Sous la forme d'un poème en prose, Daumal met en scène les dernières heures d'un poète condamné à mort ; Ce dernier avant de mourir, cherche deséspèrement, les mot justes , les ultime paroles qu'il pourrait délivrer à ses semblables . Nous étudierons la première page des  lignes 1 à 51 de " D'un fruit qu'on laisse pourrir à terre ..jusqu'à je serai pendu."

Le texte s'ouvre sur un système de métaphores  qui vante les vertus du poème ; ce dernier est rapproché d'un fruit pourri à partir duquel la vie va pouvoir se développer à nouveau, renaître sous la forme d'un arbre. On note que la métaphore usuelle pour désigner la mort paraît comme renversée ici avec cette renaissance de la pourriture. De plus, cett nouvelle vie est très prolifique car elle donne elle même naissance à "des fruits nouveaux par centaines " l 2 Ainsi la poésie a le pouvoir , comme une graine qu'on sème, de donner de nouvelles récoltes ; Sa force est d'emblée mise en évidence. Toutefois pour que le nouvel arbre puisse pousser, une condition est nécessaire : la collaboration des lecteurs. Dans une sorte de préambule, ou d'avertissement au lecteur, avant de commencer son histoire de poète prisonnier, Daumal nous met en garde contre l'oubli ou l'indifférence face à la parole poétique; Le poème est bien le fruit mais pour que la parole du poète soit féconde, il a besoin d'être lu, et ses poèmes diffusés. 

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Après la métaphore de l'arbre et du fruit, Daumal évoque celle du couple parental qui enfante ; le poète est le père, le lecteur la mère et l'échange entre les deux, l'enfant; Le mot semence employé à la ligne 6 découle de ce contexte d'enfantement et rappelle par ses connotations, à la fois l'acte sexuel et plus largement l'idée de mise au monde : semer la graine et récolter le fruit a ainsi une dimension symbolique qui peut être rapprochée des théories qui voient dans les poètes  des messager pour les hommes , des sortes de guides spirituels; des consciences en éveil et qui sont plus clairvoyantes que le commun des mortels. Le lecteur a ainsi un rôle de premier plan à jouer dans la mesure où il est "fécondateur de l'oeuf " 'l 7) Le passage se termine avec la référence à l'oeuf pourri qui non seulement ne sera jamais fécondé mais qui , de surcroît, dégage une odeur pestilentielle. De plus l'idée d' oeuf pourri stérile rappelle la mention du fruit pourri qui a inauguré le poème te qui lui , est source de vie. 

Le poète condamné à mort apparait à la ligne 9 et il est introduit par ses songes : le verbe songeait  peut signifier tout simplement penser mais il connote également la dimension onirique avec le songe qui est synonyme de rêve . Beaucoup de poètes voient en l'activité poétique un substitut du rêve  éveillé, notamment avec l'influence du mouvement surréaliste.Le contexte politique et historique est précisé juste après : "un petit pays qui venait d'être envahi par les armées d'un conquérant" . En 1936, on peut évidemment penser à la guerre d'Espagne mais plus généralement à toutes sortes d'épisodes marqués par des guerres de conquêtes sanglantes. La condamnation du poète est mentionnée avant même son motif qui est signalé aux lignes 11 et 12. Ce dernier a d'abord été arrêté à cause d'une chanson qu'il chantait sur les routes. Le mot chanson fait référence  à un type de poésie qui comporte des couplets et des refrains et qui peut s'accompagner de musique . L'idée d'un poète errant qui s'efforce de répandre ses paroles rappelle l'image de l'artiste nomade qui parcourt le monde . Le poème à cause duquel il a été condamné évoquait la douleur liée à cette invasion : Il y est question de tristesse qui ronge jusqu'à l'os la chair mise en relation avec les fumées meurtrières brûlent jusqu'au roc la terre de son village. L'analogie met en évidence des correspondances poétiques entre la chair de l'homme et la terre du village: toute deux souffrent beaucoup ainsi que le suggère l'expression jusqu'à l'os qui fait écho, par le jeu des sonorités , à jusqu'au roc. La profondeur de la tristesse est traduite par cette métaphore anatomique et l'adjectif meurtrières appliqué aux fumées montre en personnifiant la fumée, le caractère dévastateur de cette invasion. Le poète a donc été enfermé pour avoir dénoncé les conséquences de la conquête et son arrestation semble bien politique. Durant sa détention, on lui accorde la grâce avant de mourir de s'adresser au peuple une dernière fois. Le fait que le poète s'adresse au peuple, à un collectif, montre que la poésie n'est pas pour Daumal l'expression d'un sentiment individuel mais qu'elle doit se doter idéalement d'une ambition collective. Le poète se fait ainsi une sorte d'interprète (selon la définition de Supervielle )  qui met des maux en mots et tente de provoquer du changement. 

