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phénoménologie du mal dans les âmes fortes

Phénoménologie du mal dans Les âmes fortes : un bréviaire de l’ambiguïté

 

I- Alors que l’ordre du tout est, pour Rousseau, nécessairement bon, et que la correspondance shakespearienne entre microcosme et macrocosme tissent des liens secrets entre les éléments naturels et les vicissitudes humaines, sans qu’on sache toujours clairement si la méchanceté humaine rompt l’ordre cosmique ou si la violence cosmique incite l’homme à un mal résidant dans la confusion, l’ambivalence, la réversibilité du mal hors de l’homme prend, dans le roman de Giono la forme d’un entraînement cosmique.

 

1-     D’abord, et comme une grande partie de Macbeth se déroule la nuit, dans la fumée et le brouillard, nuit, orage et vent constituent la toile de fond des Âmes fortes, dont temps et lieux sont inhospitaliers. D’entrée de jeu, la veillée funèbre, qui sert de cadre au récit, se déroule une nuit d’hiver, conformément au titre de la comédie de Shakespeare à laquelle est emprunté l’épigraphe énigmatique, the « winter’s tale» , crée une atmosphère inquiétante : « il vient un froid de cette porte ! J’ai les jambes glacées » (9). Surtout, et sans que la vallée soit bloquée par la neige comme dans Un roi sans divertissement, les forces cosmiques s’unissent pour provoquer la violence terrestre. Le vent qui balaie la région du Trièves, dans les Alpes au sud de Grenoble, rythme le récit : Châtillon est décrite comme une ville où souffle une bise glaciale : »il y passe un vent » (75) ; « les nuages qui vous raclaient la tête, et la nuit à deux heures de l’après-midi ; et la montagne dont on ne voit + le sommet et qui est, de toutes parts, comme les côtés d’une boîte » (91) ; « une terrible bourrasque de brise chargée de glaçons arrachés aux montagnes qui assiégeait le pavillon et faisait battre les volets » (207) ; « ça fait pourtant un ramadan du diable[…] Le mauvais temps continua pendant + de 3 semaines ; cela arrivait quelquefois. Les gorges de la montagne déversaient des torrents de vent glacé et des grésils lancés à une telle vitesse qu’ils crevaient les parapluies et blessaient les visages qu’on n’abritait pas sous des cache-nez ou des pans de manteaux » (208). Vents et pluies nocturnes accompagnent les scènes clés du roman : la 1ère fois que Th et F se battent, « c’était un soir de vent » (162) ; F compte sur le mauvais temps, d’abord pour faire fortune en achetant des coupes de bois, puis pour camper la scène du drame de la fausse ruine dans un décor mélodramatique : « la vallée de la Drôme sonna comme un clairon. Les peupliers se mirent à siffler. Des lourds nuages traversèrent le ciel, en direction des hautes montagnes. Ils s’entassèrent contre les sommets. La lumière noircit, puis le soleil s’éteignit. La pluie commença à lancer de longues raies horizontales. La bises sautait de tous les côtés » (239-240). Enfin, quand il comprend que Th le domine, il passe la nuit au jardin  (« minuit, une heure, deux heures sonnèrent au clocher de Châtillon. Le vent descendait des montagnes » (338-339)) et Thérèse profite de l’obscurité sans lampe-tempête pour le faire précipiter par le Muet du haut d’une falaise, dans ce « far west provençal » que représente le village « nègre » : « c’était l’automne, avec son nuage à ras de terre » (369). Le paysage, hostile, annihile les hommes : «cette route-là faisait une grosse consommation de postillons » (77). Même le soleil, symbole de l’ennui où se fond Châtillon, est « trompeur » : quand Firmin revient ruiné, il semble « s’être agenouillé dans la boue » et Thérèse, ramenée par les gendarmes après la disparition de Mme Numance, est « couverte d’une carapace de boue » (334).

 

2-     « L’enfer est ici-même »[1] : comme dans Macbeth, l’ombre de l’enfer plane sur le roman. Mais alors que cette résonance mythique confère à la représentation théâtrale du mal une portée métaphysique, Giono affirme, comme Rousseau, l’immanence de la « chose naturelle ».[2][3]. Ainsi Le mot « enfer » caractérise-t-il le décor qui sert de cadre à la scène où Th prononce pour la 1ère fois le mot « maman » devant l’étal du poissonnier, p.220: « ce n’était qu’un étal à poissons, mais on aurait pu placer dans ce décor et cette lumière de fameuses répliques sur la mort et même sur l’enfer ». L’auberge labyrinthique a aussi, avec ses écuries, son enfer où les clients tentent d’abuser des servantes, p.76 : passer sous le Saint Martin, c’est passer en enfer et abandonner tout espérance (le personnage en tremble), rejoindre un monde souterrain et caché, le monde de 200 chevaux, le monde de la pulsion en abandonnant l’univers de l’échange verbal pour celui de l’attouchement, de la satisfaction des pulsions, du « ça ». Mais c’est surtout le motif du feu, de l’incendie qui installe la thématique infernale : Thérèse naît deux ans avant le grand incendie de 1858, qui marque les mémoires et permet de dater les événements.  La crémation partielle et fortuite du corps de Monsieur Charmasson révèle la situation morale du château de Percy et entre en correspondance avec la vieille épileptique retrouvée carbonisée dans son âtre. L’odeur appétissante des harengs grillés par l’invalide de la guerre de 1870 prépare le cannibalisme révélé par l’odeur appétissante de l’épiletique dont la cuisson donne faim à tout le monde, p.290.  Certains personnages sont ainsi reliés au feu[4], allégorie du mal par quoi on échappe à la liquéfaction de l’ennui dans une contrée désertique où même le soleil, positif s’il en est, ne réchauffe + les cœurs qui ne se divertissent que dans et par le mal.

 

3-     « Nous sommes l’univers et sa passion est notre passion », écrit Giono, dont les  personnages sont hantés par une aspiration à faire corps avec le grand Tout cosmique et qui définit ainsi la passion comme la soumission de l’être à des forces irrésistibles et universelles, puissantes et cosmiques : « la vie est un phénomène harmonique, une constante rupture d’équilibre, qui engendre un constant appétit d’équilibre. C’est le moyen d’expression de la matière. La raison d’expression de la matière, c’est l’univers. L’univers n’est que vivant ». La cruauté qui s’installe dans la Nature est donc nécessaire au renouvellement, de même qu’il est nécessaire qu’il y ait des proies et des prédateurs. Cette dimension métaphysique, proche de l’animisme, conforte la confusion. Ainsi, alors que Mme Numance remarque tout, s’émerveille de tout dans une nature qui semble parler le langage de sa passion amoureuse[5], lors de sa promenade avec Thérèse, p.177-178, la petite paysanne habituée aux champs ne voit rien : « mais pendant que Mme N pouvait tout voir, tout entendre, tout sentir, tout utiliser à son amour, Thérèse ne voyait rien d’autre que ce que tout le temps elle avait appelé : la compagne ». C’est que rien n’est vraiment visible dans cette nature incandescente : » l’épaisseur de l’air chaud où les rayons du soleil se cassaient comme verre donnait aux formes de toutes ces choses des contours imprécis et fuyants comme d’un plomb tombé dans le feu (avec lequel on va pouvoir faire autre chose que ce que c’étais : ce que l’on veut » (177). On retrouve pareille ambivalence dans le récit de la promenade qui ouvre sa « méditation métaphysique » où Thérèse, force qui va, s’ouvre au mal et engage avec la nature un véritable dialogue, comme si cette dernière lui dictait les questions et les réponses, la faisant frissonner de crainte et de plaisir, p.272-274. L’odeur est « douce-amère », les branches poussent « de petits cris de rats », « l’aubépine en fleur fait perdre la tête », l’Eve campagnarde découvre, dans le cadre paradisiaque et enivrant du réveil de la nature au printemps, la figure du serpent, au pluriel et pourvu de dents (sans dents, pas de morsure) : »je me disais : les serpents se réveillent dans la terre. Ils sont en train de se désengluer les dents » (272). C’est que la Nature ment aussi, avec ses apparences trompeuses : les eaux qui jaillissent du rocher peuvent être dangereuses (« je me disais : l’eau est noire, les montagnes sont débouchées ») ; « le soleil trompe tout le monde. On n’est pas forcé de le croire, heureusement, sinon les saules seraient en cuivre!». Le mal est universel : la Nature rappelle à l’homme que chacun doit laisser sa place aux autres, que l’équilibre de la création exige le sacrifice ou le meurtre : « on ne sait pas si les choses s’arrangent. D’ailleurs, les choses ne s’arrangent jamais parce qu’elles ne se dérangent jamais » (66).

