l'aventure

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introduction à la lcture de la PFVS

Personnage, penseur et prosateur/ littérateur en tous points singulier dans le siècle de la Raison, du Progrès, de la sociabilité et de la sensibilité qu’est le Siècle des Lumières, Rousseau voit sa vie et son œuvre traversées par la pensée du mal(heur), de son origine humaine et sociale (les deux Discours), mais aussi des moyens d’y remédier par une morale individuelle (Lettres morales, Nouvelle Héloïse, PFVS) et un « contrat social » (Du Contrat social).

Dans son autobiographie, symboliquement intitulée Confessions, à l’instar des Confessions de Saint Augustin, dont il laïcise néanmoins le projet, il présente sa naissance, qui coûte la vie à sa mère, comme son 1er malheur[1].L’épisode du peigne cassé est ensuite la 1ère épreuve de l’injustice, fondatrice tout à la fois de sa pensée politique et du sentiment de persécution dont Rousseau souffrira de manière particulièrement cruelle après la condamnation de l’Emile et du Contrat social, dans les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau avec lui-même. Le pasteur Lambercier, sa sœur et leur servante, chez qui son oncle, tuteur des enfants depuis le remariage du père (il a délaissé l’éducation de son fils cadet, sur lequel il avait d’abord reporté son chagrin de veuf en lisant avec lui romans, histoire romaine…et Histoire du Christianisme), l’a placé avec son fils, l’accusent d’avoir cassé un peigne de Melle Lambercier, ce qu’il continue à nier 50 ans après, dans une posture héroïque qui fait de la fidélité à la vérité l’enjeu de la résistance à l’oppression[2]. C’est pourtant Jean-Jacques qui ment dans l’épisode du ruban volé, 1er « aveu » illustrant le poids de la « faute » dans le mouvement même des Confessions : le narrateur raconte et explique que, jeune domestique de 17 ans, il a dérobé un ruban, qu’il eût aimé que la jeune servante Marion lui offrît, et calomnié la jeune fille en l’accusant d’avoir volé ce ruban. Sommé de dire la vérité, il s’est « diaboliquement », perversement enferré dans son mensonge, au risque de perdre de réputation la jeune femme, congédiée comme lui, mais par la faute, dit le narrateur, d’employeurs adultes qui ont manqué de psychologie, de pédagogie, en lui faisant publiquement « honte » au lieu d’en appeler, en privé, à la « pitié » naturelle[3]. 

En octobre 1749, se rendant à Vincennes pour visiter Diderot en prison, Rousseau,  entré en contact depuis 4 ans avec Voltaire et les philosophes de l’Encyclopédie[4], tombe par hasard, en lisant un exemplaire du Mercure de France, sur la question mise au concours par l’Académie de Dijon : « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. Au livre VIII des Confessions, il évoque ainsi l’ « illumination », qui a fait de lui un philosophe presque malgré lui: «A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme […] Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’en arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de courir au prix. Je le fis, et, dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement ». Contre l’idée, + tard synthétisée par Condorcet dans son  Esquisse d’un tableau des progrès de l’humanité, d’un progrès universel, connectant raison, sciences, techniques, « richesse des nations », progrès matériel, vertu et bonheur, il montre que les sciences et les arts (mécaniques ou libéraux) participent à la corruption des mœurs l’asservissement des peuples, accroissent les inégalités : « où il n’y a nul effet, il n’y a point de causes à  chercher ; mais ici l’effet est certain, et la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Sciences et arts contribuent donc au développement d’une société fondée sur l’apparence, le luxe, l’argent, qui exacerbent les passions, multiplient les faux besoins, incitent à la rivalité et à la jalousie

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VOLTAIRE LE MONDAIN (1736)

ROUSSEAU DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS (1750)

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien.
Ils étaient nus : et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor :
Martialo n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve;
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu ? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ? [...]
Or maintenant, monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d'effet, et riches d'abstinence,
Manquent de tout pour avoir l'abondance :
J'admire fort votre style flatteur,
Et votre prose, encor qu'un peu traînante;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D'être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits
Huet, Calmet, dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.

  Socrate avait commencé dans Athènes; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore : Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des sectes et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d'obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Epicure, de Zénon, d'Arcésilas. "Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés". Jusqu'alors les Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.

  O Fabricius! qu'eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? "Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ? C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres; brûlez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? O citoyens ! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre". [...]

  Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes de Fabricius; et qu'ai-je fait dire à ce grand homme, que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante, et le mépris pire cent fois que la mort.  

