Dieu est bon, mais « la bonté de l'homme est l'amour de ses semblables » alors que « la bonté de Dieu est l'amour de l'ordre ». Dieu enfin est juste, mais là encore nous sommes abusés par les mots, car « la justice des hommes est de rendre à chacun ce qui lui appartient » tandis que la justice de Dieu « est de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné » (p. 82). Ainsi toute tentative pour penser l'essence de Dieu est vouée à l'échec : « J'élève et fatigue mon esprit à concevoir son essence » (p. 81). Je peux adorer Dieu, je ne peux le connaître » (cours de J Morne).

 

[27] « la notion de justice avant d'être une notion morale pourrait être pour le Vicaire comme pour Platon une notion mathématique, puisqu'elle concerne l'équilibre entre les parties », explique J Morne.

[28] La 1ère question interroge la bonté de Dieu.

[29] La 2ème question interroge la puissance de Dieu.

[30] Locke suggère, comme une hypothèse, la possibilité que Dieu ait créé la matière de telle sorte qu’elle dispose de l’aptitude à penser, sans avoir besoin de lui joindre une substance immatérielle, pour peu que ses parties soient arrangées selon une certaine organisation. Locke ne fait pas figurer la pensée au rang des attributs de la matière, mais cherche +tôt à souligner : 1- que notre connaissance de la matière n’en épuise pas les propriétés ; que la toute puissance de Dieu et notre ignorance de ses voies d’action ne saurait exclure l’éventualité qu’il ne lui soit pas nécessaire d’accoler deux substances distinctes pour former un être pensant. Il creusait ainsi une brèche dans laquelle se sont engouffrés les matérialistes :La Mettrie explique que notre répugnance à prêter  de l’intelligence à la matière ne tient qu’à la nouveauté de la thèse, puisqu’à partir du moment où, en sus de l’expansion (res etxensa de Descartes), nous lui accordons l’attraction (Newton) et l’électricité, nous n’avons aucune raison d’hésiter à y loger d’autres caractéristiques jusque-là inconnues. Cela n’est pas + coûteux que de convoquer une âme invisible, immatérielle, qui ne fait l’objet d’aucune expérience.

[31] « L’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis les uns des autres, et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui ». (Lettre à Christophe de Beaumont)

[32] Le schème de l’esclavage a servi depuis l’antiquité pour penser le rachat de la servitude morale, Salut ou rédemption, dont le remords est le début.

[33] Si l’homme, doué d’un libre-arbitre, peut choisir le mal en cédant aux tentations dont ses passions sont l’occasion, on ne peut absolument pas dire, sans perversion, que le mal puisse être aimé pour lui-même : « sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable, ou que j’estime tel, sans que rien d’étranger à moi me détermine » (74). Si l’homme, doué de libre-arbitre, peut choisir le mal en cédant aux tentations dont ses passions sont l’occasion, on ne peut dire, sans perversion, que le mal puisse être aimé pour lui-même[33]. Rousseau retrouve ici l’intellectualisme moral de Socrate, pour qui nul n’est méchant volontairement : le mal, relatif, ne saurait être une fin en soi ; il n’émane jamais de l’élan spontané de notre nature, mais toujours de causes externes. Si le pervers peut éprouver une jouissance à faire le mal, il n’en ressentira jamais de joie. Rousseau nie que l’homme puisse vouloir le mal pour le mal. La volonté ne saurait être diabolique, parce que l’homme, créature d’un Dieu bon, ne peut être méchant par essence : chez lui, la méchanceté est liée au rapport et à la confrontation avec l’autre.

 

[34] Cf note 61

[35] L’origine et le responsable, celui à qui le mal peut être imputé, donc le fautif et le coupable.

[36] Ni Dieu, ni la Nature ne sont l’origine du mal, l’un parce qu’il est puissant, bon et juste et qu’il a créé l’homme libre ; l’autre parce qu’obéissant à des lois, elle relève de la nécessité, est en-deçà du bien et du mal pour parce que l’ordre du Tout est nécessairement bon.

[37] Il n’y a donc pas de mal métaphysique pour Rousseau, ou +tôt ce mal métaphysique, comme le mal physique n’en est pas un : il n’est un mal que pour l’homme, qui perçoit la finitude de sa condition comme un mal, alors qu’elle est, sinon un bien, du moins la condition même de son existence, en soi bonne.