 

4-     Aussi bien le bestiaire symbolique révèle-t-il, + encore que dans Macbeth, où il est clairement maléfique, la naturalité d’un mal, universel et monstrueux. Mme N, F (258) et Th  (334) partagent le regard de loup qui dévisage, inquiète et rappelle l’adage de Plaute, censément repris par Hobbes, dont l’analyse de l’état de nature comme état de guerre de chacun contre tous inspire la peinture du mal humain dans une société incapable de mettre fin à la lutte des égoïsmes. F est comparé à un moineau, tant il sait se grimer, puis, dans la même page, à un chien, p.133, 327, 169. Mais cette image du chien est un leurre : F est une tique (135). Th est un furet, (p.174, 317) quand le désespoir et la rage ne font pas d’elle un « mouton à cinq pattes ».

 

5-La succession des lieux habités par Thérèse obéit du reste à une logique de naturalisation qui libère les forces de la sauvagerie.

-> Certes le château de Percy est caractérisé par une hiérarchie qui dresse les classes sociales les unes contre les autres, la médisance imposant le regard du bas sur un haut qui partage avec lui intérêts, adultère, homosexualité et violence conjugale. Mais ce lieu supposé des raffinements de la civilisation tranche sur le « trimard », la cabane à lapins, l’auberge à la frontière entre pays familier et pays inconnu, et dont on ne sait si elle a été le lieu de la sobriété ou le 1er labyrinthe de la débauche libertine.

-> A Châtillon, dont les deux descriptions contrastent, l’ennui guette les « âmes fortes », qui aspirent moins à le quitter qu’à le dominer depuis l’auberge, poste d’observatoire idéal pour contempler le théâtre du monde, mais aussi labyrinthe où l’on risque de sombrer dans la prostitution et métaphore de l’instabilité sociale de l’aventurière.

-> Perdues le pavillon et la propriété des Numance, rempart contre le « trimard » et vain objet de la convoitise de Firmin, l’auberge du hameau de « Clostre », avec ses deux descriptions, est le signe motivé de la claustration, où commence à se jouer, à huis clos, le duel intime entre Th et F.

-> Enfin le « village nègre », lieu de l’exploitation économique et sexuelle et symbole du passage de l’antique civilisation du cheval, incarnée par la figure ambivalente du maréchal ferrant et compagnon du tour de France Gourgeon, à la modernité d’un chemin de fer promouvant les affairistes sans scrupules à l’image de Rampal, sert de décor à un crime qui tire parti de l’absence de lumière, du relief montagnard, du mauvais temps. A l’image de Thérèse, ce « chantier »  du far west provençal symbolise un état pré-civilisationnel, en cours de construction, en marge aussi, si bien que le décor de ce meurtre final peut tout aussi bien rappeler combien toute civilisation se construit sur un meurtre, en écho à la tragédie de Shakespeare, qu’illustrer le propos de Diderot : « il n’y a que le méchant qui soit seul ». Le mal ne naît pas du cadre de vie, des conditions sociales ou économiques : il est interne à l’homme, qui le transporte partout où il va. L’éloignement progressif de la civilisation ensauvage les âmes fondues dans les bois, les espaces désertiques, l’ombre de la brume et de la nuit dans la montagne.

 

II- « Et toujours revenir à Hobbes : l’homme est naturellement mauvais »[6]

1-Avarice, égoïsme, soupçon, ivrognerie, goinfrerie, soif de domination: la veillée funèbre offre un catalogue de la turpitude humaine

->  Le péché de gourmandise est à replacer dans le double contexte de la farce, carnavalisation de la mort et expression d’un féroce appétit de vivre, ainsi que de la  satire de la débauche, universelle. Car si l’épisode des caillettes du « pauvre Albert » est à mettre en relation avec le jugement que Th porte sur les hommes (« c’étaient tous des cochons, bien entendu » (286)), jugement auquel fait écho la calomnie du Contre, quand elle corrige la version sobre de la 1ère halte du jeune couple à l’auberge du col de Lus («Vous avez fait la bombe pendant deux jours et deux nuits avec les marchands de porcs (73)), les figures de buveurs sont là pour rappeler l’universalité d’un mal qui touche toutes les classes sociales : veillée funèbre de Monsieur Charmasson p.9 (« s’ils boivent tout ça, on les enterrera avec le patron ») ; oncle à qui la bouteille tient lieu de compagne, p.24 (« il montrait sa bouteille, il disait : « j’ai pas encore fini de lever les cotillons de celle-là ») ; Rampal, p.127 (« mais, à la longue, l’alcool usait les facultés ; et même les vices, ce qui est + grave De Cartouche, il ne restait en réalité que les murs et la façade A l’intérieur il n’y avait + grand-chose ». Mais l’intérêt du motif, en écho au leitmotiv de la dévoration, carnassière, réside surtout dans  la carnavalisation de la mort, démystifiée. Par-delà le bien et le mal, les commères, faussement scandalisées, conjurent leur peur de la mort en consommant les biens du mort, graisse dont la couleur est elle-même analogue à la mort. Le « gros blond », boucher dont la femme plantureuse affirme le lien entre la chair et l’or, escroque, avec la complicité du médecin, les veuves qu’il courtise pour mieux leur extorquer beurre, cheptel et héritages. Thérèse, qui se méprend éloquemment sur le sens de la devise du compagnon du Tour de France, « dévorant » renvoyant dans son esprit à la dévoration + qu’au devoir, est, en même temps qu’un furet assoiffé de sang, une « gourmande » qui se complaît dans les cuisines d’auberge et se rempare derrière ses ustensiles pour placer entre le couteau, la bouteille, le ventre de F et son propre corps l’espace d’une table, aménagée comme un piège. Ogresse, elle voit son appétit non pas coupé, mais aiguisé par l’odeur de la chair brûlée : « avant qu’on sache que c’était elle qui cuisait, l’odeur avait donné faim à tout le monde. Et c’était une vieille femme de 70 ans. Ce qui prouve que c’est humain. Si c’est l’enfer, je rôtirai. Et je donnerai faim à tout le monde » (290). La sauvagerie physiologique culmine avec ce motif du cannibalisme pour montrer que l’homme est un « dévorant », selon le jeu de mots sur le sens propre et le sens figuré du compagnonnage auquel F s’affilie au début de son histoire avec T.

 

2- « l’enfer, c’est les autres » (1) : violence et sexualité.

Les 1ères victimes des violences sexuelles et physiques, qui frappent aussi les animaux[7], sont les femmes, engagées dans une guerre des sexes révélant, en même temps que les misères de leur existence, leur duplicité.

