mar.26
La mort de Madame de Clèves :disparition organisée d'un personnage
dans la catégorie Première
Le roman de Madame de Lafayette est un roman d'apprentissage qui nous retrace l'évolution d'une jeune fille qui découvre la cour et ses nombreux dangers; Premier roman d'analyse psychologique, il tente de nous faire pénétrer les subtilités de la peinture des sentiments et représente les dangers de l'amour passion. Mademoiselle de Chartres épouse Monsieur de Clèves non pas parce qu'elle est tombée amoureuse de lui mais parce qu'elle considère, suivant en cela l'avis de sa mère, qu'il constitue pour elle le meilleur des partis et le meilleur des maris possibles. Mais lorsqu'elle va réaliser la nature et la force de ce qu'elle éprouve pour la Duc de Nemours, elle n'ose en parler avec sa mère; Cette dernière a déjà tout deviné et la jeune fille compte beaucoup sur elle et son expérience ; C'est à ce moment que l'auteure choisit de faire disparaître Madame de Chartres du cours de l'intrigue, afin de laisser le personnage de la Princesse seule face au choix de sa ligne de conduite. La mort du personnage de la mère a ici une fonction dramatique essentielle et constitue un motif important de la conduite de l'intrigue.
Le passage que nous allons étudier retrace les adieux de la mère à sa fille de "Il faut nous quitter ma fille à ...pour n'en être pas le témoin " Il contient donc une dimension pathétique incontestable ( axe de lecture principal ) et permet de renforcer, pour le personnage de la demoiselle, les dangers qui la menacent . Nous verrons comment l'écrivaine construit cette scène pathétique qui clôt le premier tome du roman. Examinons tout d'abord la force morale dont fait preuve Madame de Chartres qui est un personnage important dans le roman même si son destin est bref.
La mère, a reçu, en effet , dans les paragraphes qui précèdent notre extrait , l'annonce de son état critique, avec un détachement qui force l'admiration : " un courage digne de sa vertu et de sa piété;" D'emblée , la mère de l'héroïne est présentée comme une femme exceptionnelle , d'une grandeur d'âme hors du commun. On retrouve ici la dimension hyperbolique et élogieuse qui caractérise chaque portrait de personnage dans ce roman. En effet, le but de Madame de Lafayette n'est pas du tout d'être réaliste mais de donner une image d'un idéal à la fois physique et moral.
La scène des adieux est caractérisée par une prise de paroles importante de la mère; Il s'agit d'un face à face entre les deux femmes car Madame de Chartes a demandé à tout le monde de sortir de sa chambre; Elle ne souhaite pas qu'ils puissent entendre ce qu'elle doit dire à sa fille, en privé. : on notera que la Princesse demeure silencieuse . Le discours de la mère repose sur de nombreuses formules d'injonctions : "il faut nous quitter.. il faut de grands efforts . et des tournures impératives réitérées " songez ce que vous devez...ayez de la force et du courage " . Ce sont plus que des conseils qu'elle prodigue à sa fille : cela ressemble à des consignes et les paroles prononcées par la mère auront un retentissement important pour la suite de l'intrigue. La manière dont elle s'adresse à la princesse, on, l' a vu, ne souffre pas de réponse ; Madame de Chartres, en effet, fait elle-même les questions et les réponses .