[38] Mal commis ó mal moral

[39] Mal subi ó mal physique

[40] Reprise de la thèse du 2ème Discours, dont la 2ème partie rend la « perfectibilité » des sciences et des techniques responsables d’un mal historique et social, mais non ontologique.

[41] Intellectualisme moral et idée qu’il n’y a pas de faute, de péché, de mal volontaire, mais seulement des erreurs de jugement et d’appréciation d’une réalité bonne en soi.

[42] « Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage, puissant et juste, tout est bien »

[43] L’homme à l’état de nature vit dans un âge a moral ou pré moral, où la distinction entre le bien et le mal n’existe pas, parce que l’homme, qui n’a pas encore développé son jugement, n’a pas besoin de se comparer aux autres. Son amour-propre n’étant pas heurté, ses besoins sont limités et la nature lui offre tout ce qu’il faut pour satisfaire ces besoins dans l’instant, ce qui le fait vivre dans un présent immédiat, sans crainte, sans désirs, sans jalousie…

 

[45] Règle de conduite, de morale ; appréciation ou jugement d’ordre général

[46]C’était pour répondre à l’inquiétude de la subjectivité éthique que le Vicaire développait ses thèses métaphysiques

 

[47]

 

[48] Dans De l’esprit, Helvétius affirme que toutes nos décisions sont dictées par des motifs ressortissant de l’instinct égoïste, à l’impulsion sensuelle subjective. Même les actes apparemment désintéressés sont le fruit d’un dressage social, qui nous apprend pas la crainte du châtiment ou la perspective d’un profit ultérieur à y renoncer. Dans cette perspective, la conscience est « l’œuvre du préjugé », « erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation »

[49] Notons néanmoins qu’il y a, dans le spectacle du mal, un pouvoir de séduction et de fascination qui pare le héros du mal d’une aura mythique digne de la « beauté du diable ». Combinant la séduction féminine avec la séduction du mal, la figure de la femme fatale exerce notamment, dans Les âmes fortes et dans lady Macbeth, une puissante emprise sur les esprits. La capacité de séduction de Thérèse, initialement assez faible –la jeune femme ne brille à l’origine ni par son esprit, ni par sa beauté- devient peu à peu irrésistible. Mme Numance, le Muet : tous succombent à son emprise. Thérèse est transfigurée par l’expérience du mal : « elle avait pris du nerf et du noir. Elle s’était durcie et allumée. Son approche chauffait comme l’approche d’un tison. Elle était à ce moment-là, de beaucoup et de loin, la + belle femme de Châtillon, et même d’ailleurs certainement ». Le meurtre de Firmin ne fait qu’accroître la fascination exercée par cette nonagénaire « fraîche comme une rose », en faisant affleurer l’image mythique de la mante religieuse dévorant son partenaire : le « Contre » a entendu raconter par sa tante l’histoire de cette légende vivante et la veillée funèbre qui sert de cadre au récit contrapunctique de son histoire mythique permet l’affrontement de deux légendes contradictoires, celle que Thérèse a elle-même élaborée et celle que rapporte la rumeur. Quant à la séduction qu’exerce Lady Macbeth, elle est liée à la démesure de sa volonté de puissance et à la virilité contre nature de cette mère infanticide et de cette femme parricide, dont son mari salue la monstruosité et Baudelaire sa criminalité : »ne mets au monde que des enfants mâles ! Car ta nature intrépide ne doit former que des hommes » ; « Ce qu’il faut à mon cœur profond comme une abîme,/ C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime » (l’Idéal). Ainsi la fascination exercée par l’horreur est-elle plus ambiguë que le pathos et la moralité épinglés par Rousseau : « horreur ! Horreur ! Horreur ! Il n’est ni langue ni cœur qui puisse te concevoir ou te nommer », le cri de Macduff face à la « nouvelle Gorgone » qu’il a vue, est + proche de la sidération que de la contemplation. Quant aux images de la broderie sanglante, elle avoue la possible esthétisation d’un mal dont Diderot reconnaissait la force poétique : « presque toujours ce qui  nuit à la beauté morale redouble la beauté poétique. On ne fait guère que des tableaux tranquilles et froids avec la vertu : c’est la passion et le vice qui animent les compositions du peintre, du poète et du musicien ».