L’homme, incapable de réfréner ses pulsions animales, marchandise le corps des femmes, qu’il épouse par intérêt, instrumentalise pour gagner de l’argent ou convoite. C’est ainsi que lombre de l’inceste plane sur les familles des commères[8], tandis que Mme Charmasson, de 40 ans la cadette de son mari, se venge d’un mariage d’intérêt en lutinant avec sous-préfet et femmes de chambre[9]. Firmin comme Rampal traitent la sexualité sur le mode de l’accouplement animal : « Ah ! ma pauvre Thérèse, tu vas passer à la casserole. Prépare-toi » (62) ; « il y a aussi deux bonnes, elles servent un peu à tout. Qu’elles se débrouillent. D’ailleurs elles changent souvent. Imaginez deux corps de bonnes sur lesquels on change de têtes tous les 15 jours. Elles font leurs petites histoires, rires, pleurs, danses, gifles, départ » (132). Les sentiments sont abolis et les corps exploités, avilis, à l’instar de celui de Thérèse, épiée dans l’écurie de l’auberge de Châtillon ou coincée par le Mignon sur un pas de porte, alors même que, traitée en fille adoptive de Mme N, elle est habillée comme une dame, p.208[10]. Ainsi la violence sexuelle devient-elle le symbole de la fatalité sociale, pour Thérèse que Firmin encourage à « fricoter » dans  » dans l’espoir de tenir là un gage d’enrichissement[11]  et qui se bat avec lui pour la 1ère fois à cause de cette imputation calomnieuse : « je ne sortirai jamais de ma condition » ; « elle était allée trop bas dans les encoignures de portes, elle en avait été trop complètement sauvée par une générosité miraculeuse pour garder le moindre sentiment d’humanité ».  De fait, la duplicité féminine se venge, par la langue ou en actes, de la violence de l’ordre masculin, dévoilé sans tabou lors de cette veillée sans hommes (le seul homme présent dans la maison tient la place du mort), constamment bafoué et secrètement renversé : « il faut dire que les messieurs n’ont jamais eu de chance avec leurs femmes dans ce pays-ci » (17) ; « quand on veut faire le mal, ce n’est pas une culotte ou une robe qui vous le ferait faire, ou qui vous en empêche » (20). Le respect apparent de l’ordre masculin cache une vie parallèle et inconnue d’eux : »Si le Louis savait que nous faisons ça je crois que monde ou pas monde il me tuerait séance tenante [...] C’est partout pareil, ils ont des idées. Nous ne sommes pas obligés d’avoir les mêmes » (p.20-21). Surtout Monsieur Numance, pour pallier la stérilité d’un couple bâti en contrepoint de la violence et de la désunion universelle, satisfait tous les caprices de Mme Numance et Thérèse se venge de Firmin en menant, sous le toit conjugal, un ménage à trois qu’elle lui impose, forte de la complicité qui lui impose d’autant + le silence que le cocu, en soi ridicule et affaibli par les séquelles de son éventration, se voit opposer la farce du curé manipulé par la fausse confession. Ainsi la femme, quand elle est à la fois une « âme forte » et une « âme noire », peut-elle retourner contre le pouvoir masculin l’arme de son oppression.

Il en va de même pour la violence physique, qui apparaît d’entrée de jeu et de l’aveu des commères réunies pour le grand déballage de la vérité, comme un trait commun de la condition féminine: l’Albert battait sa femme[12];  les commères sont battues par leur mari ; la jeune madame Charmasson, corrigée  à coups de nerf de bœuf dont les stigmates sont marqués dans la lingerie déchirée qui alimente la chronique domestique[13] ; dans ses carnets, G avait d’abord imaginé une scène de violence de M Numance envers sa femme. Les meurtrissures de Thérèse jouent un rôle essentiel dans le rapprochement des deux femmes, p.163 : l’amour maternel de Mme N pour la jeune Th de 20 ans est la force capable de s’opposer à la violence conjugale. Pourtant ces âmes fortes sont, elles aussi, violentes: Mme N fait basculer un uhlan dans le Rhône. Surtout Thérèse marque sa prise de pouvoir en éventrant Firmin qui la regarde comme un « mouton à 5 pattes » et a désormais peur d’elle : »il y avait ces estafilades dont il n’arrivait pas à étancher le sang. On les aurait dit faites au couteau » (334) ; « il était devenu un minus. Imaginez que F était obligé de porter à même la peau une ceinture de cuir large comme ça et sanglée dur qu’il ne pouvait quitter ni jour ni nuit sans risquer l’éventration » (346). Ces rixes entre F et T sont le signe que l’homme est en guerre avec son prochain, guerre de chacun contre tous, avec tous les moyens : « il la frappa. Mais il ne s’attendait pas à être assailli par un chat sauvage et il roula à terre, n’ayant pas assez de ses mains pour protéger ses yeux. On peut dire qu’ils se flanquèrent une bonne tripotée…Elle mordait et griffait pour une question de vie ou de mort. F dut partir en courant » (333) ; « pour un rond de tasse sur un marbre c’était un conseil de guerre » (56) ; « nous livrons bataille » (126) ; « s’il avait compris ce nous tout de suite, il gagnait la bataille d’Austerlitz ».

 

3- De la violence au meurtre : « il ne faudrait pas avoir vécu pour ne pas savoir que les + malheureux sont ceux qui partent » (28).

 Le texte est jonché de cadavres  ou d’évocations de morts. Le roman, qui s’ouvre sur la mort du pauvre Albert, « mort simplement parce que c’était son heure », se clôt sur l’assassinat de Firmin, pendant de la mort accidentelle de Monsieur Numance, 1er homicide involontaire et de la disparition mystérieuse de sa femme, mort symbolique. A quoi s’ajoutent, outre les morts du grand incendie[14], la mort du mari du Contre, au cours d’une opération bénigne, celle du fils des Bertrand mort en Indochine (13), le suicide du soldat, qui s’est finalement pendu dans le bois d’Archat (14) et celui du double négatif de T, victime présumée des frasques de ce mauvais garçon de Firmin, p.74, enfin la tentative de meurtre simulée par Artemare, sur le conseil de Thérèse. Avant d’être perpétré,  ce meurtre est d’abord imaginé, désiré, fantasmé, par Thérèse, mais aussi par Firmin et même par Madame Numance: « s’il avait fallu tuer Monsieur Numance pour l’avoir, elle n’aurait peut-être pas réfléchi longtemps …Elle le tua 2 ou 3 fois pendant qu’elle chaussait et déchaussait Madame N» (156). Aussi T, dont les 3 fils sont également morts, se définit-elle comme un être pour la mort, p.8 : « si je m’étais soignée chaque fois que j’ai veillé un mort, je serais comme un galet de rivière ».

L’argent n’est pas le seul mobile de ces stratégies prédatrices. La passion et surtout l’ennui font du sang  un divertissement royal.

 

4-L’argent comme instrument de domination

->+sieurs histoire de famille font apparaître la rapacité des femmes sur les questions de succession : « mais la justice dans ce bas monde ! La justice il faut se la faire soi-même. C’est malheureux à dire, mais c’est comme ça : si on est trop bonne, on est volée » (46). Les conclusions négatives sur le manque de justice font apparaître l’égoïsme comme un mode de vie ou de survie. L’argent est bien ce que tous recherchent : « il y avait des livrets de caisse d’épargne dans tous les coins » (296). Le « gros blond » du prologue, Martin, se met en cheville avec le médecin qui, sous-entendent les commères, le prévient des maladies graves ou des décès. Saigneur d’héritages ou croqueur de biens des morts, il préfigure F quand il s’associe avec l’usurier Réveillard. Le boucher fait fortune au marché noir et sait acheter, au noir, des cochons ; sa femme profite et devient « grasse comme un lard ».

-> « ce qu’il veut, c’est : avoir » (159) : F est celui qui, dès le 1er pli du récit, compte, calcule, prévoit : il décide de fuir à pied pour économiser, sait qu’il faut « paraître » et arriver à Châtillon en voiture. Surtout, dans la 2ème version de la ruine des N, F représente cet appât du gain. Il veut s’élever dans la hiérarchie sociale, refuse d’être pris pour un paysan, trouve avec qui s’acoquiner pour ruiner les N, puis pour s’enrichir sur le dos des ouvriers piémontais : « il y a de l’argent à ramasser à la pelle pour des gens comme toi et moi » (360). Dans son inquiet désir de capter leurs biens, il a toujours peur d’être dupé : il veut que le pavillon soit légalement donné, il craint une clause scélérate ; il vérifie que la reconnaissance de dette est bien rédigée. Quand Réveillard invente le conte où il est accusé d’avoir volé des sacs d’or, F, loin de trouver l’histoire de son mentor vraisemblable, la révèle comme mensonge pour mieux tromper ensuite, en imaginant des affaires permises par les coupes de bois, dont le lecteur a déjà entendu parler dans le prologue (l’oncle Emile, renvoyé de son emploi de facteur pour alcoolisme, s’enrichit par ce moyen) et dans le 1er pli du récit du Contre (N y est entrepreneur de bois). Les affaires d’argent révèlent F tout en masquant son but véritable : F l’escamoteur ne cache pas que son but est de s’enrichir, mais son stratagème, en apparence honnête, est en réalité foncièrement mauvais. Par sa cupidité, le personnage paraît antipathique, même quand il semble victime de Th : son éventration est un juste châtiment.

 -> Th, qui partage initialement ce goût commun pour l’argent, commence à amasser des sous, mais elle jette son trésor dans le ruisseau quand elle se révèle à elle-même comme un piège, furet ou ogresse attirée par le sang.

