Tout d'abord, dans l'extrait à étudier, c'est surtout Créon qui argumente avec cette très longue tirade dans laquelle il formule un certain nombre de reproches . L'extrait débute par une question qui vise à vérifier qu'Antigone avait bien conscience des conséquences de ses actes; elle répond de manière minimale et son laconisme contraste avec les explications de Créon. Chacune de ses réponse est construit en reprenant le verbe principal de la question et cet effet de répétition crée une sorte de fermeture du dialogue que l'on devine serré. 

La première accusation de Créon vise l'orgueil de la jeun fille à travers sa lignée paternelle ; Créon oppose ici la loi et l'orgueil de la famille des Labdacides à laquelle il n'est pas associé, car rappelons le , il est le frère de Jocaste et donc l'oncle du côté maternel d'Antigone et d'Ismène. Dans sa réplique suivante, le roi met en avant la nécessité de l'exemplarité des puissants : en tant que fille de roi, elle devait être irréprochable . Cette dernière réplique est appuyée  avec une illustration qui tente du démontrer que son rang n'a pas déterminé sa réaction ; elle aurait agi de même "si j'avais été une servante " ; Les détails triviaux comme eau grasse, tablier, faire la vaisselle " renforcent l'idée d'une nécessité impérieuse de rendre les honneurs funèbres à un frère   ;Cependant cet argument ne convainc par son oncle qui n'est pas d'accord : "ce n'est pas vrai; Si tu avais été une servante, tu n'aurais pas douté que tu allais mourir " Il persiste à établir un lien causal entre sa condition et son geste ; "race royale, nièce et fiancée de mon fils : ces trois qualificatifs montrent à quel point Antigone est liée à Créon . En effet , ce dernier sous- entend  qu'elle s'est permis d'agir de la sorte pensant ne pas être condamnée en raison de leurs liens . Le verbe oser qui a été employé pour traduire son infraction est désormais utilisé pour définir l'action de Créon: "tu as pensé (...) que je n'oserais pas te faire mourir" . Les deux gestes se font ainsi écho mais les certitudes de la jeune fille s'expriment et rendent ainsi le dialogue , la conciliation impossible : "j 'étais certaine que vous me feriez mourir au contraire " 

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version de 1944

On mesure à quel point ils sont en train de s'éloigner l'un de l'autre et la longue tirade de Créon est prononcée en murmurant comme l'indique la didascalie. Comment interpréter ce murmure ? Faut-il penser que Créon cherche à adoucir sa nièce en adoptant un ton mesuré ou est-ce davantage une sorte de monologue intérieur destiné  avant tout au spectateur ?  Cette tirade fait apparaitre une certain nombre d'ambivalences que nous allons tenter d'éclaircir . 

Le premier argument de Créon repose sur la personnalité même de son père Oedipe dont tout le monde connait le mythe et l'histoire. Le terme orgueil est ici repris  plusieurs fois et il n'est pas sans rappeler l'hubris grec qui cause la perte des hommes . La mort est présentée comme un "dénouement naturel "pour Antigone et on note ici qu'Anouilh joue avec la réécriture de la pièce antique  ;  tous les signes convergent pour nous montrer que nous sommes bien dans une tragédie qui se soldera par la mort de l'héroïne. " l' humain vous gêne aux entournures dans la famille " Ce trait d'humour et le ton prosaïque employé par le roi, soulignent spirituellement le destin de cette famille  et on retrouve ce mélange cher à Anouilh entre une situation tragique et un langage trivial;  L'humour allège le tragique . En voulant se situer au-dessus du commun des mortels, Antigone rejoint ainsi les figures des héros tragiques , foudroyés par des dieux cruels car leur fortune dépassait celle des autres hommes. La matière de la tragédie grecque demeure présente mais cette fois ce ne sont plus les dieux qui ont condamné Antigone , c'est son geste orgueilleux .

Créon semble penser qu' Antigone cherche à se désolidariser du genre humain pour aspirer à devenir une héroïne tragique ; La métaphore des mots assimilés à une  boisson, vient renforcer cette idée avec des termes péjoratifs comme " on les boit goulûment " ou "quel breuvage , hein, les mots qui condamnent". On retrouve dans cette expression le mélange  des tons et des genres avec une tournure triviale avec l'insertion du hein en incise et la référence à la condamnation à mort.   Pour faire suite à ces accusations de démesure , Créons va se construire le portrait d'un homme médiocre, (au sens antique d'homme moyen qui appartient à la norme )  d'un homme "sans histoire" . Il donne de lui l'image d'un homme solide " j'ai mes deux pieds par terre , mes deux mains enfoncées dans mes poches "; cette attitude réaliste et pragmatique contraste avec l'idéalisme et les grands airs d'Antigone . La confrontation passe par deux façons d'être au monde. Et le spectateur se trouve ainsi confronté à un choix .

