Phèdre


Fille de Minos et de Pasiphaé, Phèdre lutte en vain contre la passion qu’elle éprouve pour
Hippolyte, le fils dede Thésée dont elle est l’épouse. Épuisée et culpabilisée par ses sentiments
qu’elle ne contrôle pas, elle cherche par tous les moyens à l’éloigner d’elle. Ce beau-fils, adulé et
rejeté, a l’intention de quitter Trézène pour partir à la recherche de son père disparu pendant la
guerre de Troie, fuyant aussi par là son propre amour pour Aricie, soeur des Pallantides, clan
ennemi...


Jean Racine

Entré à l’Académie française en 1673 et nommé l’année suivante historiographe du roi, Jean
Racine est au sommet de sa gloire lorsque Phèdre est représentée pour la première fois en 1677 à
l’Hôtel de Bourgogne, sous le titre initial de Phèdre et Hippolyte, puis de Phèdre. Racine s’inspire
de l’Hippolyte d’Euripide, mais centre sa tragédie sur le personnage de Phèdre, offrant une
puissante peinture de l’âme féminine. Associant le fatum des tragédies antiques à la
prédestination janséniste, il fait de son héroïne une victime de sa passion. La pièce fera l’objet
d’une cabale, avec la création quelques jours après la première d’une autre Phèdre, signée
Pradon, qui ne dépassera cependant pas le succès de celle de Racine, considérée aujourd’hui
encore comme un chef-d’oeuvre de la littérature française, tant la construction est parfaite, le
vers noble et l’harmonie de la langue d’une suprême beauté.


Phèdre
Par Michael Marmarinos, metteur en scène


Une tragédie des mots


Ô mes mots, retournez, retournez à ma bouche !


Phèdre est une tragédie des mots. Des mots qui ont été prononcés. Dès lors qu'ils ont été
prononcés, l'acte de la tragédie est activé. « J'ai dit ce que jamais on ne devait entendre », dit
Phèdre au début de l'acte III. Dans la pièce de Racine, comme chez Homère, les mots sont des
oiseaux ; ils s'envolent, et à partir de ce moment même, le temps devient irréversible. C'est cela,
l'essence de la tragédie. Les mots voyagent très vite, les humains sont incapables de les retenir.
L'essence de la tragédie est liée à une notion de vitesse ; il est impossible de retenir – de rappeler
– les mots, comme il est impossible de retenir – de rappeler – le temps. À l'instar des oiseaux, ils
n'obéissent pas.


Phèdre est aussi la tragédie de la douleur ; la douleur de garder un secret caché, mais surtout la
douleur de le délivrer, comme on délivre un enfant. La délivrance des mots fait mal, mais en
même temps, elle génère un espoir. Cet espoir provient du fait qu'une fois que la parole est
libérée, dite, exprimée, quelle que soit sa cruauté, elle se transforme en quelque chose d'autre,
qui s'inscrit dans notre inconscient et à quoi tout notre corps réagit : elle se transforme en
histoire, voire en Histoire. Le soulagement est dû au fait qu'on espère que les mots – ces oiseaux
– vont arriver quelque part, comme on espère qu’une bouteille jetée à la mer arrive quelque part,
et que les choses vont changer. Au début de la pièce, Phèdre parle sur l'insistance d'OEnone : une
fois que cette dernière sait, Phèdre lui demande de la laisser en paix, car sa décision est prise,
elle veut mourir. Mais cet aveu – lorsqu'il « rencontre » la rumeur de la mort de Thésée, va
activer un deuxième cercle de la tragédie, sur le conseil d'OEnone encore : l'aveu à Hippolyte,
générateur d'une douleur encore plus grande, et qui ne cessera de grandir.