La mère commence par rappeler à sa fille les dangers qui l'entourent et termine son discours par des images effrayantes : le champ lexical du danger apparaît dès les premières lignes avec le mot "péril où je vous laisse " ainsi que le mot peur associé à l'image du précipice un peu plus loin. Il s'agit ici d'un péril souvent mentionné dans les textes religieux; Les pêcheurs sont condamnés à sombrer dans l'abîme qui les conduit droit en enfer. On retrouvera cette idée à la fin de la réplique de la mère avec l'expression "tomber "; La mère préfère la mort que de voir sa file devenir une femme adultère; Madame de Chartres peint à sa fille un tableau très noir des malheurs qui attendent ceux qui se laissent aller à des sentiments interdits. Ces injonctions maternelles vont contribuer à façonner la conduite de la princesse qui finira , après l'aveu à son mari, et la mort par chagrin d'amour , de ce dernier, par renoncer définitivement à aimer le Duc de Nemours . Elle souhaitait continuer à jouer un rôle important dans l'éducation de sa fille qui ne sera donc pas terminée comme le mentionne l'expression "le besoin que vous avez de moi " . Avec la disparition de son mentor, Mademoiselle de Chartres se retrouve seule avec ses doutes et sa mère mentionne, d'ailleurs, presque immédiatement, le principal danger qui la menace: "l'inclination pour M de Nemours " Elle coupe court ensuite à toute protestation éventuelle en spécifiant " je ne vous demande point de me l'avouer "; On sent bien que le temps presse et qu'il y a des choses plus importantes à dire ; La mère explique qu'elle a remarqué "cette inclination " depuis déjà un moment : ce qui signifie que la jeune Princesse est incapable de dissimuler publiquement ses sentiments ; elle peut donc facilement être percée à jour : ce qui constitue, à la Cour, un danger supplémentaire . Madame de Chartres nous fait comprendre qu'elle a deviné avant même que sa fille s'en aperçoive, qu'elle était en train de tomber amoureuse; En femme d'expérience, elle a pu observer des changements infimes dans le comportement de sa fille ; Mais le temps est venu de parler car la jeune femme a réalisé ce qui se passait en elle " Vous ne la connaissez que trop présentement " ; dans ce roman d'analyse psychologique, on voit que les sentiments évoluent chez les personnages comme c'est le cas dans la vraie vie. La révélation de Madame de Chartres se termine par une sévère mise en garde : elle cherche à effrayer sa fille en lui montrant les dangers de cet amour qui peut la mener jusqu'au "précipice " .
De plus, la mère ne cesse de mettre en garde la jeune princesse contre elle-même : elle mentionne que de "grands efforts " et "de grande violence " seront nécessaires pour la retenir et pour qu'elle demeure sur le droit chemin. Elle mentionne également des solutions pour échapper à cette "inclination" comme par exemple demander au Prince son époux de l'éloigner de la cour et de l'emmener à la campagne, loin des mondanités où elle pourrait rencontrer le Duc. On retrouve ici une forme de pragmatisme que s'efforcera de suivre la Princesse en prétextant un besoin d'éloignement dont M de Clèves ne sera pas dupe.
La mère fait des confidences à la princesse et lui avoue , notamment qu'elle l'a percée à jour et a deviné ses véritables sentiments : "il y a longtemps , dit-elle, que je me suis aperçue, de cette inclination"; Il est intéressant de commenter ici le choix éducatif effectué par Madame de Chartres ; cette dernière a souhaité, en effet, avant tout la protéger en se taisant . Elle pensait ainsi différer la révélation de cet amour éprouvé par sa fille : Elle commence par une modalité assertive qui peut surprendre le lecteur : "vous avez de l'inclination pour Monsieur de Nemours" et qui démontre aussi qu'elle connaît bien sa fille; Elle évoque ensuite son rôle d'éducatrice avec le mot 'conduire" ligne1292; Elle joue le rôle de celle qui montre la voie à suivre, celle qui guide les pas de la plus jeune en raison de son expérience de la vie . Cette fonction éducative est à la base même de la plupart des portraits de mère en littérature. On y retrouve l'idée d'un modèle à suivre et d'ailleurs Madame de Chartres tente de persuader sa fille en utilisant ses sentiments pour elle ; C'est le cas , par exemple, quand Madame de Lafayette écrit : "si ce malheur devait vous arriver, je reçois la mort avec joie de n'en pas être témoin." A noter que c'est à cette phrase que la jeune femme réagit le plus violemment et fond en larmes sur la main de sa mère. Elle aura toujours en effet l'impression de trahir la confiance de cette dernière si elle cède à ses sentiments ; à la fin du roman, elle deviendra très pieuse et et parviendra à se libérer de cette funeste passion.
Le catholicisme de la seconde moitié du dix-septième siècle est marqué par l'influence du jansénisme. Cette doctrine refuse à l'homme son libre-arbitre et tente de montrer que les hommes sont aveuglés par leurs passions et marqués par le péché; Ils ne peuvent ainsi atteindre la vérité et le bonheur; Madame de La Fayette adhère à cette forme de pessimisme que nous retrouvons dans le roman ; Elle partage les mêmes idées que Blaise Pascal et La Rochefoucauld qui, ne cesse de démontrer dans ses Maximes que l'homme est aveuglé par les passions et notamment l'une des plus dangereuses de toutes à ses yeux, l'amour-propre.