[50]

La mort de Caton d’Utique (Appien)

98 Comme la nouvelle de ces événements parvint à Utique trois jours après tout au plus, et que César s'était sans délai mis en marche pour Utique, une fuite générale commença. Et Caton ne chercha à retenir personne : il donna même des navires aux aristocrates qui lui en demandèrent ; mais personnellement, il demeura, de pied ferme, et quand les habitants d'Utique lui promirent de demander grâce pour lui avant de le faire pour eux-mêmes, il répondit en souriant qu'il n'aurait pas besoin qu'on intercédât en sa faveur auprès de César, et que César aussi le savait parfaitement. Puis il fit poser les scellés sur toutes les caisses publiques, et confia les documents concernant chacune d'elles aux autorités d'Utique ; le soir, il prit son bain, puis son dîner, qu'il mangea assis, comme il le faisait depuis le meurtre de Pompée. Et, sans rien changer à ses habitudes, sans consommer ni plus, ni moins, il s'entretint avec les convives de ceux qui avaient pris la mer, demanda des informations sur le vent, pour savoir s'ils ne l'avaient pas contraire, et sur la distance à parcourir, pour savoir s'ils seraient assez loin avant l'arrivée de César au début de la matinée. Puis, même en allant se coucher, il ne modifia en rien ses habitudes, si ce n'est qu'il étreignit son fils avec plus de tendresse. Mais comme il ne trouvait pas son poignard à sa place habituelle près de son lit, il se mit à crier qu'il était livré à ses ennemis par ses domestiques : de quoi se servirait-il, disait-il, en cas d'attaque, s'ils survenaient pendant la nuit ? Comme on le suppliait de ne rien entreprendre contre lui-même, mais d'aller se reposer sans poignard, il ajouta, de façon encore plus convaincante : « Ne m'est-il donc pas possible, si je le désire, de m'étouffer avec mes vêtements, de me casser la tête contre le mur, de me précipiter pour me briser le cou ou de retenir ma respiration pour en finir ? » D'autres arguments du même ordre amenèrent ses amis à lui remettre son poignard. Quand celui-ci fut à sa place, il demanda le traité de Platon sur l'âme et se mit à lire.

99. Quand il eut terminé le dialogue de Platon, comprenant que ceux qui se tenaient à sa porte étaient endormis, il se frappa au-dessous du sternum : ses entrailles tombèrent et il laissa entendre quelque gémissement qui fit accourir ceux qui se tenaient à sa porte ; les médecins remirent en place les entrailles, qui étaient intactes, cousirent la blessure et la bandèrent. Quand il eut repris connaissance, il se remit à jouer son rôle : il se reprochait, en son for intérieur, la faiblesse de sa blessure, mais exprimait sa gratitude à ceux qui l'avaient sauvé et déclarant qu'il n'avait besoin que de dormir. On s'en alla donc en emportant le poignard et, comme il semblait calmé, on ferma les portes. Lui, après leur avoir fait croire qu'il dormait, déchira de ses mains en silence les bandages, défit les sutures de sa blessure, puis, comme une bête sauvage, élargit l'ouverture de son ventre avec ses ongles, y plongea ses doigts et en arracha les entrailles jusqu'à ce qu'il mourût, âgé d'environ cinquante ans, reconnu pour l'homme le plus fermement attaché à sa conviction une fois qu'il avait tranché, et définissant ce qui était juste, convenable ou bien, non d'après l'usage, mais d'après des considérations de haute morale. Il avait, par exemple, épousé Marcia, la fille de Philippus, au sortir de l'adolescence, lui vouait la plus grande affection et avait eu d'elle des enfants : il la céda néanmoins à Hortensius, un de ses amis, qui désirait des enfants mais dont l'épouse était stérile ; et quand elle lui en eut donné un, Caton la reprit chez lui, comme s'il l'avait prêtée.
Tel était donc Caton, et les habitants d'Utique lui firent de brillantes funérailles. Quant à César, il déclara que Caton l'avait privé d'une belle démonstration, mais quand Cicéron fit l'éloge de cet homme dans un écrit intitulé Caton, César répliqua en le critiquant dans un ouvrage intitulé l'Anti-Caton.