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Il définit ensuite le rôle du souverain qu'il entend être : un roi simple et moins ambitieux qu'Oedipe : "m'employer tout simplement à rendre l'orde de ce monde un peu moins absurde , si c'est possible" . L'hésitation finale montre l'ampleur de la tâche. En effet, bien que présentée de manière modeste, c'est une tâche ardue qui semble attendre Créon. Le mot métier pour qualifier l'activité royale tente de rendre l'idée que gouverner s'apprend comme un artisan apprend son travail . La comparaison "comme tous les métiers " contribue encore davantage  à donner du pouvoir, l' image d'une activité ordinaire.  

De manière humoristique, Créon reprend ensuite l'anecdote des origines d' Oedipe et avance qu'aucun secret de famille ne pourrait le détourner de son travail de roi  "les rois ont autre chose à faire que du pathétique personnel ma petite fille " Il prend donc très à coeur son rôle de souverain et entend exercer ses fonctions sans se soucier de ce qui peut lui arriver . Il adopte ici une attitude paternaliste face à sa nièce te on sent une familiarité entre eux , une affection également.  On mesure aussi à quel point la raison d'Etat prime aux yeux du roi sur toutes les considérations individuelles ; Il est l'instrument d'un collectif et doit oublier ses revendications personnelles . 

Juste après  s'être adressé à Antigone en la traitant de "petite fille ", son oncle s'approche d'elle et la didascalie précise qu'il lui prend le bras . Comment devons nous interpréter ce geste et mettre en scène ce passage ? Nicolas Briançon , dans sa mise en scène a choisi la violence mais il existe peut être une autre interprétation possible de ce passage .  Le sourire qui apparaît dans la didascalie suivante nous incite à penser qu'il lui prend bras amicalement mais ce qu'il lui dit n'est guère tendre car il évoque  une punition " du pain sec et une paire de gifles " Certes rien à voir avec une condamnation à mort mais les circonstances ont changé affirme Créon: "il n'y a pas longtemps encore ..tout cela se serait réglé par .." A circonstances exceptionnelles, peines exceptionnelles : l'adage semble ici se vérifier . 

La dernière partie du la tirade de Créon s'adresse plus directement à la jeune fille qu'il surnomme affectueusement "moineau " On remarquera que la nounou d'Antigone, elle aussi , la désigne affectueusement , par des noms d'oiseaux . Il entend ne pas la faire mourir et avance plusieurs raisons: elle va lui donner un petit-fils car le royaume dit-il "en a besoin plus que de ta mort"  et surtout, elle est bien trop jeune, trop maigre pour mourir : "tu es trop maigre " s'exclame-t-il. Cet argument peut paraître quelque peu absurde.Anouilh présente Antigone comme une frêle jeune fille et la faiblesse de sa constitution a sans doute pour but de fair ressortir la force de ses convictions et son caractère jusqu'auboutiste.

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Créon, contre toute attente, la somme de rentrer chez elle et la chasse de manière péremptoire : "allez, va " ; Il anticipe sur ses éventuelles objections en anticipant sur ce qu'elle pourrait dire . Elle pourrai le traiter de "brute " mais il lui rappelle alors les liens étroits  qui les unissent "je t'ai fait cadeau de ta première poupée " et surtout "je t'aime bien tout de même avec ton sale caractère " On sent que le roi a pardonné à sa nièce et qu'il est résolu à étouffer l'affaire .

A la fin de cette tirade , le spectateur peut se demander si la jeune fille va marquer un temps d'hésitation ou si elle ne va tenir aucun compte des réparties de son oncle. Il se montre volontairement autoritaire et adopte un ton péremptoire pour que la jeune fille soit tentée d'obéir. Mai c'est pour la sauver d'une mort vers laquelle  elle entend se précipiter et c'est ce qui fait ici la complexité du personnage du roi: il se montre bon et magnanime tout en fustigeant l'orgueil insensé de cette famille. Orgueil qui causera comme chacun sait la perte d'Antigone.

En conclusion,  nous avons ici un passage déterminant où l'on mesure que l'affrontement entre l'oncle et la nièce se soldera par la victoire de l'oncle qui , ici, a laissé une dernière chance à Antigone, chance qu'elle ne va pas saisir ; un passage déterminant qui noue encore un peu plus le noeud tragique. 

A vous de construire le plan détaillé en répondant à la question par exemple: qu'est-ce qui dans ce passage resserre le noeud tragique ?