 

5-Ennui et divertissement : réécriture des fragments des Pensées de Pascal sur le divertissement

Le titre et l’explicit d’Un Roi sans divertissement rappelle la fréquentation, par le Giono des Chroniques, des fragments des Pensées de Pascal sur le divertissement et sur l’ennui, terme qu’il faut prendre au sens étymologique et fort de haine du néant de la condition humaine : «Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » (fr 515 dans l’éd Sellier). Or Giono voit dans cet ennui métaphysique, dans ce vide existentiel, la source même du mal…et de la création romanesque : « si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers à laquelle personne ne fait jamais attention : c’est l’ennui. Au fond, pour moi, si on voulait une description de l’homme, l’homme est un animal avec une capacité d’ennui […] De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, ce là, les crimes, parce qu’il n’y a pas de distraction + grande au monde que de tuer ; c’est admirable ; la vue du sang est admirable pour tout le monde » (Entretiens, p.58). Alors que pour Pascal, le divertissement ne dissipe qu’illusoirement le fond de la misère humaine qu’est l’ennui, détourne l’homme de la contemplation d’un néant qui ne peut être vaincu que par une conversion à Dieu, Giono valorise le divertissement comme remède à l’ennui constitué par la banalité de l’existence, dans un monde sans transcendance : « Il a vu cent fois les + innocents apprendre subitement le crime, par instinct, sans l’aide d’aucun précepteur, par le seul exercice d’un pouvoir quelconque. Il sait qu’en réalité le crime est le divertissement par excellence. Qu’on y goûte et qu’on y est pris. L’univers n’est + qu’ennui en expansion. S’en distraire, voilà la grande affaire. La morale, c’est chercher des poux sur une tête de marbre. La bonne action n’est pas aussi distincte que le triangle l’est du carré. Sur une certaine frontière indécise on ne sait + si on a pied dans le vice ou dans la vertu », écrit-il dans « M. Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Le crime est le divertissement comme l’est le jeu d’argent, quand on joue tout ce que l’on possède, comme l’est le jeu des paysans de « Silence », qui jouent à se pendre par avec leur capuchon de cuir et goûtent quelques instants la mort avant que leur compagnon de jeu ne les décroche : « sans distraction, la vie est pire que la mort, elle est inutile et, à chaque minute nous sommes face à face avec son inutilité […] Tant qu’on n’a pas goûté au sang, il y a peut-être encore moyen et on accepte de vivoter d’un an à l’autre, et d’aller comme ça jusqu’au bout avec des oeillères puisque –s’imagine-t-on- il n’y a rien d’autre à faire qu’à accepter cette condition. Mais quand on a goûté au sang ! La fleur ? Poussière ! Car ce que nous cherchons quand nous restons plantés les bras ballants au milieu des fleurs c’est du nouveau […] Or, du nouveau, il n’y en a pas et le sang seul est capable de faire du nouveau ».

Ainsi, dans AF, Mme N se divertit en se perdant, grâce à cette générosité hémorragique qui est pour elle une arme, alors que Th se divertit en regardant couler le sang : « le furet ne mange pas de viande. Voilà pourquoi je me foutais de l’argent. Il boit le sang. Si je trouve quelque part du sang à boire, ça vaudrait peut-être la peine de me glisser dans le terrier. Je me dis : tu as trouvé, maintenant, dors » (317). Pour se désennuyer, l’ogresse Thérèse veut contempler « le sang le + pur », l’amour versé en pure perte. C’est pour elle le seul objet de contentement : «c’était bien du sang. J’étais sûre d’y trouver mon compte. L’argent, là, ne serait pas défendu. Il serait au contraire offert comme l’hostie à la messe. Tout le jeu était, à la communion, d’avancer un joli petit museau de furet et de croquer à belles dents » (318). Contempler ce sang qui s’écoule, ce « théâtre du sang » dont parle Deux cavaliers de l’orage, c’est assister à l’écoulement de la vie d’un autre au-dehors de son corps, en jouissant soi-même d’être vivant.  Le divertissement royal est de l’ordre de la pétrification hypnotique qui permet de s’éprouver vivant en ressentant la mort de l’autre. La générosité de Mme N lui permet d’éprouver cette perte, non du sang, mais d’elle-même. Le divertissement recherché est finalement ce qui remplace le souverain bien pour Pascal, à savoir Dieu. Au lieu d’ouvrir son cœur parce que la raison de l’homme est corrompue après la chute, comme chez Pascal, Th jugule tous les mouvements du cœur pour laisser parler la pure raison ; elle se présente comme une froide raisonneuse parce que sa passion commandante ordonne toutes ses autres passions.

 

III- Le triomphe de la duplicité : stratagèmes et stratégies machiavéliques

Avant d’être délinquant ou criminel, l’homme est essentiellement calculateur. Cette dimension, féconde du point de vue narratif[15], permet d’insister sur la dimension anthropologique, ontologique et non accidentelle du mal qui accompagne l’homme dans sa vie intérieure, en est indissociable, naturel et constant.

 

 1 -« Être et paraître, la différence que c’est »

->« Je suis longtemps restée timide. Je me disais bien que l’habit ne devait pas faire tout à fait le moine, mais de là à en être sûre ! Tout le monde dit :’Monsieur » à un chapeau et à une redingote. Tu dis :’Monsieur » au chapeau et à la redingote. C’est à force de jugeote que tu finis par te poser la question :’qu’est-ce qu’il y a sous le chapeau ? Qu’est-ce qu’il y a sous la redingote ? » Il y a Nicolas » (296)[16], un marchand drapier que tout le monde prend pour un mari fidèle, qu’on retrouve mort chez sa maîtresse, que sa veuve veut transporter, par respect des convenances, dans le lit conjugal, et dont le cadavre récalcitre. Comme chez Shakespeare, le réel, fait de dissimulation, est « a tale » où rien n’est vrai, où tous jouent un rôle, une scène sur le théâtre du monde[17], soit  que l’apparence masque l’absence de véritable moi chez tant de gens de bien, pour qui « l’important, c’était de figurer », p.276), soit  que le sourire de ceux pour qui l’apparence n’est pas le fond des choses pointe l’ombre de l’être qui se cache derrière l’apparaître, les machinations intrigantes, la ruse, le mensonge et le jeu de dupes : « être et paraître, la différence que c’est ! Tu vas, tu viens, tu es quelqu’un ; et puis un beau jour ça éclate » (19). Ce qui éclate, c’est la vraie nature, profondément égoïste, de l’homme

 

 ->  La défiance : dans cet univers où les êtres tentent de cacher leur vraie nature, où chacun est gouverné par son intérêt, la confiance est rare. Dans sa duplicité, F ne parvient jamais à se rassurer sur les dons qui lui sont faits : il craint toujours le « trimard » si une argutie juridique peut être soulevée. Le « roi des vessies et des lanternes, des cochers de voitures vides, l’as des cartes qui gagnent 10 avec 1 », le tricheur qu’est F soupçonne les autres de fourberie : « cette façon de tout donner, ça n’était pas catholique » (153) ; habitué aux promesses non tenues (« ils savent que les promesses non tenues indisposent terriblement ceux qui ne tiennent pas leurs promesses », 139), il ne comprend pas les N et l’épisode de la signature de la reconnaissance de dettes suscite son inquiétude. Le méchant ne peut voir en autrui qu’un être en proie, comme lui, au Mal, illustrant ce propos de l’introduction à l’œuvre de Machiavel : « il y a une étonnante franchise dans les préceptes machiavéliques […] Dans les simples rapports de commerce, à chaque instant on a recours au contrat, à la signature ; on multiplie les marques de l’engagement, tant on sait que les engagements sont précaires. Quel est le niais qui se fierait à un engagement oral quand les engagements écrits mêmes sont loin d’être le roc sur lequel on peut bâtir ? Dans le social, le contrat n’a jamais cessé d’être tourné, malgré toutes les protestations de bonne foi […] C’est ici que Machiavel met une franchise d’acier. Dès que le contrat se discute, il déclare qu’il sera tourné et quand il se signe, il démontre que la signature ne vaut rien, n’engage rien de réel ; qu’on vient, somme toute, de perdre son temps. Il défend qu’on parle de bonne foi ; il empêche qu’on parle de bonne foi ; il a la loyauté de proclamer, avant que tous les débats ne commencent, qu’ils seront essentiellement présidés par la mauvaise foi. Il ne s’occupe que de la stricte vérité. C’est à ce titre qu’il est un écrivain moderne ».

