sept.10
Les obsèques de la lionne : une satire qui fait réfléchir...
dans la catégorie Première
La Fontaine reprend un modèle antique: celui de la fable et l'adapte à son époque :celle du siècle de Louis XIV. La société est encore marquée par un fort héritage médiéval et la noblesse méprise les paysans . Le roi installe progressivement sa cour et ses courtisans à Versailles et ces derniers rivalisent de flatteries pour ne pas lui déplaire. Dans Les Obsèques de la Lionne qui fait partie du septième livre des Fables, Jean de La Fontaine dépeint une cour d'animaux qui , par bien des traits, ressemble à la cour du roi. Il invente une histoire plaisante dont l'objectif est de nous faire réfléchir à la manière dont fonctionnait le pouvoir royal . La dimension satirique de la fable vise essentiellement les courtisans et la naïveté des puissants habitués à n'entendre que ce qui les arrange . Voyons comment le fabuliste met en place la satire ...
La situation initiale est rapidement mise en place avec la mort de la lionne au vers 1 et la préparation de son enterrement jusqu'au vers 12. La cérémonie est dépeinte en quelques détails frappants . La précipitation des courtisans est justifiée, non pas par affection pour la défunte, mais par peur de déplaire au roi envers lequel ils se sentent redevables comme l'indique au vers 3 le verbe s'acquitter . Ils respectent donc leur devoir envers leur suzerain . Ce dernier donne à l'événement une grande ampleur en convoquant l'ensemble de sa Province. Tout est conforme au protocole et chacun va occuper la place réservée à son rang comme on le note aux vers 9 et 10 où il est question de régler la cérémonie et de placer la compagnie. Le vers 11 est une adresse au lecteur que le fabuliste semble ici prendre à témoin; Ce procédé crée une complicité avec le public et fait partie des techniques propres à la satire.
La Fontaine décrit ensuite la peine du roi avec une certaine exagération: ce dernier garde un côté fortement animal car il est dans son antre : or, ce mot désigne une tanière et non pas un palais ; il laisse éclater son chagrin et pousse des cris de bête; Les courtisans l'imitent pour lui plaire et se mettent eux aussi à rugir de concert : on entendit à son exemple rugir en leur patois Messieurs les Courtisans. Avec beaucoup d'humour, La Fontaine désigne ainsi l'imitation servile qui caractérise l'esprit des courtisans et leur origine provinciale est rappelée par le mot patois qui suggère que la France ne possède pas encore une langue totalement unifiée, en dépit des efforts des écrivains de la Pléiade qui tentèrent au siècle précédent de réformer le français.
Le fabuliste se change alors en moraliste et donne clairement son avis en employant au vers 17 le pronom personnel Je . Il intervient ainsi dans son récit sous la forme d'un narrateur afin de préciser quel enseignement on doit tirer de cette anecdote. La satire devient alors plus féroce : le Peuple est comparé à un caméléon , animal qui sait s'adapter à son milieu et se transforme,pour échapper à ses prédateurs. C'est une manière ici de souligner que l'imitation des puissants est un moyen pour les plus faibles de se protéger contre leurs excès. L'auteur emploie ensuite le verbe singer au vers 21 pour montrer qu'il s'agit simplement de copier les faits et gestes du roi . Le ton est clairement moralisateur avec l'emploi des aphorismes qui délivrent ici une forme de jugement moral,
L'écrivain revient ensuite au récit en marquant clairement une nouvelle étape dans l'anecdote : l'arrivée du personnage du cerf dont l'attitude , au vers 25, contraste nettement avec celle des autres animaux; En effet, "le Cerf ne pleura point " : ce constat qui peut étonner au premier abord va être justifié trois vers plus tard . Le cerf a été témoin du meurtre de sa famille , "égorgé(e) " par la lionne. On retrouve , dans cette partie de la fable, les dons d'observation de La Fontaine qui transfère sa connaissance des animaux familiers à des animaux symboliques. En effet, l'animal dans les fables ,n'est pas seulement choisi pour ce qu'il est dans la Nature mais pour le symbole qu'il représente au sein d'un système analogique qui permet de le rapprocher d'une société humaine . Le Cerf, par homonymie, peut faire penser au serf, ce paysan constamment oppressé par les impôts et les réglementations des seigneurs qui possèdent les terres sur lesquelles il vit. Le lecteur prend implicitement parti pour cet animal endeuillé, lui aussi et qui se montre beaucoup moins démonstratif que le roi dans l'expression de son chagrin. La question oratoire du vers 25 renforce cette idée que le Cerf a raison de ne pas pleurer et se montre sincère .Cependant, en se démarquant , à juste titre, de l'hypocrisie et de l'affectation générale de la Cour, il se met en danger.