Donc, à chaque fois, la difficulté de donner naissance aux mots est grande, mais plus douloureuse
encore est l'impossibilité de les faire rentrer en soi, dans la sphère privée. Ce qui est intéressant,
c'est que l'intention de Phèdre lorsqu'elle rencontre Hippolyte n'est pas du tout l'aveu ; elle vient
parler de son sort et de celui de son fils, et puis, les choses dérapent – puisqu'elle est la victime de
Vénus, qu'elle ne peut lutter contre cette force, qu'elle doit être sacrifiée, et qu'elle le sait ; elle
voit avec horreur les mots s'écouler de sa bouche, lui échapper, et activer son destin de façon
irrémédiable ; mais comme l'amour est plus fort que tout, il est capable de tout déformer. C'est
pourquoi Phèdre se dit qu’Hippolyte est peut-être quand même touché par ses mots, mais qu'il ne
sait pas comment exprimer son sentiment ; c'est pourquoi elle implore Vénus de faire – au moins
– ressentir à Hippolyte ce qu'est l'amour ; pas forcément l'amour pour elle mais l'amour tout
court. Le cercle de la douleur – la vengeance de Vénus – ne peut donc que grandir quand elle
apprend que non seulement Hippolyte aime, mais qu'il aime quelqu'un d'autre : « Ah ! douleur
non encore éprouvée ! » ; la douleur précédente – celle de voir ses mots s'écouler pour ne plus
revenir n'était rien comparée à celle-ci. Qu’Hippolyte ne soit plus pur, qu'il ne soit plus vierge, est
proprement insupportable, et à partir de là, la douleur n'est plus « comptabilisable », elle n'a plus
de fin. Elle est absolue, comme l'amour est absolu, et c'est la condition même de la tragédie.
Mais Hippolyte aussi est habité par l'absolu : l'absolu de ses valeurs – il est fils d'un roi et d'une
reine, même si, en tant que demi-barbare, il n'a peut-être pas toute sa place dans la société
grecque (c'est d'ailleurs contre cet ostracisme qu'il se bat). Cet absolu se retrouvera tout
naturellement dans son amour pour Aricie. Jamais il ne fera le moindre compromis. C'est cela qui
le rend intouchable, attirant et tragique à la fois.


Tragédie et polis


Mais cette tragédie ne serait qu'un drame privé si elle ne mettait pas en jeu un autre cercle,
longtemps porté par cette « rumeur » autour du sort de Thésée : la polis. Tous les protagonistes
de la pièce sont soumis aux forces supérieures de la société, de la politique... et des Dieux, qui
interfèrent toujours. La situation politique consécutive à la mort supposée de Thésée joue un rôle
important dans la douleur privée de Phèdre. Est-ce elle qui régnera, est-ce Hippolyte ? Devra-t4
elle fuir, pour accomplir son devoir de mère ? L'espace de quelques répliques, elle y consent. Et
puis il y a ce fol espoir, là encore évoqué par OEnone, qu'elle puisse régner avec Hippolyte.
Chez Racine, la polis est également présente par une utilisation très subtile du Choeur. Ce
Choeur est invisible, ou déguisé, il existe « en creux », mais il est un témoin actif de la tragédie ; il
est absolu en cela même qu'il est silencieux. À quelques rares moments, même, quand certains
personnages parlent, on a le sentiment qu'ils parlent à la troisième personne, ou que ce qu'ils
disent pourrait être pris en charge par un autre ; cela crée un choc dans la perception de
certaines répliques, mais peut également rendre la parole plus libre. D'une façon plus générale,
la présence de ce Choeur invisible mais actif est révélée chaque fois qu'un personnage emploie le
terme : « On dit ». Ce « On », c'est la Cité, témoin du drame, mais il implique aussi le spectateur,
dont la présence est clairement prise en considération par les personnages à maints endroits. Les
interférences entre le public et certains des personnages entourant Phèdre sont certains. La pièce
est d'ailleurs construite de manière telle que pendant pratiquement sa moitié, on attend
l'apparition de ce personnage public qu'est le roi, qu'est Thésée ; ce n'est pas uniquement le cas
d’Hippolyte et de Théramène, c'est le cas de tous, y compris des spectateurs. D'ailleurs lorsque le
roi arrive, il tente, mais en vain, un discours d'ordre politique, à la vue de tous. C'est aussi parce
que son retour est un moment public qu'il se sent humilié par l'accueil froid de Phèdre et de son
fils. C'est un autre aspect de la tragédie ; elle est toujours en lien avec la chose publique ; la
tragédie est l'école de la Cité. Elle est là pour enseigner des valeurs. Nous devons tous tenir
compte de la société.


Le visible et l'invisible, le concret et l'abstrait


L'essence de la tragédie, à mon sens, requiert deux espaces : l'espace visible, le côté public, y
compris à l'intérieur de la maison – c'est l'espace visible par les témoins de la pièce, les
spectateurs et le Choeur – et puis, l'espace invisible, privé où ont lieu toutes les coïncidences
cruciales, y compris la mort. C'est l'espace « non éclairé », le « côté obscur ».
L'autre élément important, c'est qu'on a besoin, dans la tragédie, de réalité, mais pas de réalisme.
Il faut indéniablement des objets réels : une table, des chaises, un lit, des portes et une radio en
marche, pour figurer l'écoulement réel du temps, le « maintenant » objectif qui existe aux côtés
du drame privé. Tout cela n'est pas simplement une partie de la scénographie, c'est une optique
de narration. Car nous ne racontons pas une histoire, nous racontons un poème ; nous sommes
face à des objets réels et à un poème en vers. Il y a aussi un autre élément, que l'on voit à travers
les fenêtres, le paysage : il est vivant, c'est une image projetée. L'espace doit contenir l'idée du
temps, qu'il s'agisse de l'espace intérieur (où la radio amène un temps réel), ou extérieur (le
temps du paysage vivant). L'espace extérieur figure aussi la possibilité d'une fuite, d'un départ,
d'un endroit où l'on pourrait aller : « Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène » sont les
premiers mots de la tragédie Phèdre. Hippolyte le répétera souvent, et ne partira réellement que
pour mourir. Cela me rappelle l'histoire de cet homme, sur une île grecque, qui venait tous les
jours au marché, une valise vide à la main, en disant : « Demain, je pars ! » Il a fait cela pendant
quarante ans, et il est mort sans avoir quitté son île. Vue d'une île, la notion de départ est
différente.


