mar.07
Entre raison et passion : le combat de Madame de Tourvel dans Les liaisons dangereuses
dans la catégorie Première
Le roman épistolaire de Laclos, paru en 1782, retrace , au premier plan, le parcours de deux libertins : La Marquise de Merteuil, féministe avant l'heure, se veut une femme libre et elle rejoint les hommes sur un terrain bien dangereux : celui de la séduction; Experte en manipulations de tous genres, la vengeance qu'elle exerce contre ses ennemis , est terrible; Elle finira ruinée, obligée de s'enfuir comme une voleuse, défigurée par la petite vérole et détestée de tous . Son destin tragique rejoint celui de son acolyte : le Vicomte de Valmont, qui lui aussi, mourra , tué ne duel par le fiancé d'une de ses victimes. . Ce libertin est une sorte de Don Juan cynique qui ne recule devant aucun mensonge pour séduire les femmes qu'il considère comme des proies sur son terrain de chasse. Pourtant , l'une d'entre elles lui résiste et mettra, un peu plus de temps que les autres , avant de tomber dans ses filets. Examinons le combat de la Présidente de Tourvel tel qu'il apparaît dans la lettre 56 où elle lui annonce qu'elle refuse désormais de continuer à lui écrire .
Un commentaire littéraire pourrait s'articuler autour des axes suivants : un langage troublé ( les questions, les suppositions , les prières ) et une vision de l'amour duelle partagée entre un bonheur conjugal (paix, estime, chéris ) et le devoir , qui s'opposent à la tempête et aux grands dangers des passions (plaisirs plus vifs, tempête, naufrage, débris,tumulte, orage ) ; Le point le plus important est le combat entre la raison et la passion (obstacles insurmontables, malheur et bonheur , regrets)
Voilà des éléments de lecture linéaire des lignes 1 à 22 :
La lettre se présente , tout d'abord comme une réponse à un courrier précédent dans lequel le Vicomte l'interrogeait sur ses sentiments et la pressait d'accepter son "amour respectueux ". Elle commence par lui adresser une série de questions rhétoriques qui révèlent le trouble de ses pensées : elle s'interroge en effet , d'emblée, sur l'authenticité des sentiments qu'il manifeste à son égard; Prévenue par son entourage que Valmont est un séducteur patenté qui ne cherche qu'à obtenir les faveurs des femmes qu'il convoite, elle éprouve une véritable méfiance envers lui ; Ce dernier multiplie les stratagèmes pour la convaincre de la véracité de son amour . Laclos , judicieusement, construit un raisonnement hypothétique : croire en vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre; C'est bien la peur qui est présentée, ici avec le verbe "craindre " comme le sentiment dominant ; la Présidente est effrayée à la pensée de faillir, de manquer à ses devoirs de femme vertueuse et mariée. Les parallélismes et la construction symétrique des verbes vouloir et devoir indique que les deux domaines, la morale et les sentiments, sont en accord ; La double négation ici apparaît comme une fin de non recevoir et pourrait conclure cet échange; Mais le personnage n'est pas aussi assuré qu'il le prétend car elle émet un certain nombre d'hypothèses qui ont , semble-t-il,pour but de se convaincre elle-même; A cet effet,elle utilise des arguments qui font appel à la logique, un raisonnement rationnel fondé sur des subordonnées hypothétique ( supposé que ..aurais-je alors ) ; Elle présente ainsi un enchainement de faits incontestable et les questions reviennent pourtant, comme pour montrer son trouble intérieur . La ligne 6 évoque le caractère impossible de leur liaison en mentionnant la cause de cette impossibilité: "les obstacles qui nous séparent " On remarque alors un glissement depuis le début de cette lettre: là où elle mentionnait sa volonté, elle mentionne maintenant des faits concrets : la Présidente est mariée, Valmont a une réputation détestable et on lui connaît plusieurs maîtresses . Il est intéressant de noter que la première image qu'elll donne de son mariage est celui d'un obstacle à sa passion ! Entre les lignes, l'auteur nous montre le trouble qui agite la Présidente .
