L'importance des didascalies : dans le théâtre moderne, elles jouent un rôle très important : celui de préparer la mise en scène du texte 

a) une arrivée préparée et dramatisée 

La première didascalie mentionne « un cri terrible » : le public s’attend donc à une entrée en scène dramatique et , à première vue, les deux personnages sont spectaculaires dans le couple qu’ils forment. La présence d’une « corde passée autour du cou » et  la présence d’un seul personnage sur scène, celui qui est enchaîné, est clairement indiquée par les longues didascalies «  corde assez longue pour qu’il puisse arriver au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse. » (l 7 et 8 ) .Le dramaturge accorde donc beaucoup d’importance à cette arrivée en deux temps et le public peut ainsi s’interroger sur celui qui va tenir la corde : à quel tortionnaire va-t-il être confronté car le symbole de la corde qui relie les deux personnages fait immédiatement penser à une relation maître-esclave. Le fouet qui apparaît dans la main de Pozzo confirme cette première analyse ; Le valet apparaît chargé et comme croulant sous le poids de son fardeau : « une lourde valise,un siège pliant, un panier à provisions et un manteau » Ces accessoires spectaculaires et pourtant quotidiens  évoquent un voyage effectué par les deux hommes : l’un étant clairement au service de l’autre. La suite de la scène et les paroles échangées vont confirmer certaines hypothèses . Le « plus vite » asséné par Pozzo à son serviteur , suivi du bruit de fouet ( l 14 ) et d’un jeu scénique avec la corde en tension (l16 ) est aussitôt suivi par la première agression de Pozzo qui donne lieu à une chute ( l 19 ). Les paroles de Pozzo vont clairement dans le sens d’une relation maître -esclave avec dans un premier temps les insultes verbales : Charogne (l 26 ) et les ordres donnés de manière péremptoire avec une cascade d’impératifs : « Arrière , tourne, Tiens ça » . Ces ordres sont entrecoupés par des formules de politesse échangées avec Estragon et Vladimir. Lucky semble méprisé , carrément animalisé par son maître qui l’accuse de « puer » (l 81 ) . Cette indication donne un sens nouveau aux injonctions « recule » « là »  réitérées durant toute la scène ( l 36, 71, 73, 81 et 82 ) ; Beckett introduit ici une dimension comique au beau milieu d'une scène plutôt dramatique et qui enclenche la pitié du spectateur. 

b) un couple qui attire l'attention 

Après une entrée en scène remarquée , le couple attire  également l’attention du public à cause de l’attitude dominatrice de Pozzo et surtout du silence de Lucky , totalement soumis aux ordres de celui qui le tient en laisse comme un animal .   Tout en se faisant servir , Pozzo confie à son esclave son fouet que ce dernier est obligé de tenir entre ses dents ( l 53);  Lucky lui sert à la fois de valet de chambre et de domestique  avec le jeu sur le manteau qu’il lui porte et qu ‘ il l’aide à enfiler (l 49 et 55 ) ; Le même jeu de scène sera réitéré avec successivement le pliant ( l 64 )  et  le panier ( l 76 et 79 ) On constate que le dramaturge utilise à la fois le comique de répétition car un même jeu de scène se reproduit et le comique de situation car un même ordre correspond à différents gestes : et Lucky se tient totalement aux ordres de son maître et le public le voit exécuter les mêmes gestes plusieurs fois ; Cette chorégraphie peut sembler étrange et en partie, absurde . Beckett a-t-il voulu, à sa manière, scéniquement, nous faire visualiser l’éternel recommencement ; Lucky serait une sorte de Sysyphe moderne qui recommencerait, en vain, sans cesse, les mêmes gestes, et  son supplice ne finirait jamais . Est-ce une image de l’homme moderne esclave d’une société absurde  ? 