 

-> La calomnie

      Dans le roman, l’impossibilité d’accorder crédit à la parole des hommes s’illustre d’abord par la calomnie, qui culmine dans la manière dont les Carluque se vengent de l’avanie que Mme N a fait subir à Mme Carluque en portant son mouchoir aux naseaux de son cheval de trot : la mise en scène du tanneur devant ses ouvriers n’est pas seulement le moyen de faire oublier le ridicule de sa femme, emportée cul par-dessus tête par l’emballement du cheval fouetté de rage ; l’expression « la conscience tranquille », reprise bientôt par tous, est un moyen d’orchestrer la mort sociale des N en jetant le discrédit sur leur ruine. Le tanneur, qui dépérit quand tout va bien et resplendit quand les choses boitent, fait étalage d’une opulence dont il écrase l’opinion, lâche ou contrainte de se soumettre au pouvoir de l’argent en colportant des « bruits » rapportés en italique, procédé qui souligne la méchanceté d’expressions répandues par toute la ville. La rumeur s’étend jusqu’à l’affabulation quand il s’agit de rapporter la visite de M N chez Réveillard, p.104 : « le truc des genoux, ça ne prenait pas avec tout le monde ». Carluque et Réveillard propagent ces mensonges par méchanceté, alors que le romancier invente pour se divertir.

      Th, qui conseille à Artemare la calmonie[18], suggère que la version contradictoire de la tante Junie peut relever de la calomnie : « elle n’était pas de notre bord » se comprend d’abord comme le signe d’une rivalité entre les différentes catégories de domestiques du château. Chacun veut se croire supérieur à l’autre et est prêt à dénigrer, nouvelle illustration du mal social. Mais Mme Charmasson jouant l’espiègle avec ses femmes de chambre, Th, qui a toujours aimé ce qui porte pantalon, peut ainsi suggérer une autre différence, moins avouable, sur l’orientation sexuelle de Junie. Enfin la phrase peut se comprendre, après coup, comme l’expression d’une rivalité qui ruine la fiabilité du témoignage de Junie. La vérité par procuration que délivre le Contre serait sujette à caution, pourrait n’être que calomnie. Le roman est construit sur cette marque de la banalité du mal qu’est la frontière entre médisance et calomnie[19].

 

2- Hypocrisie et théâtralité

Si les hommes se masquent, feignent la bonne foi, mentent, c’est qu’ils vivent dans un univers d’apparence qu’ils veulent manipuler. Véritables comédiens, ils sont hypocrites, au sens étymologique du terme[20].

Th parle constamment de scène ou de spectacle : lors de son évasion, c.à.d. de son entrée dans le monde réel, dans la vraie vie du roman, elle compare le toit de la serre à une scène de théâtre: « je suis prise de peur. Le toit de la serre, il me semble que c’est la scène d’un théâtre et qu’on va me voir de partout » (58). De l’auberge de Châtillon, elle dit : « c’était un spectacle » (78). Quand elle observe, avec le jeune cantonnier Paul, la scène entre M N et l’homme de Valence, elle les voit très bien, comme au théâtre : « voyez la scène » (89). La narration s’achève sur la jouissance du spectacle de Firmin agonisant : »je n’aurais pas voulu manquer la mort de F pour tout l’or du monde ».4

« Nous vendons du malheur, ma fille. Tu es notre  vitrine » (192) : le couple infernal, à peine installé à Châtillon, s’entend à tromper son « public » (« ne laissons pas refroidir le public » (136)), pour se servir dans son avoir[21]. Pour cela il leur faut jouer la comédie de la « bonne volonté », cette valeur mise à l’honneur par la morale laïque de la IIIème République : paraître être, pour F, un « bon forgeron de la paix », bon mari venant chercher sa femme à la fin de sa journée, bon père de famille, bon époux ramenant « tendrement la Sainte Vierge à son bras jusqu’à leur nid » ; pour Th,  donner le spectacle de la jeune accouchée, « intéressante et pleine de bonne volonté »[22] qui, après avoir ému et reçu la visite de toutes les bonnes âmes de Châtillon, joue ma comédie de  « la femme et la mère de famille qui gagne sa vie » dans les travaux les + pénibles : « F connaît le, prix de ce qu’ici (et partout) les bourgeois appellent la bonne volonté. Il faut qu’on la lui reconnaisse, car pour des gens comme eux, la bonne volonté est la clef qui ouvre les portes ». Th dissocie l’être du paraître pour jouer la comédie de la bonté : la maxime « faites tout pour sembler bonne » indique clairement sa stratégie : faire sans âme, avoir l’air sans être, imiter ce qui est évalué positivement par le sens commun, qui continue ainsi à lui servir de norme, de mesure, de critère pour sa transgression clandestine.[23] Surtout, lorsque, enceinte, Th se fait mettre à la porte par la patronne de l’auberge, elle se dit : «joue donc un peu voir ta 1ère scène » (320) et esthétise la mise en scène du malheur, esthétique misérabiliste qui fait se jouxter le sublime du sacré (la Sainte Vierge, le Saint Sacrement) au sordide de la cabane à lapins (la crèche !). Tout ce qui peut l’enlaidir, charger le tableau de la pauvre fille engrossée  est une aubaine, un masque de grossesse sur le visage agrandit ses yeux où peuvent « flotter des quantités de choses tristes ». Elle passe des après-midi à prendre l’air mourant en  levant les yeux devant un bout de miroir : « aucun bourgeois ne résistera à ça » ; elle en use et en abuse avec F, dont les allers et venues font « faire du mauvais sang à tout le quartier ». Th met donc son corps en jeu : «j’étais difforme. Il ne fallait pas être la 1ère venue pour avoir joué le jeu comme ça » : «comment aurais-tu pu imiter cela ? » ; « croyez-moi, quand on arrive à trouver un truc de ce genre, on est quelqu’un » (325). Th se sert de sa grossesse comme d’un piège, d’un appât. : « c’était à se mettre à genoux. J’étais énorme. On aurait dit la tour de Babel. Je n’avais + de visage. On ne voyait que mon ventre. Et mes yeux ! Je me dis : ma fille, ça c’est du travail ! » (323).

 

3-Le jeu et les cartes

Si le jeu et l’illusion subtilement fabriquée imitent la réalité[24], Giono ne s’y limite pas. Il fait intervenir une autre catégorie ludique pour exprimer le rôle que chacun de ses personnages a à jouer dans le combat qu’ils livrent tous : celle des cartes que l’on abat dans une stratégie cachée aux adversaires pour tenter d’avoir l’avantage sur eux et qui ont ceci de fascinant qu’elles permettent selon leurs distributions, de multiples combinaisons (278-279) : « je comptais mes atouts » ; « j’en avais plein les mains. La cabane à lapins n’étais pas l’un des moindres. C’était loin d’être un logement de chrétien. Il ne fallait pas lâcher ça pour tout l’or du monde. Ça allait rester sur l’estomac de tous les cœurs sensibles. D’entrée, j’avais barre sur eux » (321). Pour « damer le pion » (346) et  rester maîtresse du jeu qu’est pour elle la vie, Th est à l’affût des coups à faire, des tactiques à adopter : «Qui se douterait […] que j’ai joué toutes mes cartes d’un seul coup en descendant d’une fenêtre par une échelle ? » (215)

 

 

4-Machiavélisme

Le machiavélisme des personnages vient alors de l’adaptation au monde réel. Grand lecteur

 

de Machiavel et de Hobbes[25], Giono. emprunte 2 concepts à Machiavel : la « fortuna », sort ou devenir imprévisible du monde, la sagesse humaine étant impuissante à tout comprendre et à tout prévoir, est sensible dans le motif récurrent du jeu, notamment quand Monsieur Numance joue sur un billard ravaudé ou lors du passage à l’auberge des écumeurs, qui ajoutent la triche au jeu. Le surgissement de ces aléas nécessite de l’individu énergique la « virtu », capacité de s’adapter aux circonstances pour en tirer le meilleur parti et nullement « vertu » morale. Rien ne peut être connu ni prédit avec certitude, puisque tout est apparence trompeuse. Dès lors, l’homme doit orienter son action, non + en fonction de principes moraux ou métaphysiques qui ne lui garantissent en rien le succès puisqu’il serait le seul à les appliquer, mais par la ruse et le calcul. La sagesse de l’homme, ce n’est + sa vertu morale ou sa culture, mais sa souplesse, sa faculté de s’adapter. De l’action machiavélienne – Machiavel considère qu’il peut exister de « bonnes fins », qui rendent nécessaires de « bons moyens », on passe alors à des héros machiavéliques en ce que chacun ne paraît vouloir que son bien propre, que la justification des moyens par une fin purement égoïste.