 

Rousseau obtient le 1er prix, en même temps qu’il devient objet de scandale et sommé de s’expliquer, précise en 1753 que si le luxe n’est pas né des sciences, ils sont « nés ensemble, l’un n’allant guère sans l’autre. Il esquisse alors une généalogie du mal qu’il va préciser dans son 2ème Discours : « Voici comment j’arrangerais cette généalogie. La 1ère source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre et de riche sont relatifs et partout où les hommes sont égaux, il n’y aura ni pauvres ni riches. Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté, du luxe sont venus les beaux arts et de l’oisiveté la science ».L’idéologie du progrès ne doit donc pas devenir un dogme. La science sans l’égalité, l’innovation technique sans une juste répartition des richesses dont elle permet l’accroissement, n’entraîneront que servitude et corruption. Le Second discoursest en puissance dans ces lignes.

Il y travaille depuis 1753, pour répondre à une autre question mise au concours par l’Académie de Dijon, question orientée et dont il va doublement réfuter l’implicite, en construisant l’hypothèse, abstraite et fictive, de « l’état de nature » d’une part, en imputant la corruption, la perversion à l’entrée dans l’état civil et l’invention concomitante de la culture : « quelle est l’origine de l’inégalité, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». L’hypothèse de « l’état de nature », état dans lequel l’homme serait si on « le dépouillait de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, de toutes les facultés artificielles qu’il a pu acquérir par un long progrès », est donc une réfutation de la thèse implicitement incluse dans la question, orientée. Cet état de l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la nature » est un état anhistorique, qui ne prétend ni retracer la genèse historique de l’homme, ni encore moins nous y ramener, puisque c’est une fiction, une abstraction, une construction formelle à partir du réel : cet état « n’a sans doute jamais existé et n’existera jamais »[5]. Rousseau ne se fait donc ni ethnologue ni préhistorien : » l’homme naturel n’est ni antérieur ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable », dit Claude Lévi-Strauss à propos de la construction de ce concept, qui repose sur 5 prédicats : la solitude, c.à.d. l’absence de sociabilité naturelle, fait de la société, de son organisation, une production contingente de notre histoire ; la bonté est +tôt innocence ou ignorance : « les sauvages ne sont pas méchants, précisément parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons » ; les deux passions constitutives de la nature humaine sont : « l’amour de soi » ou tendance à la conservation de soi-même, qui participe de la perpétuation de l’espèce ; et la « pitié », « pur mouvement de la nature » qui est aptitude à identifier en l’autre un être capable de souffrir, freine l’amour de soi, l’empêche de s’exercer au détriment du faible, nous retient de nous entre-égorger, mais ne doit pas s’entendre au sens moral, les bêtes n’en étant pas dépourvues [6]; enfin la « perfectibilité », « faculté de se perfectionner », disposition au changement, et qui ne se met en œuvre que si les circonstances l’exigent, est pour Rousseau la source de toutes les modifications que l’espèce humaine a connues dans l’histoire[7]. L’homme d’aujourd’hui est donc l’œuvre de la nature, et tout autant, sinon +, de lui-même : il est « homme de la nature » et « homme de l’homme ». Le portrait de la nature humaine n’est donc ni celui d’une « bête » conduite par son instinct, contrairement à ce que Voltaire a fait mine de comprendre, ni le « bon sauvage » de Montaigne, de La Hontan ou de Diderot, mais celui d’un être sans raison ni parole, indépendant, oisif, qui ne connaît ni la servitude, ni la propriété, ni le travail ni même la morale, autrement dit le portrait d’un enfant, d’un « in-fans » : « n’oubliez pas que selon moi la société est naturelle à l’espèce humaine, comme la décrépitude à l’individu. Toute la différence est que l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme et que celui de la société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement comme vous le dites, mais seulement, comme je l’ai prouvé, à l’aide de circonstances extérieures, qui pouvaient être ou n’être pas », circonstances contingentes et aléatoires, qui ne sont donc que les circonstances occasionnelles du devenir social. Toutes les facultés en germe dans l’homme ont donc la possibilité de se développer progressivement, sous l’influence des « circonstances » (« de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements »). Ce sont donc les sollicitations du milieu hostile, la concurrence avec des voisins rapprochés qui contraignent l’homme à sortir de sa torpeur originelle et à se perfectionner en se socialisant : un « funeste hasard », « grandes inondations ou tremblement de terre », « circonstance extraordinaire de quelque volcan » contraignent les hommes à s’unir, à s’organiser pour faire face aux dangers, à se socialiser. Cette socialisation fait éclore le langage, le développement des arts et des techniques, le raffinement des mœurs. Mais cette socialisation fait aussi apparaître la multiplication anarchique des besoins et des passions, des rapports de domination, la division du travail, l’inégalité et, mal entre les maux, la propriété : « le 1er qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », car la propriété, pseudo-droit, droit du 1er occupant, est en réalité fondée sur la force et engendre, sous l’effet du perfectionnement des autres facultés, les inégalités. Avec la socialisation, l’homme quitte la nature pour entrer dans la culture, se développe, évolue, entre dans l’histoire : l’homme de la nature fait place à l’ « homme de l’homme » ; l’état de nature laisse la place à l’état civil, mais cet état civil est un état de guerre, résume Jacqueline Morne. »Ainsi, par le mouvement même par lequel l’homme se développe et devient vraiment homme, il se pervertit, se dénature. La perfectibilité n’a pas mené l’homme dans le sens d’un + grand bonheur, mais d’une + grande perversité. La maîtrise des sciences et des techniques n’apporte pas en elle-même un progrès moral comme le suggéraient les philosophes des Lumières, mais un surcroît de maux : le pouvoir de destruction des armes, les techniques d’asservissement de l’homme, en un mot la barbarie, n’ont cessé de s’accroître. Qui + est, la civilisation elle-même, en faisant sortir l’homme de sa rudesse initiale, n’a rien changé à la violence des haines et des passions, elle les a seulement masquées sous l’hypocrisie des bonnes manières. Nos réussites techniques, l’accès au luxe, loin de calmer les passions, les excitent et nous poussent à désirer toujours + ». La nature ne nous aurait donc arrachés à l’innocence et à la stabilité du monde  animal que pour notre + grand malheur : « il serait triste pour nous d’être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est source de tous les malheurs de l’homme : que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue tyran de lui-même et de la nature ». l’Emile et Le Contrat social, publiés presque simultanément, permettront de répondre à cette question : »que faire face à la corruption du monde ? » ; que faire face au double constat qui traverse toute la réflexion de Rousseau depuis le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes : l’homme est innocent et pur, indépendant et libre quand il sort des mains de la nature ; et pourtant l’image que nous renvoie le « monde comme in va » est celui d’un homme aliéné, avili, uniquement soucieux de lui-même, indifférent au malheur d’autrui, chez qui le nécessaire «amour de soi » s’est changé en « amour propre ». « La question qui articule la pensée de Rousseau dans sa diversité n’est autre que celle du Mal, de son origine et de la possibilité d’y remédier » : sur le plan pédagogique par l’éducation de l’individu (l’Emile) ; sur le plan politique de l’organisation de la société (Contrat social).