 

 

 

 

[51] Opposant le « cri du remords » à la « sérénité du juste », il va ensuite + loin en opposant, p. 86-87, deux sortes de rapports à autrui et deux formes de rire et de joie : « le méchant s’égaye en se jetant hors de lui-même […], le rire moqueur est son seul plaisir » ; « la sérénité du juste est intérieure ; son ris n’est point de malignité, mais  de joie […] Il ne tire pas son contentement de ceux qu’il approche, il le leur communique ». La conformité de la morale à notre nature se révèle ainsi dans la liaison que vice et vertu entretiennent avec notre satisfaction intérieure : la douce tranquillité d’âme du juste « se rendant un bon témoignage de soi » signale l’accomplissement de son être ; la tristesse du méchant, sa perpétuelle errance hors de soi, manifestent l’écart entre son existence et l’inaccomplissement de son être. (p.86)

 

[52] Pour Rousseau, donc, la conscience n’est que morale : c’est ce qui dans l’âme sait ce qui est juste et vertueux. L’âme, c’est la totalité de l’esprit, de la vie de l’esprit, la conscience, c’est ce qui dans cette totalité concerne les principes moraux. Nous savons, de manière innée, ce qui est juste et ce qui est vertueux. Donc, sans avoir à l’apprendre, du simple fait d’avoir une âme, on a aussi une conscience, c’est-à-dire la connaissance innée de ce qui est juste et vertueux. Cette connaissance est inhérente à la conscience. "Malgré nos propres maximes", c’est-à-dire malgré les jugements moraux, les impératifs moraux que nous pouvons apprendre ou concevoir. 

 

 

[53]Les lois de la conscience que nous disons naître de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération interne les opinions et moeurs approuvées et reçues autour (Montaigne I,23 « de la coutume »)

[54] Rousseau ne nie donc pas le postulat sensualiste selon lequel « toutes nos idées nous viennent du dehors »,

[55] Contrepoint : Nietszche : extrait du Gai Savoir

Vive la physique ! — Combien de gens savent-ils observer ? Et, dans le petit nombre qui savent, combien s’observent-ils eux-mêmes ? "Nul n’est plus que soi-même étranger à soi-même", … c’est ce que n’ignore, à son grand déplaisir, aucun sondeur de l’âme humaine ; la maxime "Connais-toi toi-même", prend dans la bouche d’un dieu, et adressée aux hommes, l’accent d’une féroce plaisanterie. Rien ne prouve mieux la situation désespérée où se trouve l’introspection que la façon dont tout le monde, ou presque, parle de l’essence de l’action morale. Quelle promptitude chez ces gens ! Quel empressement, quelle conviction, quelle loquacité ! Et ce regard, ce sourire, ce zèle, cette complaisance ! Ils ont l’air de vous dire : "Mais, mon cher, c’est précisément mon affaire ! Tu tombes précisément sur celui qui peut te répondre c’est la question que, par hasard, je connais le mieux. Voici donc quand un homme décide "ceci est bien", quand il conclut "c’est pour cela qu’il faut que ce soit" et qu’il fait ce qu’il a ainsi reconnu bien et désigné comme nécessaire, l’essence de son acte est morale. "Mais, cher ami, vous parlez là de trois actions et non d’une seule : votre jugement, -"ceci est bien" par exemple, — votre jugement est un acte aussi ! Et ce jugement ne pourrait-il, déjà, être ou moral ou immoral ? Pourquoi tenez-vous "ceci" pour bien plutôt qu’autre chose ? "Parce que ma conscience me le dit ; et la conscience ne dit jamais rien d’immoral, puisque c’est elle qui détermine ce qui est moral !" Mais pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible ? Cette croyance, n’y a-t-il plus de conscience qui l’examine ? N’avez-vous jamais entendu parler d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience qui se tienne derrière votre "conscience" ? Votre jugement "ceci est bien" a une genèse dans vos instincts, vos penchants et vos répugnances, vos expériences et vos inexpériences; "Comment ce jugement est-il né ?"C'est une question que vous devez vous poser, et, aussitôt après, celle-ci "qu’est-ce exactement qui me pousse à obéir à ce jugement ?" Car vous pouvez suivre son ordre comme un brave soldat qui entend la voix de son chef. Ou comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un flatteur, un lâche qui a peur de son maître. Ou comme un imbécile qui écoute parce qu’il n’a rien à objecter. En un mot vous pouvez écouter votre conscience de mille façons différentes.

