Voici ci-dessous un large extrait du texte de R.Badinter publié par le Monde le 15 janvier ; l'intégralité est ici. Pour lundi, vous devez présenter les principales raisons pour lesquelles, selon Badinter, ce texte ne doit pas être voté par les sénateurs.
R.Badinter est né le 30
mars 1928, il a exercé les fonctions d'avocat à la cour d'appel de Paris
(1951-1981). Il a lutté contre la peine de mort dont il a obtenu l'abolition en
tant que garde des sceaux, le 9 octobre 1981. Il fut président du Conseil
constitutionnel de 1986 à 1995, puis sénateur (PS) des Hauts-de-Seine de 1995 à
2011.
Par expérience personnelle, je sais combien il est douloureux d'entendre dénier la
réalité d'un génocide qui a englouti vos proches les plus chers. Je comprends
donc la passion qui anime la communauté arménienne pour que soit reconnu par la
communauté internationale, et surtout la Turquie, le génocide arménien de 1915.
Et cependant, quelle que soit la sympathie que l'on puisse éprouver pour
cette cause, elle ne saurait conduire à approuver la
proposition de loi votée par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et
soumise prochainement au Sénat, qui punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000
euros d'amende ceux qui "contestent ou minimisent de façon outrancière
un génocide reconnu comme tel par la loi française".
Certes le génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale a fait
l'objet de dispositions législatives en France, et notamment de la loi Gayssot
de 1990. Mais le génocide juif par les nazis a été établi et ses auteurs
condamnés par le Tribunal militaire international de Nuremberg. A cette
juridiction créée par l'Accord de Londres du 8 août 1945, signé par la
France, participaient des magistrats français. Les jugements rendus par ce
tribunal ont autorité de la chose jugée en France. Rien de tel s'agissant du
génocide arménien qui n'a fait l'objet d'aucune décision émanant d'une
juridiction internationale ou nationale dont l'autorité s'imposerait à la
France. Le législateur français peut-il suppléer à cette
absence de décision judiciaire ayant autorité de la chose jugée en proclamant
l'existence du génocide arménien commis en 1915 ? Le Parlement français peut-il
se constituer en
tribunal de l'histoire mondiale et proclamer la
commission d'un crime de génocide par les autorités de l'Empire ottoman il y a
un siècle de cela, sans qu'aucun Français n'y ait été partie soit comme
victime, soit comme bourreau ? Le Parlement français n'a pas reçu de la
Constitution compétence pour dire
l'histoire. C'est aux historiens et à eux seuls qu'il appartient de le faire.
Cette évidence, la Constitution l'a faite sienne. La compétence du
Parlement sous la Ve République a ses limites fixées par la
Constitution. Le Parlement ne peut décider de tout.
Notamment, au regard du principe de la séparation des pouvoirs, il ne peut se substituer à une
juridiction nationale ou internationale pour décider qu'un
crime de génocide a été commis à telle époque, en tel lieu. Pareille
affirmation ne peut relever que de
l'autorité judiciaire. La loi de 2001 déclarant "la France reconnaît
publiquement le génocide arménien de 1915", aussi généreuse soit-elle
dans son inspiration, est ainsi entachée d'inconstitutionnalité. Je renvoie à
ce sujet les lecteurs au dernier article publié par le doyen Vedel, analysant
la loi de 2001 ("Les questions de constitutionnalités posées par la loi du
29 janvier 2001", in François Luchaire, un
républicain au service de la République, textes réunis par Didier Maus et Jeannette Bougrab, Publications de la Sorbonne,
2005).
Ni les plus hautes autorités de l'Etat, ni soixante députés ou soixante
sénateurs n'ont jugé bon de déférer cette
loi au Conseil constitutionnel. Les considérations politiques ne sont pas toujours
absentes de la décision de saisir - ou non
- le Conseil constitutionnel... Mais depuis 2008, une innovation importante est
intervenue. Tout justiciable peut, dans un procès, soulever une
question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dénonçant
l'inconstitutionnalité de la loi qu'on entend lui appliquer au motif
qu'elle méconnaît ses droits fondamentaux : dans le cas de la négation du
génocide, la liberté d'opinion et d'expression.
Et selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, si une
loi qui lui est soumise repose sur une loi antérieure qui ne lui a pas été
déférée, la question de la constitutionnalité de cette loi antérieure peut être soulevée
devant le Conseil constitutionnel. La discussion portera donc en premier lieu
sur la constitutionnalité de la loi de 2001. Dès lors, la déclaration
d'inconstitutionnalité de cette loi entraînerait celle de la loi nouvelle
punissant la négation du génocide reconnu par la loi. Rien de plus logique.
Comment concevoir qu'une
loi française puisse punir la
négation d'une loi inconstitutionnelle ? Ainsi, la proposition de loi soumise
au Sénat, si elle est votée, aboutirait dès son application à un résultat
contraire à celui recherché par les défenseurs de la cause arménienne.
Dans cette situation, il appartient au Sénat de maintenir sa
position antérieure, en refusant d'examiner un texte
inconstitutionnel. Les sénateurs ne doivent pas se laisserabuser par les
déclarations de ceux qui, comme le ministre de l'intérieur, déclarent qu'il ne
s'agit dans la nouvelle proposition de loi que d'instaurer un délit
général de négationnisme des génocides, en application d'une décision-cadre de
l'Union européenne de 2008. Celle-ci incite sans doute les Etats membres à inscrire dans
leur loi la répression "de l'apologie, la négation, ou la banalisation
grossière publique des crimes de génocide... lorsque ce comportement est exercé
d'une manière qui risque d'inciter à la
violence ou à la haine d'un groupe de personnes ou de membres de tels
groupes".
Or, la proposition de loi votée par l'Assemblée ne mentionne pas cet
élément essentiel : l'incitation à la haine que doit comporter la
négation du génocide contre une communauté ou ses membres. Il ne s'agit donc
pas de la mise en oeuvre alléguée de la décision-cadre européenne. Il n'en est
d'ailleurs nul besoin, la loi française punissant déjà toute forme d'incitation
publique à la haine à l'égard d'un groupe de personnes. Les promoteurs de la
proposition de loi votée par l'Assemblée nationale n'ont en vérité qu'un seul
objectif : passer outre le
refus du Sénat de mai 2011 et fairevoter un texte
réprimant la négation du génocide arménien de 1915.
Une réaction violente des autorités turques au vote d'une telle loi est
inévitable. Tout publiciste, tout responsable turc qui serait interrogé en
France sur les événements tragiques de 1915 et adopterait la position
officielle du gouvernement turc pourrait être condamné
de ce chef par la justice française. La proposition de loi aboutit ainsi à proclamer une
vérité historique "officielle" sous peine de sanction pénale. Pareille
conception de l'histoire ne saurait être la
nôtre. […]