Ce condamné à mort va donc devoir réfléchir à ce dernier poème, son testament en même temps que ses dernières volontés et il a peur de ne pas savoir quel dernier mot prononcer. Il cherche donc quoi dire et comment ses  dernières paroles pourraient le sauver . La première idée du poète est de s'adresser au peuple  en lui rappelant son rôle de fécondateur : "prenez ces paroles qu'elles ne soient pas une graine perdue" ligne 17; On retrouve ici la métaphore de la semence qui germe : le verbe couvez rappelle lui l'image de l'oeuf fécondé et le verbe croître peut faire référence à la croissance d'un végétal qui rappelle l'arbre et ses fruits. Toutefois le poète semble chercher son inspiration et être à court d'idées ; l'interrogative directe crée un contact entre le poète et ses supposés auditeurs ; S'il n'a droit qu'à un mot, on mesure l'importance de ce dernier : un mot simple comme la foudre; Cette métaphore de la ligne 19 marque le caractère fulgurant de la parole poétique souvent assimilée à une sorte de feu sacré . L'association entre simple et la foudre paraît étonnant car la foudre est l'instrument des Dieux, elle détruit ou rend instantanément amoureux , et brûle tout sur son passage ; elle rappelle aussi peut être la violence des fumées meurtrières laissées par les envahisseurs.

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le poète malade

Ce mot est ensuite associé à différentes émotions : d'abord il gonfle le coeur et ensuite, en suivant une sorte de mouvement d'expulsion, il monte à travers la gorge pour finir non pas sur les lèvres du poète ou sur son papier mais dans sa tête. Le trajet du travail poétique partirait donc du coeur, siège des émotions, avant d'être intellectualisé dans le cerveau qui est lui aussi considéré comme la prison des mots :, "un mot qui tourne dans ma tête comme un lion en cage"  Les mots sont comparés à des fauves qui ne parviennent pas à sortir de leur prison.  A la ligne 20  , l'image du lion laisse deviner une certaine forme de violence dans l'expression poétique telle que peut la concevoir Daumal : il ne s'agit pas d'une parole consensuelle  mais d'une parole sauvage et dangereuse presque. Les deux phrases négatives qui suivent confirment cette idée avec le rejet d'une parole de paix, d'une parole apaisante. Pour Daumal, la poésie n'a pas pour vocation de soigner ou de d'être facile à entendre mais ; paradoxalement, elle doit mener à la paix . Ce paradoxe permet de mesurer les effets  puissants et réparateurs de la parole poétique mais à une condition, énoncée ligne 22 : "pourvu qu'on la prenne comme la terre reçoit la graine et la nourrit en la tuant " . L'antithèse marquée ici par le contraste nourrir et tuer peut être dépassée si l'on se réfère au geste du semeur qui enfouit la graine avant de laisser le terreau agir pour que la graine devienne l'arbre. Et cette transformation qui marque le processus créateur est rappelée dans la ligne suivante lorsque le poète mourra et sera enseveli dans la terre :  sa postérité, ses paroles lui survivront et sèmeront, à leur tour, de nouvelles graines. Daumal utilise ici l'image de l'arbre à paroles (ligne 23) pour rendre concrète cette transformation. Baudelaire , lorsqu'il évoquait le processus d'écriture poétique, parlait d'une alchimie qui transforme la boue en or . Mais à la différence de Daumal, il n'attribuait pas un rôle politique à la parole poétique qui devait rester l'expression d'un rapport au monde .  En revanche, tous deux sont d'accord sur l'idée que la poésie peut naître de la boue, de la charogne et pour Daumal , de la pourriture  qui résulte de son corps en décomposition dans la terre. 

Ce mot crucial a pour objectif la vérité et c'est sur cette indication que se termine le paragraphe central du texte , ligne 25. Pour qualifier ce mot déterminant, Daumal  recours à de nouveaux détails anatomiques : ce mot le démange et le dévore . On retrouve  ici l'idée d'une douleur liée à la création , douleur qui irait en augmentant . Les nombreuses répétitions du mot mot attestent de son caractère central: la poésie est d'abord une affaire de mots et ces paroles pour Daumal sont réelles . La comparaison avec la corde qui le pendra montre bien le risque encouru par le poète : ce ne sont pas des paroles anodines mais des paroles capitales que doivent prononcer les poètes.  La nécessité d'une langue poétique simple est liée au fait que pour pouvoir s'adresser au plus grand nombre, il faut en être compris ; le poète qui veut toucher le peuple doit choisir des mots qu'il comprendra. 