 

L’Emile ou de l’éducation est donc à la fois un  traité de l’éducation[8] , un  roman de formation[9] et un grand livre de philosophie morale et politique, - entre théorie et fiction, théorie et pratique- , dans lequel Rousseau prend le contrepied des éducations héritées du dogme du péché originel et tente de faire d’Emile, « homme naturel »[10], archétype de l’humanité idéale, un citoyen en plein accord avec lui-même et parfaitement heureux, par une éducation naturelle qui tente l’impossible : voir surgir les fins sociales et politiques de l’intérieur même des dispositions naturelles, accorder sensibilité individuelle et sentiments sociaux, valeurs morales et politiques. C’est pourquoi l’éducation naturelle, dont le plan suit un ordre à la fois chronologique et logique, se définit d’abord et avant tout comme une éducation négative[11]: soucieux d’articuler l’éducation intellectuelle et morale au développement du corps et de l’autonomie de l’ « homme naturel », Rousseau attend, selon l’ordre même de la nature, l’apparition du rapport passionnel à autrui, avec la puberté, pour poser et résoudre le problème moral et social. Après la 1ère éducation négative du corps et des sens, laissés libres, dans la seule « dépendance des choses » et sans châtiments; après une éducation intellectuelle et technique basée sur l’observation, l’expérience et l’apprentissage d’un métier manuel, l’éducation morale et religieuse correspond à cette étape cruciale, à cette 2ème naissance que représente, pour Rousseau, la puberté[12], moment de l’éveil naturel et interne à l’individu de la sociabilité virtuelle de l’homme, à travers le désir sexuel: « l’âge de la raison et de la passion »[13].  

 Entre transformation de la « pitié » naturelle en connaissance et pratique des « vertus sociales » (1ère partie du livre IV) et naissance du sentiment amoureux comme du goût (3ème partie du livre IV), PFVS constitue le point culminant du livre, dans la découverte de la « conscience » comme principe pratique permettant de surmonter les contradictions internes à l’homme , comme sentiment inné du bien et du mal,  qui  a besoin de la raison pour se développer, comme la raison a besoin d’elle pour ne pas « s’égarer » et qui n’a de sens que comme principe pratique, p.51-52, 83-84, 87. La découverte de Dieu et l’énoncé des « articles de foi » du vicaire savoyard permettent donc avant tout de fonder une action juste : « quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre élève ! […] C’est alors seulement qu’il trouve son véritable intérêt à être bon, […] et à porter dans son cœur la vertu, non seulement pour l’amour de l’ordre, auquel chacun préfère toujours l’amour de soi, mais pour l’amour de l’auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi ! ». Ainsi la pierre de touche reste la nature de l’individu, ancrée dans la modernité par une critique des morales antiques et philosophiques, et attestée comme telle dans l’action. La PFVS n’est donc pas compréhensible en dehors du contexte rhétorique du roman de l’éducation, dont elle constitue le cœur et met en abyme la relation éducative de visée pratique.