c) les réactions de Didi et Gogo : des spectateurs sur scène ou la mise en abime 

Un autre point qui capte l’attention du public et rend encore plus spectaculaire l’entrée en scène du curieux couple , c’est la présence , en tant que spectateurs , du couple formé par Vladimir et Estragon. Cette mise en abime renvoie aux véritables spectateurs ,  et à leurs propres interrogations . Tout d’abord, Vlamidir et Estragon sont figés et se précipitent  vers la source du bruit : ils  sont  alors confrontés à Lucky . La didascalie note  leur réaction : ils sont partagés  « entre l’envie d’aller à son secours et la peur de se mêler de ce qui ne les regarde pas » Cette indécision peut renvoyer à celle du public dont la curiosité ici est éveillée par le martyr de Lucky et qui aimerait peut être savoir ce qu’il a fait pour mériter ce sort . Beckett nous fait ainsi réfélchir à la nécessité pour beaucoup d’entre nous de comprendre pourquoi le mal est commis alors que parfois, l’existence du Mal ne repose pas sur une série de causes logiques. De plus,cette attitude de Vladimir et Estragon peut nous faire penser au malaise que nous éprouvons face à la souffrance infligée à autrui sous nos yeux. Vladimir et Estragon ne réagissent pas de la même manière : Vladimir fait un pas vers Lucky mais son compagnon le « retient par la manche « (l 22 ) et ils paraissent sur le point de se disputer : « Lâche -moi » s’écrie Vladimir et Estragon lui ordonne « reste tranquille » ( l 24 ) . Le couple se reforme ensuite pour se demander , en aparté (l 28 ) si Pozzo est bien celui qu’ils attendent, c’est à dire Godot ; Ils assistent, sans  plus intervenir, à toute la scène jusqu’ au début du repas de Pozzo (rappelons qu’à l’entrée en scène des deux personnages, Estragon a lâché la carotte qu’il mangeait et que le panier plein de victuailles représente pour eux un intérêt non négligeable.  (l 2 ). Ils finissent  donc par s’approcher : « s’enhardissant peu à peu, tournent autour de Lucky, l’inspectent sur toutes les coutures » La peur semble dominer chez Vladimir et Estragon d’autant que Pozzo les a mis en garde : « Attention! Il est méchant ..avec les étrangers » (l 25 ) Ces paroles assimilent davantage Lucky à un chien, une bête féroce qu'il faut tenir en laisse et dont il faut se faire obéir.

Vladimir et Estragon s’interrogent à haute voix et se font ainsi le relais des questions que peut se poser le public.  « qu’est-ce qu’il a » (l 92) ; Vladimir propose une réponse : il dort sous l’effet de la fatigue car la charge qu’il transporte est lourde et ils ne comprennent pas pourquoi il ne pose pas les bagages . Ensuite, ils remarquent les marques de la corde sur son cou qui matérialise sa souffrance et pourrait faire basculer la scène dans la dimension pathétique : « à vif » « c’est la corde » « à force de frotter » . Les deux dernières répliques de notre extrait sont à double sens et évoquent l’univers théâtral en même temps qu'elles désignent la situation de Lucky. « c’est le noeud » (l 108 ) désigne soit la manière dont la corde est attachée soit au théâtre le centre d’un problème, la mise en place de l’action dramatique . On appelle ainsi dénouement au théâtre le moment où l'action se dénoue et laisse entrevoir une fin possible  La dernière réplique d’Estragon : « c’est fatal » fait référence à l’univers tragique et à la mort inévitable qui se profile . L'une des particularités , en fait du théâtre de Beckett, c'est que nous hésitons souvent  entre le rire et les larmes ; certains aspects de cette scène sont touchants comme la souffrance de Lucky victime d'un maître sans coeur alors que d'autres font davantage penser à un numéro de clown avec notamment ce comique de gestes. 

En conclusion , cette entrée en scène est très spectaculaire pour différentes raisons. Le spectateur ignore l’identité des nouveaux venus. La mise en scène montre un rapport de force et une étrange sujétion de Lucky dont la souffrance peut toucher le public. Pozzo paraît  vraiment ne pas se rendre compte du mal qu’il fait subir et se montre étrangement aimable avec Vladimir et Estragon . Enfin,une attente commence afin de savoir si Pozzo peut être celui qu’attendent Vladimir et Estragon. Le public attend également de connaître l'explication de cet esclavage et les premières paroles de Lucky qui e lancera quelques minute plus tard dans un étrange discours dépourvu de sens. Quant à Pozzo, il sera bientôt physiquement diminué et lorsque le couple reparaîtra sur scène, il aura  bien changé .