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Daumal croit au caractère définitif de la parole poétique et une fois de plus, il en souligne les effets puissants  en évoquant les miracles qu'elle provoque des lignes  27 à 46 . Sous la forme d'une longue énumération qui introduit quelques vers , Daumal détaille les conséquences de ce dernier mot. Alors que les paroles de Dieu , dans l'Ancien Testament , font ressusciter les justes lors de l'Apocalypse et périr les méchants,  les paroles du poète éradiquent les mauvais esprits : " on verra rentrer sous terre les fantômes et les vampires et tous les voleurs les tricheurs au jeu de la vie..." Le poète se pose ainsi en justicier pour défendre les valeurs qu'il considère comme importantes. Il incrimine ceux qui se réfugient dans le spiritisme pour correspondre avec les morts, ceux qui préfèrent chercher dans le ciel et dans les étoiles des réponses à leurs préoccupations terrestres : l'anaphore ceux qui semble mêler tous ces spéculateurs de la mort . Le suffixe en eur de rêvasseur  marque ici la désapprobation du poète ; il semble en vouloir à tous ceux qui refusent de vivre ici et maintenant, qui fuient les problèmes du monde dans le passé ou le divertissement; Quand il mentionne "ceux qui cherchent dans les astre des raisons de ne rien faire " cela sonne comme une accusation contre ceux qui refusent de prendre parti ou de s'engager pour une cause ou une idéologie. Les accusations se font plus précises au fur et à mesure de l'énumération avec la répétition du mot maniaques pour qualifier le comportement des artistes qui refusent que la poésie soit faite pour les temps présents : "maniaques des beaux arts qui ne savent pas pourquoi ils chantent dansent peignent ou bâtissent"  Loin de défendre comme les poètes du Parnasse ou le partisans de l'Art pour l'Art  un art gratuit, au seul service du Beau, le poète pour Daumal doit être l'homme des circonstances et la poésie ne peut tourner le dos au réel ; Il oppose ainsi l'au-delà , territoire des rêves avec l'ici-bas, domaine de prédilection du poète; Il refuse ainsi le caractère sacré du poète qui n'est, pour lui, qu'un homme parmi les autres qui s'adresse aux autres hommes avec des mots qu'il doit choisir du mieux qu'il le peut . Contrairement à Hugo et au poètes romantiques  qui pensaient que le poète devait être un rêveur sacré avec les pieds sur terre et les yeux levés au ciel , Daumal désacralise totalement la fonction poétique. 

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La fin du texte s'apparente pourtant à une sorte d'apocalypse avec des références aux textes religieux : comme le verbe de Dieu, le mot du poète va provoquer un véritable séisme: les yeux des survivants se retourneront dans leurs orbites (ligne 40) Les images se succèdent et évoquent une sorte d'avénement fantastique avec une lumière aveuglante : "Abîme de Lumière! lumière centrale, soleil unique, feu d'un soleil unique " Cette illumination  (du nom d'un recueil de poésies d'Arthur Rimbaud, poète admiré par Daumal) représente en fait la lumière de la vérité. Les yeux de ces hommes "se retourneront vers le monde" et "ils verront que le dehors est à l'image du dedans. " La poésie est ainsi une vision qui mène à la révélation au sens mystique ; L'être y saisit sa vérité, il est délivré des apparences et des erreurs pour entrer pleinement en communion avec l'esprit du monde. Rimbaud disait déjà que le poète devait se faire voyant mais il doit aussi mettre sa clairvoyance au service des autres ; Pour Daumal, ce n'est pas le poète lui-même qui se transforme mais ce sont ses mots qui sont porteurs de Vérité; Le travail poétique consiste donc à chercher à dire les mots qui pourraient avoir de tels effets . Cependant , la fin de notre extrait est marqué par une sorte de désespoir et de retour à la réalité de son sort : le poète condamné est conscient qu'il est extrêmement difficile d'obtenir ces effets ; il pense qu'il mourra  car on le croit fou et on pensera que ce sont des "paroles de démon" ; souvent incompris, parfois maudits et en marge de leur époque, les poètes qui refusent la poésie de célébration du monde , et qui prennent leurs distances avec l'opinion la plus répandue, peuvent parfois le payer de leur vie.

En refusant de chanter les louanges du vainqueur et en prenant le parti des plus faibles, le poète s'expose à être rejeté par ceux là même qu'il veut défendre et il peine à trouver les mots qui le délivreraient. Dans sa prison, le poète se tape la tête contre les murs "le tam-tam funèbre de sa tête contre le mur fut son avant-dernière chanson" Lorsqu'il est emmené pour être pendu, le mot ne veut toujours pas sortir de son coeur ni de sa gorge et au moment où il sent la corde autour de son cou, il lance un chant de guerre en implorant le peuple de combattre à ses côtés; mais il est trop tard et le peuple le pend; La dernière phrase du poème résonne comme un morale : " c'est souvent le sort ou le tort des poètes de parler trop tard ou trop tôt.

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Ce texte est bien plus qu'une anecdote sur un poète condamné pour avoir osé critiquer le pouvoir politique en place, c'est une sorte de parabole qui contient un enseignement et résume la conception de la poésie pour son auteur. Daumal prend ainsi ses distances avec la position romantique et refuse totalement la position des Parnassiens. Le surréalisme renoue avec une vision politique de la poésie qui est avant tout au service de la Révolution. 

La langue utilisée est proche de la prose avec des mots simples, de nombreuse répétitions et anaphores et des systèmes de métaphores et de correspondances qui permettent de rendre plus abordables des notions philosophiques et métaphysiques. Daumal tente ainsi de se mettre à la portée de tous.