L’encadrement de la méditation métaphysique et religieuse dans un dispositif fictionnel[14], dont le but est de répondre à la question posée par un jeune homme (p.50), souligne du reste, par le jeu de miroir entrele discours du vicaire, adressé au jeune prosélyte et le récit de l’éducation d’Emile par son gouverneur, l’inscription de la PFVS dans le traité d’éducation. Le vicaire s’adresse à un « enfant », avec qui il « raisonne » de manière exemplaire. Il entend éduquer le jeune homme révolté contre les hommes et Dieu (p.46-47), comme le « gouverneur » entend relancer l’éducation des passions sur de nouvelles bases, en posant la question de la morale et de la « justice ». Le vicaire corrige la tentation du mal née au sein de circonstances biographiques et sociales, quand le gouverneur d’Emile prévient depuis toujours cette tentation en isolant son élèves des influences extérieures, y compris parentales. Mais tous deux pratiquent au fond la même méthode pédagogique : éduquer le « disciple » « sans paraître songer à son instruction » (p.47), renforcer son amour de soi (p.48) et sa confiance en l’interlocuteur, maître et ami (p.50). La 1ère visée du discours, - persuader le « jeune homme », le « jeune ami » en l’incitant à un travail sur soi-, fait du vicaire, personnage conceptuel, un précepteur, le pendant du gouverneur qui a consacré sa vie, en tout instant, à Emile, engagé tout entier dans un rapport personnel, individualisé et unique avec son « fils ». Dans cette perspective, le genre de la «profession de foi », écho à la « confession » du jeune homme, constitue le négatif d’un sermon didactique déclamé d’une chaire surplombant une classe d’étudiants : l’expression intime d’un individu singulier à un autre, une rencontre vivante entre deux hommes de chair et de sang, à un moment précis de leur double existence, que scellent deux confessions étrangères à toute norme professorale : celle du jeune homme, celle du vicaire.

 

Pourtant le genre même de cette profession de foi, l’ampleur et la forme qu’elle prend dans sa 1ère partie - méditation métaphysique ordonnée par une inquiétude pratique-, la genèse même du texte, nous invitent à en considérer le contenu de manière autonome, comme synthèse de la pensée métaphysique, morale et religieuse de Rousseau, comme réécriture des Méditations métaphysiques de Descartes et comme dialogue polémique avec les auteurs qu’elle discute (Helvétius notamment).

 

PFVS fut en effet reçu et conçu comme un texte autonome, composé sans doute en 1758, remanié après que Rousseau eut pris connaissance de De L’esprit d’Helvétius, recopié et expédié en Suisse avec une page de titre, pour être tiré à part au cas où l’Emile serait supprimé et dénaturé. C’est que Rousseau[15], calviniste de naissance, converti au catholicisme à 16 ans, - dans des conditions proches de celles du jeune prosélyte mis en scène dans la PFVS [16]- un temps troublé par le matérialisme de Diderot et de Grimm, qui sème le doute dans son esprit, sans jamais emporter son adhésion, mais sans qu’il parvînt non + à réfuter leurs objections, revient au protestantisme en 1754 et éprouve le besoin de surmonter cet état de contradiction intérieure entre le sentiment, qui lui montre la résistance de ses croyances au doute, et sa raison, qui ne parvient pour autant pas à fonder cette foi. Après la « profession de foi » de Julie sur son lit de mort, rapportée par son mari athée M de Wolmar à la fin de la Nouvelle Héloïse, la PFVS constitue, à en croire la 3ème Rêverie du Promeneur solitaire,  l’expression la + ordonnée et la + approfondie de la pensée religieuse et morale de Rousseau. [17]