Néanmoins, elle se fait fort de décourager ce séducteur de deux manières: tout d'abord en souhaitant que " vous pussiez vaincre cet amour " : elle fait appel ici, à la volonté de Valmont et souhaite qu'il renonce à la poursuivre de ses assiduités; La terminologie est alors la même que celle que Laclos utilise pour les conquêtes afin de traduire l'idée d'un combat, d'un affrontemment (vaincre, attaquer, défendre ,surmonter , obstacle) On notera , toutefois, que le ton qu'elle emploie, est tout à fait policé et qu'il émane de ses mots ,une forme de douceur . Ensuite, elle es fait un devoir de l'aider à vaincre ses sentiments "en me hâtant de vous ôter tout espoir " Pourquoi cela lui paraît il si urgent ? Le lecteur comprend , à demi-mots qu'elle se trouve dans une position de fragilité et qu'elle cherche,avant tout à se convaincre elle même , d'être raisonnable.La ligne 9 fait référence à un un sentiment "pénible " "quand l'objet qui m'inspire ne la partage point " . Cette phrase peut être entendue dans deux sens : elle peut signifier au Vicomte , que son amour pour elle, lui est pénible ou on peut aussi comprendre sa peur qu'il se moque d'elle en contrefaisant un langage amoureux et on retrouve alors, omniprésente, cette crainte qu'il ne soit pas sincère. En effet la lettre est insistante sur ce point et la question de la sincérité revient à plusieurs reprises .
Les connecteurs logiques renvoient au caractère imparable du raisonnement : suppposé, alors , or, donc marquent des étapes incontournables qui aboutissent à une conclusion logique : cessez donc . Les impératifs qui sont employés peuvent avoir , à la fois une valeur de prière et d'exigence d'autant qu'ils sont renforcés , par des expressions d'insistance telles que "je vous en conjure " . La ligne 12 contient pourtant un aveu " cessez de vouloir troubler un coeur à qui la tranquillité est si nécessaire " ; La présidente avoue ici, clairement, qu'elle n'est pas indifférente aux déclarations du Vicomte et le terme tranquillité est proche de son sens étymologique qui désigne la paix de l'âme; L'adverbe intensif si associé à nécessaire traduit, là encore une forme de souffrance . La jeune femme confesse, presque malgré elle, l'agitation de son coeur et celle de son esprit et la syntaxe traduit cette agitation. En effet, elle aurait pu ne pas répondre ou se contenter d'une réponse laconique mais elle prend vraiment la peine de justifier ses moindres actions pour expliquer sa décision de ne plus entretenir de correspondance avec Valmont auquel elle a déjà demandé de partir et de quitter le château voisin où il séjournait. Elle trouvait , en effet, sa cour, trop pressante et se sentait de plus en plus troublée par sa présence comme on le voit dans les lettres qu'elle envoie à ses amies.
Le paragraphe central expose sa situation personnelle et peint le danger des passions; Pour conforter sa position de femme inattaquable, elle se réfugie derrière l'image d'un mariage heureux se définissante à la fois " chérie et estimée d'un mari "qu'elle même " aime et respecte " On note la symétrie de la construction des deux propositions ; Ses devoirs et ses plaisir sont ainsi confondus dans le même objet : elle donne l'image d'un bonheur parfait mais ce tableau idyllque est démenti par la présence de la phrase suivante "je suis heureuse, je dois l'être " : la seconde proposition semble bien contredire la première. Comment, en effet, ne pas entendre ici une forme de regret ? "je dois l'être " peut être compris comme j"ai toutes les raisons de l'être , il faut que je le sois mais,.. je ne le suis pas vraiment car ....la phrase suivante développe le point qui lui fait défaut " il est question de "plaisirs plus vifs : elle désigne par cette périphrase la passion amoureuse , absente de sa vie ; L' hypothèse qui introduit cette idéé, montre qu'elle doute même de leur existence mais elle s'empresse, une fois encore de braquer sa volonté "je ne les désire point, je ne veux pas les connaître " Le personnage de Madame de Tourvel semble tout aussi déterminé à refuser un sentiment qu'elle ne doit pas accepter que la jeune Princesse de Clèves lorsqu'elle se rend compte qu'elle est amoureuse de Nemours alors qu'elle vient d'épouser le Prince.; Agée de 22 ans dans le roman, la Présidente n'est guère plus expérimentée que Mademoiselle de Chartres; Mariée par devoir à un homme qu'elle respecte certes mais qui a le double de son âge , elle n'a jamais connu la volupté même si elle a pu en entendre parler et qu'elle sait que certaines femmes peuvent éprouver du plaisir physique avec un homme dont elles sont amoureuses..