La mère de la princesse occupe un rôle semblable au destin, au fatum tragique; En effet, c'est elle qui décide de lui donner un mari qu'elle n'aimera pas , laissant ainsi se développer, hors du mariage, un sentiment d'amour inassouvi qui la pousse vers le Duc de Nemours et qui finira par la tuer. mais au moment de la quitter, elle prend place dans son esprit en lui insufflant ses craintes de la voir chuter : " Son ton se fait tragique : "Pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise et que je vous ai tant souhaitée" : en se déshonorant, la princesse fait rejaillir la honte sur sa mère ; Mais cette dernière lui propose également des moyens d'échapper à cette passion qu'elle ne doit cesser de combattre : " retirez-vous de la Cour, obligez votre mari de vous emmener " Les impératifs ici se font catégoriques et ressemblent davantage à des ordres qu'à des conseils. La jeune épouse s'efforcera, dans la suite, d'exécuter les volontés de sa mère ; Mais elle ne la blâme pas ; elle s'efforce de lui insuffler du courage notamment lorsqu'elle affirme " ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles ". Les deux adjectifs peuvent paraître redondants mais ils permettent de mesurer la difficulté de l'entreprise et la force qui sera nécessaire à l'héroïne pour échapper à cette passion destructrice.
On voit donc ici que la fonction d'un personnage ne se limite pas à ses apparitions dans le roman; Même si elle quitte le livre à la fin du premier tome, le personnage de Madame de Chartres reste très présent car ses pensées, ses recommandations, son esprit même ne cessent d'accompagner Madame de Clèves et de la guider . Le ton se fait alors prophétique comme si, sur son lit de mort, elle livrait à sa fille des visions de l'au delà : "quelque affreux qu'ils vous paraissent d'abord, ils seront plus doux dans les suites que les malheurs de la galanterie. " Madame de Chartres encourage la fuite de sa fille et y voit son unique chance de salut , face aux progrès de la passion dans son esprit. Elle va employer un dernier argument pour persuader sa fille de suivre ses recommandations : son discours es base sur l'affection qui les lie ; Elle lui demande d'agir selon ses conseils pour ne pas lui causer de la peine ; c'est une forme de chantage affectif qui fonctionne lorsque le lien qui unit deux personnes est fort . Madame de Chartres affirme clairement préférer mourir plutôt que d'assister à la chute de sa fille ; "vous voir tomber comme les autres femmes " . Une fois de plus, si l'héroïne est capable de résister,alors son destin sera exceptionnel et c'est en cela qu'elle atteindra une dimension héroïque qui la placera au-dessus du commun des mortels. Ces paroles déclenchent les sanglots de la jeune femme .
Pour conclure: en mourant, Madame de Chartres livre ainsi la jeune fille à elle-même et aux désordres de la passion qu'elle s'efforce de réprimer mais qui sèment le trouble en elle. A l'injonction de sa mère : "Songez ce que vous vous devez à vous même" elle répond, un peu plus tard , par une interrogation : " Veux-je me manquer à moi même ? " Effrayée par la possibilité que le Duc la trompe un jour si elle cédait à ses avances, elle se réfugiera dans une sorte d'idéalisation de l'amour et renoncera, de ce fait , à toute forme d'amour durant sa vie terrestre . Le dénouement du roman a intrigué beaucoup de lecteurs car on a du mal à comprendre pourquoi la Princesse renonce à vivre cet amour au final. On peut émettre l'hypothèse que le remords d'avoir causé la mort de son époux lui interdit, à tout jamais, d'être heureuse . On peut aussi repenser au rôle déterminant du jansénisme . Mais n'est ce pas aussi par orgueil qu'elle refuse de devenir comme les autres femmes, délaissées et trompées par l'homme qu'elles aiment ? Avec son choix , elle échappe à un destin humain très commun pour rejoindre celui des héroïnes tragiques .
La mort de Madame de Chartres est décrite , ensuite , avec beaucoup de pudeur : elle s'éteint comme une sainte " : "ne songea plus qu'à se préparer à la mort " en refusant de revoir sa fille . La fin du passage montre le désespoir de la jeune fille : "affliction extrême " et elle trouve du réconfort auprès de son époux auquel elle demande immédiatement de l'emmener à la campagne , sous prétexte de "l'éloigner d' un lieu qui ne faisait qu'aigrir sa douleur;" Le lecteur sait, en fait, qu'il ne s'agit que d'un prétexte et qu'elle fuit, sur les conseils de sa mère défunte, les tourments de la passion. La jeune fille ressent cruellement l'absence de sa mère car elle sait avoir besoin d'elle pour se défendre contre Monsieur de Nemours. La disparition du personnage rend l'héroïne éminemment vulnérable et c'est ce qui renforce la dimension tragique du livre; Cette péripétie est donc très importante et marque un tournant dans l'intrigue en laissant la princesse seule avec elle-même .