extrait de texte:Les Funérailles d'Atala
"Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J’étais assis en
silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son
sommeil, j’avais supporté sur mes genoux cette tête charmante ! Que de
fois je m’étais penché sur elle, pour entendre et pour respirer son
souffle ! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et
c’était en vain que j’attendais le réveil de la beauté !
La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva
au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur
le cercueil d’une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand
secret de mélancolie, qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux
rivages antiques des mers. De temps en temps, le religieux plongeait un
rameau fleuri dans une eau consacrée, puis secouant la branche humide,
il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air
antique quelques vers d’un vieux poète nommé Job ; il disait :
J’ai passé comme une fleur ; j’ai séché comme l’herbe des champs.
Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à
ceux qui sont dans l’amertume du cœur ?
Ainsi chantait l’ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée,
allait roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du
tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les
forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d’un
torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les
voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres, et l’on croyait entendre
dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répondait
à la voix du Solitaire.
Cependant une barre d’or se forma dans l’Orient. Les éperviers
criaient sur les rochers, et les martres rentraient dans le creux des
ormes : c’était le signal du convoi d’Atala. Je chargeai le corps sur
mes épaules ; l’ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous
commençâmes à descendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort
ralentissaient également nos pas. À la vue du chien qui nous avait
trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de joie, nous
traçait une autre route, je me mis à fondre en larmes. Souvent la longue
chevelure d’Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d’or
sur mes yeux ; souvent pliant sous le fardeau, j’étais obligé de le
déposer sur la mousse, et de m’asseoir auprès, pour reprendre des
forces. Enfin, nous arrivâmes au lieu marqué par ma douleur ; nous
descendîmes sous l’arche du pont. Ô mon fils, il eût fallu voir un jeune
Sauvage et un vieil ermite, à genoux l’un vis-à-vis de l’autre dans un
désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour une pauvre fille dont
le corps était étendu près de là, dans la ravine desséchée d’un
torrent !
Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté dans son
lit d’argile. Hélas, j’avais espéré de préparer une autre couche pour
elle ! Prenant alors un peu de poussière dans ma main, et gardant un
silence effroyable, j’attachai, pour la dernière fois, mes yeux sur le
visage d’Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de
dix-huit printemps ; je vis graduellement disparaître les traits de ma
sœur, et ses grâces se cacher sous le rideau de l’éternité ; son sein
surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis blanc s’élève du
milieu d’une sombre argile : Lopez, m’écriai-je alors, vois ton fils
inhumer ta fille ! et j’achevai de couvrir Atala de la terre du sommeil.
Nous retournâmes à la grotte, et je fis part au missionnaire du
projet que j’avais formé de me fixer près de lui. Le saint, qui
connaissait merveilleusement le cœur de l’homme, découvrit ma pensée et
la ruse de ma douleur. Il me dit : Chactas, fils d’Outalissi, tandis
qu’Atala a vécu, je vous ai sollicité moi-même de demeurer auprès de
moi ; mais à présent votre sort est changé : vous vous devez à votre
patrie. Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles ; il
faut tôt ou tard qu’elles finissent, parce que le cœur de l’homme est
fini ; c’est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas même
capables d’être longtemps malheureux. Retournez au Meschacebé : allez
consoler votre mère, qui vous pleure tous les jours, et qui a besoin de
votre appui. Faites-vous instruire dans la religion de votre Atala,
lorsque vous en trouverez l’occasion, et souvenez-vous que vous lui avez
promis d’être vertueux et chrétien. Moi, je veillerai ici sur son
tombeau. Partez, mon fils. Dieu, l’âme de votre sœur, et le cœur de
votre vieil ami vous suivront."
http://fr.wikisource.org/wiki/Atala#LES_FUN.C3.89RAILLES