Extrait de la 3ème Rêverie du Promeneur solitaire

« Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu'il m'importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n'enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu'eux. Je m'étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n'adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d'ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m'avaient pas persuadé mais ils m'avaient inquiété. Leurs arguments m'avaient ébranlé sans m'avoir jamais convaincu ; je n'y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu'il y en devait avoir. Je m'accusais moins d'erreur que d'ineptie, et mon coeur leur répondait mieux que ma raison. Je me dis enfin : Me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux disants dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu'ils prêchent et qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes ? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leurs intérêts de faire croire ceci ou cela rendent impossible à pénétrer ce qu'ils croient eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti ? Leur philosophie est pour les autres ; il m'en faudrait une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore afin d'avoir une règle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l'âge dans toute la force de l'entendement. Déjà je touche au déclin. Si j'attends encore, je n'aurai plus dans ma délibération tardive l'usage de toutes mes forces ; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité, je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible : saisissons ce moment favorable ; il est l'époque de ma réforme externe et matérielle, qu'il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé. J'exécutai ce projet lentement et à diverses reprises, mais avec tout l'effort et toute l'attention dont j'étais capable. Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. Je m'y trouvai d'abord dans un tel labyrinthe d'embarras, de difficultés, d'objections, de tortuosités, de ténèbres que, vingt fois tenté de tout abandonner, je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m'en tenir dans mes délibérations aux règles de la prudence commune sans plus en chercher dans des principes que j'avais tant de peine à débrouiller. […] Le résultat de mes pénibles recherches fut tel à peu près que je l'ai consigné depuis dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, ouvrage indignement prostitué et profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes si jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi ».

 

Reste à savoir pourquoi Rousseau choisit la forme de la « profession de foi », confessée par un personnage conceptuel à un autre personnage fictif pour opérer la synthèse de sa pensée religieuse et morale. La 1ère raison, circonstancielle, tient au caractère explosif d’une matière, que Rousseau mettrait à distance pour se protéger des foudres des Eglises et du clan des philosophes, pris à parti dans un texte délibérément polémique. La 2ème raison, de cohérence textuelle, tiendrait à la mise en abyme d’un discours persuasif, de visée pédagogique, dans un roman/ traité sur l’éducation : l’expression intime (le discours est présenté au jeune homme comme une «confession » répondant à sa propre confession, p.48 et 126) d’un individu singulier à un autre constitue un détour propre à toucher son 1er auditeur, persuadé par la confidence et convaincu par la démonstration rationnelle. Aussi, 3ème raison, la forme, la matière et la visée du discours, qui n’est pas de philosophie pure, mais de religion et de morale pratique, invite-t-elle à « penser en s’exposant », selon la formule de Jean Goldzinck : après les deux « Discours », les lettres, le roman, et avant l’autobiographie, les Dialogues et les Rêveries, Rousseau retient la forme de la « profession de foi », allusion au credo, expression de la foi du chrétien dont il connaissait bien la forme calviniste, puis catholique, mais aussi + largement expression de règles pour la conduite de l’existence, par conséquent destinées à la formation morale individuelle. Par « credo » ou « confession », il faut donc comprendre l’énoncé de ce à quoi on adhère pour fonder ses actions et ordonner son existence (p.49, 54, 56), en l’occurrence une morale dont l’objet est la « paix de l’âme » ou le bonheur, qui consiste en amour de soi et en pitié, en harmonie en soi et avec les autres, en transparence du cœur. Lyrique, le discours visera donc à entraîner l’adhésion de l’auditeur/lecteur  aux thèses les + arides de la métaphysique et de la religion naturelle.

 

A moment décisif, moyens inédits : point névralgique d’un traité de l’éducation, la PFVS tient de la fiction, du discours, de la confession, de la méditation métaphysique, de la philosophie morale et religieuse, de la polémique, de la théodicée. .

 

Le débat entre Rousseau et Voltaire tourne alors autour de l’optimisme, dont le représentant le + connu est Leibniz, philosophe dont le Dieu mathématicien ne choisit pas le meilleur absolu, mais « le meilleur des mondes compossibles » parmi toutes les combinatoires : l’optimisme n’est donc pas une philosophie de la perfection comme absence du mal, mais comme «optimum », comme optimisation du moins de mal possible pour le + grand bien possible. Or Voltaire, dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, demande comment un Dieu peut être parfait si les tremblements de terre font des dizaines de milliers de morts : qu’est-ce qu’un Dieu qui serait responsable du mal, pire, d’un mal gratuit. L’événement du tremblement de terre est la preuve de l’inconséquence de l’optimisme :

« O malheureux mortels! ô terre déplorable
O de tous les mortels assemblage effroyable!

D'inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés qui criez: "Tout est bien"
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours!
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous: "C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix"?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes:

"Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes"?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices

Que Londres, que Paris, plongés dans les délices?

 