Or il se peut que vous entendiez dans tel et tel jugement la voix de votre conscience, — que vous trouviez bien telle ou telle chose, — parce que vous n’avez jamais réfléchi à vous-même et que vous avez accepté aveuglément ce qu’on vous a donné comme bien depuis votre enfance ; ou parce que le pain et les honneurs vous sont venus jusqu’ici de ce que vous appelez votre devoir ; .., ce devoir vous paraît " bien " parce que vous y voyez la " condition de votre existence " (et votre droit à l’existence vous apparaît irréfutable!). — Mais la fermeté de votre jugement moral pourrait fort bien être la preuve de la pauvreté de votre personnalité, d’un manque d’individualité ; votre "force morale" pourrait avoir sa source dans votre entêtement, ou dans votre impuissance à concevoir de nouveaux idéals ! […]"

 

 

Commentaire rapide du texte de Nietzsche :

La question est de savoir à quoi on reconnaît un acte moral, d’où vient le jugement qui commande l’action ?

Réponse de l’interlocuteur fictif : de la voix de la conscience, qui ne peut pas être immorale, puisqu’elle fixe ce qui est moral. On retrouve là la thèse de Rousseau, celle d’une conscience immédiatement morale en ce qu’elle sait constitutivement ce qui est bien et ce qui est mal.

 Les objections de Nietzsche sont de deux ordres : une est relative à l’origine de cette voix et des ses impératifs, l’autre relative à la manière avec laquelle on lui obéit.


D’abord, en faisant appel très clairement à la conscience réflexive, la conscience qui examine les contenus et les actes de conscience, il invite à comprendre que l’idée selon laquelle ce que dicte la conscience est moral n’est qu’une croyance, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas fondé, qui n’a rien de rationnel. Une simple foi en sa conscience, une confiance faite à sa conscience qui ne repose sur rien. Une confiance accordée sans examen, sans raison valable. Car, lorsqu’on réfléchit à propos de cette voix, on est forcé de constater qu’elle ne vient pas de la conscience, que ce que la conscience nous recommande de faire ne se trouve pas constitutivement en elle, mais procède d’autre chose que d’elle : des instincts, des penchants, des expériences et de ce qu’on ne sait pas, de notre naïveté. Ses impératifs ont une genèse, une origine dans autre chose que la conscience et lorsqu’on a découvert d’où ils viennent, il apparaît qu’il était bien dangereux de faire confiance à sa conscience. La conscience n’est pas constitutivement conscience d’impératifs moraux, ne sait pas constitutivement ce qui est bien et ce qui est mal, elle le sait de manière dérivée et aussi de manière variable d’un individu à un autre puisque la genèse des impératifs moraux dépend à la fois de la nature singulière de chacun et de son histoire propre.


Ensuite, réflexivement, il invite à se demander comment on se rapporte à ce que notre conscience recommande. Cette remarque est relative à la manière d’agir après avoir entendu la voix de sa conscience. Non seulement la voix de la conscience n’est pas inhérente à la conscience elle-même, mais on peut l’entendre et lui obéir de bien des façons différentes. De sorte que l’action morale qu’on croit si simple est en réalité à la fois complexe et très diversifiée.

ó Au total, c’est l’universalité, la moralité, la simplicité, le caractère inengendré, originaire de la voix de la conscience qui se trouvent ainsi réfutés. La conscience n’est pas constitutivement morale parce que ce qu’elle sait du bien et du mal n’est pas inscrit en elle, mais procède de quelque chose d’extérieur à la conscience, et dont la pure moralité est contestable. Nietzsche ne nie pas l’existence de cette voix, il nie qu’elle n’ait pas d’autre origine que la conscience elle-même, et il conteste sa moralité. De sorte qu’il évite ainsi la critique de Rousseau : il y a bien une voix, il est possible de sentir son coeur, mais ce qui parle, ce n’est pas la conscience!  Dès qu’on envisage la genèse des sentiments moraux et donc des impératifs moraux qui sont présents dans la conscience, on est conduit à douter que la conscience soit morale parce qu’elle serait constitutivement conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal.


C'est aussi cette thèse qui est défendue par la sociologie de Durkheim notamment :
  "Quand notre conscience parle, c'est la société qui nous parle" L'éducation morale.