                  3 stratégies machiavéliques sont ainsi mises en œuvre dans le roman : celle de F pour ruiner les N ; celles de T pour tromper l’amour de Mme N et pr assassiner F. Dans les 3 cas,  la fin  est égoïste et nuisible à autrui  (victimes éliminées : N, F) : F veut l’argent ; Th veut, non l’argent, qu’elle sacrifie le lendemain de sa trouvaille (« je ne pouvais rien acheter avec des sous que le plaisir de les voir sauter dans l’eau profonde. Je les avais accumulés que pour en venir là, somme toute, p.317), mais  la puissance, l’assujettissement des autres à sa volonté : « la gourmandise, l’argent ; les femmes, l’argent ; la méchanceté, l’argent. Voilà tout ce que je trouvais (315 ») ; » quand j’essayais de me représenter le bonheur que me donneraient des 1000 et des 100, je me disais :0 » (315)[26]. ; « ce qui m’intéressait, c’était d’être ce que j’étais, et de faire ce que je faisais ». Il s’agit d’une puissance qui est là, cherchant à s’exprimer pour son propre déploiement, sans autre fin qu’elle-même et que son propre accroissement : « je suis ce que je suis » (318).  Dans les 3 cas, moyens marqués par négativité totale : ruse et mensonge, Ulysse +tôt qu’Ajax, en accord avec Naissance de l’Odyssée. Cf 1er portrait de F, qui monte un plan complexe en s’endettant fictivement auprès de Réveillard, lequel usurpe les dernières richesses des N: »assez fouinard et se servant du produit de ses fouines, et sans vergogne pour prendre l’avantage. Taillé, quoi, pour aller de l’avant. Et il y allait de bon train, jouant du piano à toute vitesse sur tout ce qui se trouvait autour de lui ; tapant ici, tapant là, sur n’importe quoi pourvu que ça fasse de la musique. Tout ce que je viens de vous dire peut se résumer en un mot : rusé. En deux mots : malhonnête. En 3 mots : plaisant. Plaisant à tout le monde, arrachant toujours le morceau à cause de sa plaisance, sa gentillesse, sa rondeur, une générosité où il ne perdait pourtant jamais la tête, une générosité pas très généreuse, mais où manquait le fond il y avait la forme » (125-126).

« Entre mes pattes, vous ne feriez pas long feu, qui que vous soyez » : Th instrumentalise tout le monde, à commencer par F, qu’elle « essaye d’abord gratuitement », à vide, pour savoir « s’il tiendrait le coup à l’usage », car «quand il faut combiner avec des ressorts de montre, un imbécile peut tout casser rien qu’en soufflant dessus » (300)[27] , puis qu’elle façonne, avant de se servir, contre lui, du Muet[28]: « cervelle » qui se réserve « le travail proprement dit », la stratégie de l’action, il ne lui faut que « l’extérieur d’un homme » « à pousser à droite ou à gauche suivant le cas ». Mais sophiste de l’âme, elle se sert aussi du corps, de son corps, matière 1ère de sa prise de pouvoir, chose qu’accessoirement, en femme glaciale, elle donne à Firmin « comme un os à un chien ». Ainsi ajoute-t-elle à la dissociation volontaire entre l’être et le paraître, paradoxe du comédien dont la seule récompense est la fierté de l’auteur- acteur-unique spectateur, lorsque le but est atteint, la dissociation du cœur (faculté des fins), de la cervelle (calculatrice des moyens) et du corps (instrument de la cervelle). Elle se fait d’abord la main en racontant « n’importe quoi d’inventé, l’œil clair et la bouche ferme », puis, par ordre croissant de difficulté, en se faisant passer non seulement pour bête (ce qui n’est pas mal), mais pour bête et bonne (ce qui est vraiment mieux, p.101). Puis elle fait ses armes sur sa patronne (« si tu trompes celle-là, tu mettras le vif-argent dans ta poche », p.301), apprend à « haïr avec le sourire » et à faire exactement le contraire de ce que son cœur lui dicte de faire (302) : Machiavel féminin, elle se substitue donc au Prince, subvertissant l’ordre du commandement et faisant de sa patronne son sujet. Vient un jour où la dissociation est opérée comme un travail d’orfèvre : « d’un côté, ce que vous aimeriez faire, ce que vous aimeriez montrer (surtout) », le cœur, moteur du pantin qu’elle fabrique avec elle-même; « de l’autre, ce qu’il faut que vous fassiez ; ce qu’il faut que vous montriez », la cervelle conceptrice aux diktats de laquelle le corps, réduit en esclavage, obéit : »vos yeux, vos bras, vos jambes, votre langue, bougent et exécutent les ordres de la cervelle comme il faut que tout cela bouge, c.à.d. en conformité au modèle que conçoit la cervelle ». Thérèse, montreur de sa propre marionnette, joue ainsi à se mécaniser pour le plaisir de tromper le monde et de jouir de son art : « j’étais arrivée à être parfaite…Quand je faisais spontanément quelque chose dont on dit précisément que ca ne trompe pas, vous pouviez être sûre que je trompais. Mais j’étais seule à le savoir » (302). L’efficience du mime qu’elle met au point pour déclarer sa flamme à l’homme qu’elle méprise, se servant du feu de la haine pour simuler l’amour lui procure un plaisir proportionnel au leurre : »j’allais jusqu’au bout, en méprisant de + en +, en imitant de mieux en mieux. Et mieux j’imitais, + je le voyais dupe et + j’avais de plaisir » (305).

Dans ce jeu cruel et pervers d’imitation des sentiments, elle éprouve sa puissance avec jouissance : « personne ne pouvait être mon maître » (306). Thérèse s’est transformée en « malin génie non moins rusé et trompeur que puissant qui s’acharne à tromper », selon le mot de Descartes. Il s’agit pour elle de leurrer  volontairement son entourage pour contrefaire l’ordre intérieur de l’âme, subvertir la nature effective des liens humains,  détruire la foi que les hommes de bonne volonté ont les uns dans les autres. La jouissance de la vacuité et de l’énergie flottante se vit chez elle à travers l’apprentissage de la perversion ludique de toutes les valeurs. Elle, la petite servante, a la ferme résolution de ne pas servir, mais de se servir des autres pour rien, juste pour être souveraine. Elle s’attribue l’omnipotence divine : «tu peux faire tout ce que tu veux avec ces gens-là ». Avec Mme N, ce personnage déroutant par sa puissance d’inquiétante étrangeté se montre diabolique. Forte de la capacité d’entrer dans les cœurs et dans les âmes pour les séduire, manipuler leurs volitions les + intimes, les faire capituler devant sa volonté propre en leur injectant le venin du remords, de la mauvaise conscience, elle  simule le sommeil pour mieux guetter sa proie. Comme une araignée, elle tisse la toile dans laquelle elle la prend et l’attire là où elle veut la mener. Elle se met « en vitrine » à distance[29], trône dans ses nuits, hante ses aubes pour mieux lui imposer son rythme d’approche[30]. Elle joue de son physique pour émouvoir Mme N de son état[31]. Elle joue des pulsions oblatives de la générosité[32], de la bonté[33], de la stérilité[34], de l’amour maternel frustré de Mme N, pour lui faire éprouver d’abord le remords[35], puis la honte[36] et enfin le désir démesuré de satisfaire son orgueil de juste[37] en donnant tout à l’objet de sa passion, d’un amour qui verse lui-même la mesure. « Th est, en soi, un trompe-l’œil savamment élaboré par elle-même. Ses intentions sont la profondeur cachée de ses actes aux yeux de ceux qu’elle veut abuser. Th, avec son ventre gravide qu’elle porte comme un étendard pour faire ployer sous la compassion celle qu’elle veut tromper, incarne la vie masquée de la puissance cosmique : callipyge impersonnelle, animal affûtant les instruments de sa ruse, elle a beau se penser comme la Vierge dans sa niche, ce qu’elle exprime et ce sur quoi elle joue est une force aveugle, même si son regard calculateur s’aiguise sous ses paupières presque closes. Giono la décrit  comme un animal à l’affût, prêt à sauter sur sa proie, calculant le moment opportun –le kairos- pour bondir. Le stratagème de la promenade ostentatoire  est le creuset de la préméditation, de l’élaboration stratégique d’une capture – d’une captation benevolentiae- tout à fait matérialiste dans ses intentions initiales. Après la disparition de sa bienfaitrice, elle se muera en mante religieuse, instrumentalisant les hommes pour tuer le vide de l’ennui et finalement tuer F, par qui le malheur est arrivé », conclut F Farago (3 en 1 Belin, p.227-228).