Rousseau, dans sa Lettre à Voltaire du 18-08-1756, rend à Leibniz la signification des théories que Voltaire a sinon mal comprises, du moins mal restituées. Montrant l’irrecevabilité morale du pessimisme, il réfute l’imputation à Dieu du mal et de la destruction, dont les hommes, réunis dans des villes surpeuplées aux maisons fragiles, doivent être aussi tenus pour responsables. Enfin il avance deux arguments qu’il reprendra dans la PFVS : Voltaire confond le mal général et le mal particulier ; or le 1er n’existe pas et le second n’a d’existence que relative aux êtres qui le subissent et non absolue. La liberté de l’homme et non Dieu est cause du mal. Enfin Rousseau réfute le pessimisme au nom de la quête du bonheur : il n’y a pas + de raison de dire que Dieu est coupable que de dire que l’homme l’est ; mais pour le bonheur et la sagesse humaine, il vaut mieux dire que l’homme est responsable du mal +tôt que Dieu. C’est donc finalement l’impératif du bonheur humain qui préside au choix entre les deux interprétations possibles du tremblement de terre de Lisbonne. La religion est pensée à partir de l’homme et en fonction de son bonheur. Le Dieu de Rousseau n’est donc pas un monarque transcendant, qui présiderait aux destinées des hommes de sa souveraine autorité, mais un Dieu dont chacun trouve la vérité en lui, un Dieu qui relie les hommes à partir de leur commune humanité. Se pose donc déjà une des questions agitées dans la PFVS : à quel Dieu vaut-il mieux croire ? A un Dieu qui serait responsable du mal, et ce faisant en un mal fatal ? Ou en un Dieu que la bonté rendrait incapable du mal, et, ce faisant, en un mal dont l’existence ou l’inexistence dépendent uniquement de l’homme ? Reste que subordonner ainsi Dieu au bonheur humain est problématique du point de vue des religions instituées, qui y voient une forme d’hérésie insupportable. Voltaire répondra à Rousseau par Candide et Rousseau à Candide par la PFVS

 

VOLTAIRE : POÈME SUR LE DÉSASTRE DE
              LISBONNE
  (1756)

ROUSSEAU : LETTRE  SUR LA PROVIDENCE
 
                18 août 1756

  O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D'inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez: « Tout est bien »
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. [...]
  Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue?
Rien; le livre du sort se ferme à notre vue.
L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue
Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux;
Au sein de l'infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur,
Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs;
Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes sont sans nombre.
Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir;
Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m'élève point contre la Providence.
Su
r un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D'autres temps, d'autres mœurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse
Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière:
« Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.

  Vos deux derniers poèmes, Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude, et quoique mes amis connaissent l’amour que j’ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourraient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre…Je ne vous dirai pas que tout m’en plaise également, mais les choses qui m’y blessent ne font que m’inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent….Tous mes griefs sont donc contre votre Poème sur le désastre de Lisbonne, parce que j’en attendais des effets plus dignes de l’Humanité qui paraît vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment : au lieu de consolations que j’espérais, vous ne faites que m’affliger ; on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.
  Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel, me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le poème de Pope adoucit mes maux, et me porte à la patience, le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j’éprouve, clamez la perplexité qui m’agite, et dites-moi qui s’abuse du sentiment ou de la raison.
  « Homme, prends patience, me disent Pope et Leibniz. Tes maux sont un effet nécessaire de ta nature, et de la constitution de cet univers. Si l’Être éternel n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvait mieux faire. »
  Que me dit maintenant votre poème ? « Souffre à jamais, malheureux. S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme, et que la fatalité même : pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçait d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi justifier sa puissance aux dépends de sa bonté ? S’il faut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la première. [...]
  Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ?
  Vous auriez voulu, et qui ne l’eût pas voulu !  que le tremblement se fût fait au fond d’un désert. Mais que signifierait un pareil privilège ? [...] Serait-ce à dire que la nature doit être soumise à nos lois ? J’ai appris dans Zadig, et la nature me confirme de jour en jour, qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel et qu’elle peut passer quelquefois pour un bien relatif. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans doute, ont évité de plus grands malheurs ;  et malgré ce qu’une pareille description a de touchant, et fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venue surprendre.
  Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement, sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. Il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l’univers, et au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu’aucun homme ne saurait donner des preuves directes ni pour ni contre. Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la première proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences. Non, j'ai trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante.

Source Site Magister

 

Dans la dernière partie de La Nouvelle Héloïse, roman par lettres écrit en 1757-1758 et dont l’un des objets est « d’apprendre aux philosophes qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être coquin », Rousseau, qui s’est un temps improvisé directeur de conscience de Sophie d’Houdetot dans ses Lettres morales,  place sous la plume de l’athée Wolmar la « profession de foi » de Julie sur son lit de mort. Le dispositif de la « profession de foi », qui pose la chose comme vraie pour soi, mais non comme une vérité que l’on dispense, qui n’est ni une leçon ni un sermon, est donc déjà en place. La réflexion ne porte + sur l’humanité, son histoire, la société et les effets qu’elle produit sur l’homme, mais sur la conduite de la vie personnelle.

L’anthropologie de la personne étant au centre de l’Emile, la jonction entre les Discours et la PFVS peut donc se faire : adressée à un individu, le jeune prosélyte, par un homme « sans qualité », le vicaire, la question du mal est renouvelée par la réflexion sur la religion, à partir d’une interrogation sur le bonheur : la PFVSpeut se lire comme le développement de la réponse que le vicaire fait au jeune prosélyte quand celui-lui lui demande qui « sait être heureux », et qu’il répond « c’est moi » : « il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point ».

