Quelques textes argumentatifs célèbres des Lumières

Les Lettres persanes de Montesquieu

Dans ce roman épistolaire publié en 1721, Rica, un Persan en voyage en Europe, écrit des lettres à son ami Ibben. Il lui décrit ici la vie à Paris. Il brosse un portrait satirique du roi de France.

Lettre  XXIV

Rica à Ibben

à Smyrne

[...]

Ne crois pas que je puisse, quant à  présent, te parler à fond des moeurs et des  coutumes européennes : je n'en ai moi-même  qu'une légère idée, et je n'ai eu  à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe.  Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son  voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce  qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus  inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre  ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre, et, par un prodige de  l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées,  ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce  son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il  les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million  d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin  de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu  en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile  à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a  qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de  papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt  convaincus. Il va même jusqu'à leur faire  croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en  les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il  a sur les esprits.

Ce que je te dis de ce prince ne doit pas  t'étonner : il y a un autre magicien plus fort  que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit  qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien  s'appelle le pape. Tantôt il lui fait croire que trois  ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou  que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres  choses de cette espèce.

[...]

Je continuerai à t'écrire, et je  t'apprendrai des choses bien éloignées du  caractère et du génie persan. C'est bien la  même terre qui nous porte tous deux ; mais les  hommes du pays où je vis, et ceux du pays où  tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 1712.


Montesquieu, L' Esprit des  lois, 1748

Un autre texte de Montesquieu, qui manie avec brio l'ironie sous couvert de justifier l'esclavage.

DE L'ESCLAVAGE DES  NÈGRES

 Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu  de rendre les nègres esclaves, voici ce que je  dirais :

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de  l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux  de l'Afrique, pour s'en servir à défricher  tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler  la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds  jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si  écrasé, qu'il est presque impossible de les  plaindre.

On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un  être très sage, ait mis une âme, surtout  une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui  constitue l'essence de l'humanité, que les peuples  d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une manière plus  marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des  cheveux, qui chez les Égyptiens, les meilleurs  philosophes du monde, était d'une si grande  conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes  roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens  commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre  que de l'or, qui chez des nations policées, est d'une  si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces  gens-là soient des hommes, parce que, si nous les  supposions des hommes, on commencerait à croire que  nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

Des petits esprits exagèrent trop l'injustice que  l'on fait aux Africains : car, si elle était  telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la  tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de  conventions inutiles, d'en faire une générale  en faveur de la miséricorde et de la pitié.

Le monologue de Figaro, dans Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais, représenté pour la première fois en 1784.

Figaro revient dans ce fameux monologue sur les difficultés qu'il a rencontrées avant d'être le valet du Comte Almaviva. A travers ce personnage, Beaumarchais critique les relations entre maîtres et valets, déplore les différences de classes sociales et les différentes formes de censure auxquelles un écrivain peut être confronté.

FIGARO : [...] (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée  ? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens. Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net : sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! Le désespoir m'allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci.


Le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot en 1772

Dans cette oeuvre, Diderot fait parler un vieux tahitien qui s'adresse au voyageur Bougainville.

ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui donc es-tu, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! Pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t‘emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons - nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes qu’y manque-t-il, à  ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

La définition du philosophe dans L'Encyclopédie

Philosopher, c’est donner la raison des choses, ou du moins la chercher ; car tant qu’on se borne à voir et à rapporter ce qu’on voit on n’est qu’historien. Quand on calcule et mesure les proportions des choses, leurs grandeurs, leurs valeurs, on est mathématicien ; mais celui qui s’arrête à découvrir la raison qui fait que les choses sont, et qu’elles sont plutôt ainsi que d’une autre manière, c’est le philosophe proprement dit.               

Denis Diderot, article « Philosophie », Encyclopédie, 1751-1772.


Définition de "fanatisme" dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant: car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie: « Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain; combattez les combats du Seigneur: » et on va combattre.
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.
Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. (...)
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. (...)
Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dés que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. (...) Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?
Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.

Publié le 11 décembre 2008 par Mme Vadelorge