Parallèlement à la question de l'amour et de la douleur, Phèdre parle d'êtres humains, de
personnes concrètes, de la vie réelle, et l'espace doit aussi montrer cela. On doit pouvoir s'asseoir
sur une chaise – avoir des attitudes, des positons où le corps est concret, et cela d'autant plus que
le poème joue sans cesse avec l'idée d'abstraction. Alors bien sûr, l'abstraction est là, mais il faut
s'en méfier, car l'abstrait peut se révéler assez dangereux. Il faut des formes et des structures
réelles, comme autant de mécanismes, comme une machinerie pour saisir, « capturer » certains
états du corps humain. De l'encens, un lit, une image de Vénus, de l'eau, une radio, l'horizon, une
vue de la mer, des chaises, une table dressée, des pommes, autant de réalités incontournables, et
un poème en vers... Du concret et de l'action : action des personnages, mais aussi l'action de
l'horizon, qui bouge, l'action de l'île, l'action de la lumière et de la mer. Ils sont là depuis toujours,
actifs depuis toujours, éternels, comme le mythe. La lumière change, mais le mythe, lui, ne
bouge pas, tout comme le décor de la maison ne change pas durant toute la pièce. Il est le topos,
le lieu de l'histoire, l'endroit où la tragédie peut prendre place, potentiellement. Il y a en Grèce
une époque, peu avant ma naissance, que j’appellerais mon romantisme personnel,
merveilleusement représentée par les tableaux de Yannis Tsarouchis ; dans ses tableaux, la
noble demeure de sa tante Antigone a été pour moi une grande source d'inspiration. Elle saisit
tout ce qu'il y a de noble dans l'esprit de Phèdre. Situer l'action de Phèdre dans la Grèce antique
aurait été trop abstrait. Ce qu'il y a d' « antique » dans la pièce, c'est l'horizon, la mer, et l'île ; le
silence et la dignité du paysage, tout comme il y a un silence et un mystère des corps.

La tragédie, elle, peut prendre place n'importe où. Elle n'a pas besoin d'un endroit précis, mais il lui
faut un topos : un « possible » où elle se déroule. Le topos comprend également l'espace non éclairé,
le côté obscur. La tragédie a besoin de cette « face cachée de la lune » : est-elle unique ?
Que s'y passe-t-il ? Dans la pièce, les personnes viennent de là et y retournent, si bien qu'il nous
est donné parfois d'explorer un peu cette face cachée. Qu'y a-t-il là ? Et où est vraiment la maison
? Cet espace, je l'appellerais volontiers l'espace para-dramatique de la pièce. Nous n'en voyons
qu'une partie, celle où les acteurs attendent. Là est la frontière entre l'obscurité et la lumière.
Cette frontière offre la possibilité de révéler la dynamique de certains conflits, la dynamique du
conflit entre certains personnages, et de les rendre concrets, de quitter leur dimension abstraite,
d'activer les choses. Il y aura de la musique, mais pour moi, il est impossible de distinguer le
texte de la musique ou de la lumière ; tous trois appartiennent au même flux. Entre deux mots, il
peut y avoir un silence profond, ou de la musique, mais la musique peut aussi accompagner les
mots. Il y aura deux niveaux de musique : la musique elle-même, et le son constant de la radio,
en dialogue permanent avec la pièce. On rejoint l'idée de temps et d'espace : la radio, le temps, est
là depuis toujours, comme l'île, comme la lumière. La lumière, elle, est un personnage. C'est
même sans doute le personnage le plus important dans Phèdre.
Michael Marmarinos, février 2013
Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française


Phèdre
Extraits de la pièce


ACTE I SCÈNE III
PHÈDRE
Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
……
PHÈDRE
Je t'en ai dit assez. Épargne-moi le reste.
Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste
……
PHÈDRE
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce Dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais OEnone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.

ACTE III SCÈNE I
PHÈDRE
…..
Mes fureurs au-dehors ont osé se répandre.
J'ai dit ce que jamais on ne devait entendre.