Dés lors il semble qu’il faille lire la PFVS à la fois comme un texte autonome et comme un « insert » dans le roman de l’éducation qu’est l’Emile, comme la synthèse de la pensée religieuse de Rousseau et comme le discours d’un personnage conceptuel, comme une fiction éducative, mise en abyme à l’intérieur d’un roman de l’éducation, comme une « profession de foi » énonçant un credo et comme un dialogue visant à l’édification d’un jeune homme guidé sur le chemin de la philosophie pratique par la médiation de la méditation métaphysique du vicaire, comme une méditation métaphysique livrant l’ultime credo de son véritable auteur : Rousseau.

 

 

: le « progrès », la croissance de l’enfant, « la marche naturelle » de l’homme vers lui-même, sinon vers son essence, du moins selon sa « nature ». Chacun des 5 livres du traité recouvre donc une partie de la vie, de la naissance au mariage, et même à la paternité et, la croissance corporelle et temporelle de « l’homme naturel » assurant le fil conducteur de l’ouvrage, Rousseau articule l’éducation intellectuelle et morale sur le développement du corps.



[1] « Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus riche: elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse se consumait de douleur: elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment.

Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des soeurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.

Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de revenir: il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.
      On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

      Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais    innocent.
      Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

      Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex! carnifex!

      Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. »

 

 

[3] Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir: l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban: je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.

J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer: elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon: enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions.

J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon coeur fut déchiré; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit: Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi; je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui- même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais.

[4] Amateur de musique, compositeur d’opéra, inventeur d’un nouveau système de notation musicale, défenseur de la musique italienne, Rousseau écrit pour l’Encyclopédie des articles sur la musique.

[6] Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d'autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d'étouffer la nature.

De cette manière, on n'est point obligé de faire de l'homme un philosophe avant que d'en faire un homme; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse; et tant qu'il ne résistera point à l'impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même.

 

[7] « Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. »

 

[8] Rousseau parle dans sa préface d’un ensemble de « réflexions et d’observations »

[9] Ayant pris le parti de se donner « un élève imaginaire », l’auteur devient lui-même un gouverneur et une figure imaginaire de son propre livre

[10] « un sauvage fait pour habiter dans les villes »

[11] Le « 1ère éducation », « purement négative, consiste non point à enseigner la vertu et la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur ».Après la phase de nourrissage et d’épanouissement du corps, loin de l’air vicié des villes et des langes qui emmaillotent le corps comme une momie et le prive de liberté (jusqu’à 5 ans, livre I), l’éducation du corps et des sens laisse l’enfant de  5 à 12 ans (livre II) libre, dans la seule « dépendance des choses » qui enseignent la nécessité, la résistance qu’oppose le monde extérieur à la volonté, sans châtiment incompréhensible pour qui « ne sait ce que c’est qu’être en faute » : «dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, qui mérite ni châtiment ni réprimande ». L’éducation intellectuelle et technique n’intervient donc que dans la 3ème étape (livre III), de 12 à 15 ans, où l’on procédera par l’observation et l’expérience : « point d’autres livres que le monde, point d’autre instruction que les faits » et l’apprentissage d’un métier artisanal, car « de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l’homme, celle qui le rapproche le + de l’état de nature est le travail des mains : de toutes les conditions, la + indépendante de la fortune et des hommes est celle de l’artisan ».

Le livre IV, dans lequel s’inscrit la PFVS , correspond à « l’orageuse révolution » qui fait de l’enfant un homme, quand, parvenu à maturité intellectuelle, entre 15 et 20 ans, il s’ouvre à autrui par la « pitié naturelle » et découvre la passion amoureuse : l’éducation morale, soutenue par la religion naturelle, vise alors à protéger l’adolescent des « maux de l’amour propre », à encourager le développement des germes de moralité placés depuis toujours dans le cœur de l’homme, à préparer Emile à la vie sociale par la lecture des Fables de La Fontaine, du Télémaque de Fénelon et de la Vie des hommes illustres de Plutarque, et à lui faire découvrir le « charme » de l’amour, qui « ajoute à l’attrait des sens l’union des cœurs » : « je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux ». Rousseau justifie la nécessité d’attendre l’adolescence pour parler de religion par le fait : 1- qu’Emile étant orphelin, il n’a pas reçu de son père cette religion qu’on prouve toujours être « la seule véritable » quand « toutes les autres ne sont qu’extravagance et absurdité : « c’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays ? Dans quelle religion l’élèverons-nous ? A quelle secte agrégerons-nous l’homme de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble : nous ne l’agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire »; 2-enseignés trop tôt, les mystères de la foi sont récités sans être compris ou sont mal compris : « A 15 ans, il ne savait pas encore s’il avait une âme, et peut-être qu’à 18 n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne ; car s’il l’apprend plus tôt qu’il ne faut, il court risque de ne le savoir jamais ».