La présidente définit alors le bonheur comme un état de "paix avec soi-même " par opposition à la métaphore filée de l'orage des passions " On retrouve cette idée , à la fois de violence et de danger, idée contenue dans le choix des métaphores naturelles de la tempête. Elle oppose alors la "sérénité " à l'agitation, l'ordre au désordre, le calme au tumulte ; Ces couples d'oppositions montrent clairement une vision duelle du bonheur Elle affirme clairement sa peur lorsqu'elle évoque un "spectacle effrayant " et prend position en concluant qu'elle "reste à terre" L'image est révélatrice de sa volonté de lucidité; elle privilégie le calme de son existence à l'exaltation d'un sentiment amoureux et l'attrait d'une relation extraconjugale ; Ici c'est davantage la peur qui la retient comme on le voit avec l'apparition de nouveaux questionnements " comment affronter ces tempêtes ? comment oser s'embarquer sur une mer couverte de débris de mille et mille naufrages " L'hyperbole marque elle aussi , sa peur de l'échec et de la souffrance. On devine bien ici le trouble du personnage qui paraît quand même très tentée . Ce qui la retient comme ce qui a pu retenir la princesse de Clèves de ne pas céder à sa passion pour Nemours, c'est la peur de souffrir ; On est bien loin ici des arguments logiques du début de la lettre ; C'est son coeur qui parle et la question "et avec qui ?" la trahit en partie; Elle semble quand même prête à se lancer mais redoute, elle aussi d'échouer et de faire naufrage; Ces images des débris évoquent les échecs des passions, ou la fin de l'amour , la séparation, les déceptions; Le mot naufrage lui aussi montre la fragilité de ceux qui se risquent à vouloir affronter "cet orage des passions ", oser braver la tempête. On retrouve, à la fois, cette notion de force et toujours ce danger présent dans la passion capable de briser la vie des hommes et surtout des femmes. Le paragraphe se termine par une conclusion logique quoique paradoxale " je chéris les lien qui m'y attachent " Elle se présente à la fois comme une prisonnière qui se réjouirait de ne pouvoir échapper à ce qui la retient. Autrement dit, le fait d'être mariée lui donne un alibi pour refuser les avances du Vicomte .En réalité, elle a très envie d'accepter mais craint les conséquences catastrophiques que pourrait avoir cette passion sur son existence.
Le dernier paragraphe est un acte d'accusation contre le Vicomte: elle y critique son obstination à vouloir la séduire et les raisonnements captieux qu'il lui tient . Un raisonnement captieux ou fallacieux est un raisonnement qui cherche à induire quelqu'un en erreur . A la suite de cette réponse , le Vicomte reviendra auprès de la jeune femme et finira par la séduire ; Il s'en vantera auprès de la Marquise de Merteuil, et cette dernière, par jalousie, l'obligera à écrire une terrible lettre de rupture . La jeune femme , perdra alors le goût de vivre et se laissera mourir de chagrin, submergée par la honte et le remords. Sa raison et sa lucidité ont été vaincues par ce que lui dictait son coeur : Valmont s'est joué d'elle et va causer sa perte en la scarifiant, pour respecter la volonté de la Marquise qu'il pense toujours pouvoir reconquérir.
Voici un extrait de cette cruelle lettre de rupture dictée par la Marquise en personne :
On s'ennuie de tout, mon Ange, c'est une Loi de la Nature ; ce n'est pas ma faute. "
" Si donc je m'ennuie aujourd'hui d'une aventure qui m'a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n'est pas ma faute. "
" Si, par exemple, j'ai eu juste autant d'amour que toi de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas étonnant que l'un ait fini en même temps que l'autre. Ce n'est pas ma faute. "
" Il suit de là que depuis quelque temps je t'ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m'y forçait en quelque sorte ! Ce n'est pas ma faute. "
" Aujourd'hui, une femme que j'aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n'est pas ma faute. "
" Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure : mais si la Nature n'a accordé aux hommes que la constance, tandis qu'elle donnait aux femmes l'obstination, ce n'est pas ma faute. "
" Crois-moi, choisis un autre Amant, comme j'ai fait une autre Maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n'est pas ma faute. "
" Adieu, mon Ange, je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n'est pas ma faute. "