 

5-Chef d’œuvre de son sexe, Thérèse fait de la duplicité un art. Pour cela, elle joue avec les stéréotypes et fait de la tromperie une éthique. Si elle devient ainsi créateur et non + seulement créature, c’est par une lutte acharnée contre sa propre nature qu’elle parvient à se néantiser. Dès lors, elle ne peut devenir que ce qu’elle était par nature : une force de la nature et une femme dénaturée, qui a comblé son vide existentiel par une fiction.

-> Madame Numance et Thérèse échappent aux deux malédictions dont la Bible frappe Eve dans la Genèse : « tu enfanteras dans la douleur » et « tu seras soumise à ton mari ». Madame Numance, qui n’a pas enfanté dans la douleur (le couple souffre de sa stérilité), mais qui connaîtra sa malédiction en celle qui représente son substitut et qu’elle traite comme sa fille adoptive (Thérèse) est « le Dieu qui fait pleuvoir » pour son mari, qui fait figure d’âme faible du couple (il ne veut que ce que veut sa femme, comme s’il était dénué de volonté propre et distincte), préfère participer à l’aliénation de sa femme plutôt que de la contrarier en la sauvant de sa propre passion. Quant à Thérèse, qui passe d’abord pour un peu bête et qui a des enfants avec facilité, elle fait de l’enfantement un instrument de domination, tant des hommes que de Mme Numance, mais se désintéresse de ses enfants une fois la grossesse terminée : « je commençai par me faire mettre enceinte. ça, c’était l’enfance de l’art » (319) ; « j’étais énorme. On aurait dit la tour de Babel (232), autre malédiction dont elle fait une arme impitoyable.

-> La même Thérèse, qui joue sur les stéréotypes du récit romanesque pour imaginer une Mme Numance en fille d’Eve, tentatrice et corruptrice jouissant de ruiner son mari dans une aventure adultère mystérieuse avec un amant énigmatique, utilise l’image de la Sainte Vierge, nouvelle Eve figurant ce qui manque à la cible qu’elle s’est choisie pour affirmer sa volonté de puissance. Il ne s’agit + alors de séduire pour dominer les hommes, tâche qu’elle abandonne à l’image de femme dépensière, secrète, inaccessible et fatale qu’elle a fabriquée pour la 1ère Mme Numance. Il s’agit de tromper l’amour absolu[38] en se dérobant à sa prise[39] et pour cela de modeler le réel pour devenir créateur et non plus créature.

-> Thérèse partage ainsi avec Mme Numance la duplicité de l’être qui suit sa passion, abuse ou croit abuser de l’autre en imitant, en lui volant son être, mais ne risque de se perdre que pour mieux révéler sa propre nature, inhumaine. Le mal est dans le bien et réciproquement, par contagion. Madame Numance comprend que la relation ambiguë et duelle que passion et manipulation ont fait naître risque de mettre en péril sa pureté, moins innocente qu’il n’y paraît : « jalouse de F » (169), elle « [s]e ser[t] [du] pavillon comme de fuseaux pour une belle au bois dormant » (184, 200), se prend pour Pygmalion, oublie ses devoirs religieux[40] et croit à sa propre démesure. Après l’avoir « longtemps imitée sans aimer », Thérèse, « jalouse de Monsieur Numance » (198) en vient à « rentrer la tête dans son amour. Il ne s’agissait + d’imiter, il s’agissait de savoir quoi faire pour rendre Mme Numance heureuse, la protéger, l’aimer, lui donner » (219). Thérèse, gagnée par l’amour, serait donc gagnée par son propre jeu et par un sentiment personnel d’ingratitude si ce temps magnifique n’était condamné par le piège de Firmin et par sa propre tromperie.

-> La disparition de Mme Numance la rend donc à sa nature de bête sauvage (le nom Thérèse dérive de « ther, theros », « la bête sauvage », qui a donné tant « fier », « féroce », que « taureau »), décrite comme un véritable monstre, le monstre qu’elle est, mais qu’on ne pouvait jamais percevoir, tant son jeu était parfait : « veau à 5 pattes », « elle hennissait comme un cheval », saccage, saute, mort, griffe aboie, comme un chat sauvage, un chien, un loup (332-334), « n’a + figure humaine » et revient « couverte d’une carapace de boue ». Âme forte, Thérèse est donc animée d’un souffle de vie (étymologie du mot « âme », « anima »), d’une force physique dont le récit cadre est le reflet : « vous aurez toujours barre sur nous, Thérèse, à cause de votre âge » (53). Thérèse est une force de la nature en même temps qu’une femme dénaturée, qui se moque de la maternité et des sentiments qu’on prête ordinairement aux femmes et qui est devenue par une lutte acharnée contre sa propre nature humaine une sorte de Mme de Merteuil de Châtillon.

-> Mais s’il en est ainsi, c’est que narratrice incomparable de la chronique du mal ordinaire et de sa propre histoire, elle a le don d’affabuler, d’inventer des histoires pour couvrir la réalité, mais aussi par plaisir. En dernier ressort, se servir du faux pour dominer les autres n’est pas seulement une habileté pratique, qui lui a permis toute sa vie de tromper et de triompher d’autrui par ses ruses. C’est aussi une capacité d’invention romanesque, le souffle d’une narratrice qui sait inventer un récit tissé de mensonges. Certes le Contre a pu corriger ses dires et l’inciter à revenir sur ses allégations, mais aucune autre vérité que celle de la fiction n’a su s’imposer dans ce récit polyphonique à la moralité indécidable. Le Contre laisse donc à Thérèse le mot de la fin : « maintenant, Thérèse, je te laisse finir l’histoire. Tu dois connaître le fond des choses mieux que moi » (365). C’est dans cet écart à la vérité que se construit le récit de Thérèse et que se donne à voir sa nature. Le lecteur peut soupçonner le contenu du récit, le mal et la duplicité étant l’effet du conte de bonnes femmes, d’histoires à dormir debout. Mais le doute sur la réalité des histoires n’entame en rien la vérité dont ils sont porteurs : en libérant la parole féminine, au cœur de la nuit, la chronique a livré la profondeur des âmes. Thérèse insuffle la vie à son récit et finit avec le lever du jour. Elle a fait revivre les morts pendant cette longue veillée funèbre. Mais cette nuit blanche n’a pas entamé ses ressources et son énergie, pas + que son apparence d’éternelle jeunesse, en dépit de son grand âge. Comme son modèle Mme Numance Thérèse, qui voulait « être celle-là », ressemble à cette personne sans âge, « dans une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni mère » ( 194). Elle s’est repue de caillettes et de la vie de ses créatures et achève la discussion sans la moindre fatigue apparente : « après cette nuit blanche, vous êtes fraîche comme la rose, Thérèse/ Pourquoi voudrais-tu que je ne sois pas fraîche comme la rose ? »

 

 

 

 

 



[1] Epigraphe envisagé pour Faust au village

[2] « régner ? Il y a bien longtemps que Satan le fait. Et sans prêtre. L’Eternel lui demande : d’où viens-tu ? – De parcourir la terre et de m’y promener, lui répond-il. Quand la porte des boutiques s’ouvrait à Châtillon, ce n’était pas toujours un client qui entrait. Est-ce que ce ne serait pas la vérité ? »

[3] Variante Chantreuil

[4] F est forgeron ; Th a toujours aimé le feu de bois (84), est un « tison » et prend autant de plaisir à regarder les voyageurs qu’à rester près du feu (278) ; l’homme de Valence boit son café bouillant « comme si c’était de l’eau claire ».