[12] « nous naissons pour ainsi dire deux fois : l’une pour exister et l’autre pour vivre, l’une pour l’espèce et l’autre pour le sexe »

[13] Il est absurde, pour Rousseau, d’imposer l’impossible croyance en Dieu, « ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains », aux enfants qui se feront un « dieu corporel », seront donc idolâtres et réciteront sans les comprendre des mystères de la foi trop tôt enseignés. L’éducation religieuse ne saurait ainsi qu’attendre une intelligence + mûre pour en tirer profit : il faut attendre qu’un discours de la Raison puisse s’adresser à la raison pour lui laisser choisir la religion où « le meilleur usage de la raison doit le conduire » : « c’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’élèverons-nous ? A quelle secte agrégerons-nous l’homme de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble : nous ne l’agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire ». Le principe, posé, annonce une violente critique des religions instituées, au profit de la religion naturelle.

[14] L’auteur de l’Emile transcrit un papier anonyme, reçu par lui et qui contient un apologue et une profession de foi. Il l’inscrit dans son ouvrage à visée pédagogique : « au lieu de vous dire ici de mon propre chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un homme qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à l’auteur du papier que je vais transcrire : c’est à vous de voir si l’on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un autre ou le mien pour règle ; je vous l’offre à examiner ».  A la phrase liminaire de cette « profession de foi » -« mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements »- fait écho la dernière phrase du livre : « mon enfant, l’intérêt particulier nous trompe, il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point ».Jacqueline Morne interprète ce dispositif fictionnel, par quoi le discours du vicaire est mis en abîme dans le récit, hétéro-, puis homodiégétique de la rencontre entre le jeune prosélyte et celui qui le sauve du désespoir, récit lui-même parvenu par un mystérieux intermédiaire à l’auteur de l’Emile, qui l’insère tel quel dans le IVème livre de son traité, comme un triple effet de mise à distance : détour théorique par la métaphysique, il fonde la morale pratique ; jeu de cache cache énonciatif, il met à distance des thèses, dont Rousseau sait qu’elles déclencheront les foudres tant des autorités ecclésiastiques que du clan des philosophes ; adaptation du ton, intime et lyrique, à l’objet du discours : ni disputatio, ni sermon et encore moins traité ou méditation métaphysique, même si le modèle cartésien est très présent, mais « profession de foi ».

[15]  « J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison ; maintenant je crois parce que j’ai toujours cru », écrit Rousseau dans la lettre à M. de Fanquières, en 1769 ».

[16] Extrait du livre II des Confessions

« Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j'étais bien loin de

savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté contraire: c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une place qui me convînt. A l'égard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y contribuer aussi. […]

J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour.   […] 

     Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y avaient entraîné.
     J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une chose dont je suis tous les jours plus pénétré: c'est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes; et la troisième, fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon coeur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maître je n'y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.


     J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où j'étais en pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j'ai tort.

     Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience: je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.
     On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et même pour un homme, c'est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute: la foi dogmatique est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change: je vis avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là, comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments où ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé: mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus bien fortement.

[…] Il n'y a point d'âme si vile et de coeur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en moi-même: Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore: car ce misérable était simalpropre et puait si fort le tabac mâché, qu'il me faisait mal au coeur.

     Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là: mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le coeur. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l'avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

     Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur.

     Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents: Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal.

     Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une oeuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'était pas plus offensante pour la personne qui en était l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.

     J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même cherché le secret du tête-à-tête; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner.

 

[17] « Né dans une famille où régnaient les moeurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes d'autres diraient des préjugés, qui ne m'ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi- même, alléché Par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l'espérance forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l'habitude mon coeur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse l'étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier renforcèrent auprès d'elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l'étude de la nature, la contemplation de l'univers forcent un solitaire à s'élancer incessamment vers l'auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter' un moment mon coeur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l'indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j'espérai peu, j'obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j'aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n'y aurais point trouvé ce bonheur dont mon coeur était avide sans en savoir démêler l'objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m'y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu'à l'âge de quarante ans flottant entre l'indigence et la fortune, entre la sagesse et l'égarement, plein de vices d'habitude sans aucun mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connaître. Dès ma jeunesse j'avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment venu, j'exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe j'y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l'incurie et au repos d'esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d'épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon coeur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j'occupais alors, pour laquelle je n'étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle J'avais eu toujours un goût décidé. Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire dans les opinions, et résolu de n'en pas faire à deux fois, j'entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie et que je voulais le trouver à ma mort.

 (3ème Rêverie)