Le danger vient , tout d'abord d'une dénonciation calomnieuse au vers 28 : elle émane d'un flatteur anonyme qui ment et accuse le Cerf d'avoir ri ; Ce mensonge est synonyme de condamnation pour l'animal qui a déclenché la colère du roi . On sait que les colères du Roi Soleil étaient particulièrement terribles et ce trait de caractère du monarque est souvent souligné dans les fables lorsqu'il est question de définir le pouvoir du lion. Le Cerf , quant à lui, est décrit comme un animal fragile et ignorant des usages de la Cour: l'expression du vers 32. " ce cerf n'avait pas accoutumé de lire " souligne son côté un peu décalé. Il ne sait pas comment se comporter en flatteur et se montre juste sincère. Ce point de la fable montre qu'il peut être périlleux de vivre à a Cour sans faire preuve d' une certaine corruption .
La sentence est immédiate : le cerf, traité de "chétif hôte des bois" par le roi en colère, est condamné à mort ; Le mépris du lion est tel qu'il ne veut pas se salir les "ongles " en le tuant lui-même ; Il le donne en pâture aux loups afin de venger la reine dont ce dernier, en riant , a semblé se moquer . Le rappel de la différence du cerf qui ne suit pas les gémissantes voix des autres animaux , montre qu'il s'est fait remarquer parce qu'il n'a pas fait semblant comme tout le monde. La mise à mort du cerf , considéré comme un traître au vers 38 peut déclencher la pitié du lecteur et , le fabuliste introduit dans son récit une sorte de coup de théâtre ; c'est à dire un renversement de situation, élément très fréquent dans les Fables .
Le Cerf s'exprime alors en feignant de rapporter les paroles de la reine : on a donc ici une double prise de paroles . Là encore, le fabuliste aime retenir l'attention de son auditoire en variant les styles . Le Cerf s'adresse directement au roi, au vers 39 pour lui demander de ne plus être triste , et il présente cette requête comme émanant de la reine qui lui serait apparue . Le champ lexical de la religion est très présent dans cette partie de la fable ; il est repris avec les mots "couchée entre des fleurs " qui fait référence aux cortèges funéraires. L'apparition de la reine est alors qualifiée de miracle et même d'apothéose au vers 50 : une apothéose désigne habituellement , dans la religion catholique , la glorification à titre posthume des saints qui accèdent ainsi à un statut divin. La reine se présente comme vivant au paradis avec les autres saints au vers et elle savoure les charmes des Champs-Elyséeens, au vers 46. Ce mélange des références à la mythologie et à la religion catholique est également un trait constant des fables qui peut faire sourire les lecteurs .
La dernière partie de la fable, des vers 50 à la fin contient la morale : la première partie de la leçon est indiquée en même temps que la situation finale du récit ; Le cerf eut un présent , bien loin d'être puni. L'expression bien loin de souligne avec humour la distance entre, ce à qu'on on s'attendait et le résultat final. Le mensonge du cerf lui a valu une récompense alors qu'il risquait sa vie ; ce mensonge est peu crédible dans la mesure où il s'y donne le rôle d'ami de la reine , au vers 45 . Cependant il est cru par le roi qui y voit un moyen de ne pas obéir à la reine. En effet, le Cerf a l'habileté de faire croire que la reine prendrait plaisir en laissant " agir quelque temps le désespoir du roi" . au vers 48. Du coup, ce dernier n' a alors qu'une envie : ne pas lui donner satisfaction.
Le mensonge du cerf a un autre côté agréable pour le souverain dans la mesure où il lui permet de mettre un terme à sa peine en public . Le lecteur peut également comprendre que les pleurs du roi étaient hypocrites ainsi qu'on le devinait grâce aux exagérations du fabuliste qui mentionnait les cris excessifs du roi au début du récit. La dimension satirique s'en trouve alors renforcée . "Amusez les rois par des songes , flattez-les, payez-les d'agréables mensonges " : La Fontaine reprend ici sous la forme de l'aphorisme la notion grecque de métis qui désigne la ruse exercée par les faibles pour tromper les puissants : le cerf a menti pour sauver sa vie et son mensonge quelque part , a permis de révéler la vérité des sentiments et de dénoncer l'hypocrisie des courtisans et celle du roi lui-même dont le chagrin disparait trop rapidement pour être véritable. On doit donc , dans les Fables, apprendre à distinguer les différents rôles du mensonge en se demandant aux dépens de qui il l'exerce et quelles en sont les conséquences . Le dernier vers montre que le cerf est devenu l'ami du lion alors qu'il a toutes les raisons de le détester : du moins, le lion s'imagine désormais qu'il est son ami et qu'il lui veut du bien alors qu'il a juste cherché à être épargné en mentant.