 

[5] Les forêts poussent des « soupirs », »les arêtes rocheuses font entendre « de sourds gémissements », »l’aigle s’éloigne en glissant, puis revient vers son désir sur lequel les deux femmes le voient enfin plonger et s’abattre »

[6] « il apparaît clairement qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun » (Le Léviathan, XIII).

[7] « il avait ses 3 chiens dans les jambes ; il leur a donné de ces coups de botte ! A un point que Monsieur Charmasson a dû lui en envoyer une verte. Car le Blaise s’est arrêté net comme si on lui avait donné un coup de fouet dans les reins. »

[8] »sa fille au contraire, il aime qu’elle soit bien mise. Il s’en occupe ; il la touche. Il faut que ça soit moi qui lui

dise finalement : »laisse la un peu tranquille et ne lui donne pas toutes ces idées » (21).

[9] « il aurait mieux valu que Madame continue à jouer en cachette avec les femmes de chambre +tôt que d’y jouer avec le sous-préfet » (18).

 

[10] « un matin, dans une ruelle déserte le « Mignon » profitant de sa masse poussa T dans une encoignure de porte, essayant de la tripoter, et lui fit des propositions grossières » (204).

[11] « est-ce qu’elle fricoterait ?...Si T fricote avec le vieux, alors nous sommes des coqs en pâte et c’est parfait » (161).

[12] l’Albert ne s’est jamais mis de gants ; et il n’y allait pas de main morte » (19).

[13] « des jupons qui semblaient mangés par des chiens, déchirés comme avec des dents. Il devait la battre avec une ceinture, et du côté de la boucle.- Non, il avait un nerf de bœuf » (18).

[14] T naît « deux ans après le gros incendie » (8) qui coûte la vie notamment à 2 petites jumelles, signe du scandale et de la vacuité des explications religieuses, des théodicées : « les neuf qui sont marqués sur la croix. Mais là il y a le nom d’une mère et de ses deux filles : deux jumelles. C’était des petites de toute beauté, il paraît » (11). Les noms ont beau être inscrits sur une croix : la mort de ces enfants est le signe de l’absence de Dieu et de la solitude des hommes face à l’aporie des causes.

 

[15] là où l’acte est rapidement épuisé par son récit, la « stratégie machiavélique » permet d’inscrire et d’analyser le mal dans sa durée, de montrer en quoi il n’est pas un accident exceptionnel de la vie d’un homme qui céderait à une pulsion, « agneau » devenu ponctuellement « loup » lors de la crise sacrificielle.

Les êtres sont des pantins qui cachent ce qu’ils sont et n’ont de courage que morts.

 

[17] « tu fouillerais, tu en trouverais des choses ! Tout le monde en a. Qui +, qui moins » (20).

[18] « Accusez-le de quelque chose de très grave si vous y tenez tellement à ces terres » (293).

[19] On moque d’entrée de jeu la bêtise de la veuve d’Albert, p.9, la saleté et la laideur d’une voisine jalousée : « elle n’a rien d’attirant. Même propre, et c’est rare, elle est comme un navet. Il y a au moins dix ans qu’elle n’a plus de dents » (38). « Zistonzestes » (73), histoires croustillantes touchent même les personnes présentes comme Thérèse : « ma tante disait : « Thérèse, c’est une brave fille. Il n’y a que les hommes. Ca, il ne faut pas lui en laisser à côté…si vous avez un ramoneur, ou n’importe quoi qui porte un pantalon, tenez-le loin, sans quoi c’est vite fait » (75).

 

 

[20] Mise en abîme du « theatrum mundi » ,comme dans le théâtre baroque (Hamlet, II,2  monologue de Sigismond dans La Vie est un songe de Calderon ou Illusion comique de Corneille), mais pour souligner que tout est artificiel et composé.

 

[21] « ce n’est pas la charité qu’on veut. On veut se servir dans ce que vous avez » (140).

[22] « ce sont vraiment des gens méritants » (139).

[23] Le relativisme de Th est donc relatif : ce n’est pas le chaos qui règne dans son esprit, dans son corps, dans son cœur, mais l’inversion volontaire de l’ordre.

[24] « tu fouillerais, tu en trouverais des choses ! Tout le monde en a. Qui +, qui moins » (20).

[25] Il rédige en 1952 une préface pour l’édition de la Pléiade des œuvres du philosophe florentin de la Renaissance

[26] Même quand Th monnaye ses services (« il fallait que je vive. Qui m’aurait fait vivre ? »), l’enjeu est, en se faisant respecter, de gérer les rapports de force à son avantage, de dominer : « les sous ne m’intéressaient pas outre mesure. On m’aurait donné des millions, je les aurais pris, mais l’intérêt n’aurait pas été les millions. Il aurait été dans la manière de me les faire donner » (306)

[27] « il fallait qu’il m’obéisse au doigt et à l’œil. Je ne pouvais craindre qu’une chose : c’est qu’il se prenne pour quelqu’un. C’est ce qu’il fallait lui enlever de la tête…Je voulais l’avoir bien en main » (300)

 

[28] « J’ai peut-être un peu d’autres outils, mais celui-là est très bon et il ne faut pas le jeter » (363)

[29] Chaque jour elle vient à sa niche, ferme les yeux au point qu’on la croit endormie, mais les rouvre suffisamment pour surveiller les passant, guettant Mme N, qu’elle a sélectionnée depuis son observatoire de la société châtillonnaise parce qu’elle diffère de la médiocrité triviale des autres dames du bourg : « celle-là, j’aimerais bien l’être. Oui, celle-là, je la voudrais toute…Elle lui donna l’âge et l’âme de faire tout ce qu’elle aurait aimé faire dans une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni mère. Naître tout d’un coup dans la vie sur une route bordée de peupliers ».

[30] Elle retarde la rencontre pour faire faire à sa bienfaitrice l’expérience du remords

[31] Joues terreuses, blancheur d’endive privée de soleil dans sa cabane à lapins.

[32] F Farago compare Mme N à un « pélican débordant de générosité pour nourrir les affamés (3 en 1 Belin, p.236). Mme N fait porter chaque jour à Th, sans qu’elle le sache, de quoi se couvrir, mais éprouve un sentiment d’orgueil et de culpabilité(« tout le monde donne mal. On ne cherche qu’à se soulager soi-même. Qui a jamais donné pour sauver en plein…On l’entretient, on ne la sauve pas », p.328), sur lequel Th joue : « tu n’es pas encore prête à en donner suffisamment »

[33] « On ne soulage pas le vrai malheur avec de l’argent. Il y faut du cœur : je suis prête à en donner ».

[34] « Sans penser à mal », Th écarte ses jambes, faisant ressortir son ventre gros « comme un chaudron à cuire la pâtée des porcs », spectacle qui ramène Mme N à sa propre stérilité : elle se dit que si, jeune, elle avait eu le bonheur d’être dans cet état, elle aurait été entourée, alors que Th est dans la misère. Cela lui paraît d’une absolue injustice, qu’elle voudrait réparer pour sauver Th de la révolte : « la délivrance ne la délivrera de rien : elle aura une bouche de + à nourrir. Elle deviendra dure et haineuse parce qu’elle n’aura pas senti de vraie compassion. Que personne ne l’aura aimée » (330)

[35] « non, pas encore…Tu ne me parleras que quand je voudrai que tu me parles » (326) ; « soupire, soupire ! Si tu savais ce qui t’attend !... ».

[36] P.329

 

[37] Th compte sur la volonté de Mme N, vieillissante et partiellement ruinée, de rester à la hauteur de ce qu’elle a fait jusqu’alors : »ne serais-je bonne que comme chacun ? N’ai-je pas ma manière personnelle de l’être ? Ai-je perdu les forces qui me faisaient si différente du commun ? » (329).

[38] « Tromper la haine, c’était de l’eau de rose. Tromper l’avarice, c’était de l’eau de boudin. Tromper l’amour, d’un seul coup, je trompais tout. C’était ce qu’il y avait de mieux » (307)

[39] « Rien ne peut me combler. + on en met, + je suis vide » (318)

[40] « J’ai oublié Dieu sans m’en apercevoir » (186)