fév.26
Antigone d'Anouilh : extrait 3 de Et vous l'avez fait ...à un roi des bêtes .. Qu'est-ce qu'être roi ?
dans la catégorie Première
Durant une grande partie de la tragédie, Antigone se dresse face à son oncle Créon et interroge notre conception du pouvoir et de la notion de gouvernement juste; Anouilh, en effet, souhaitait insister en créant cette pièce à la fin de la seconde guerre mondiale, au beau milieu de l'occupation allemande de la Capitale, sur la notion de résistance ; Fortement choqué par les affiches de propagande allemande qui présentent les résistants du commando Manoukian comme des terroristes et de dangereux bandits, le dramaturge a choisi,en réadaptant le mythe antique de cette jeune fille qui s'oppose à la Loi au péril de sa vie , de questionner le public français sur ses représentations de la collaboration. En effet, dans cette scène, on trouve de nombreuses allusions à l 'actualité historique de la France occupée; Créon y figure la collaboration, , ceux qui ont dit oui à l'occupation, qui ont cessé de se battre et ont refusé de résister, tandis qu'Antigone symbolise la refus de tout compromis, l'intransigeance et l'absence de compromission. Cet extrait montre le caractère inconciliable des deux personnages qui représentent deux attitudes de l'homme . Nous pouvons dans ce passage analyser le caractère dramatique du face à face et les arguments de Créon qui illustrent les paradoxes de la conception du pouvoir .
Quelle est l'attitude d'Antigone dans ce face à face ? Créon est immédiatement accusé par la jeune femme dès sa première réplique : cette dernière met l'accent sur la les contradictions du personnage de Créon auquel elle reproche de ne pas être maître de ses actes soi disant "vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela être roi . " Cette répartie cinglante illustre l'ironie de la nièce du roi ; Comment un chef d'Etat peut- il agir contre sa volonté ? est-il , parce qu'il gouverne, privé de son libre arbitre et doit il prendre des décisions qui vont à l'encontre de se convictions ou bien, est-ce une excuse pour un gouvernant ? Elle se présente comme une reine et sous- entend que son oncle a été lui, privé de sa liberté; Le contraste apparaît ici par les didascalies internes : "ongles cassés, bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, peur qui me tord le ventre "; L'héroïne pourrait tout aussi bien représenter les résistants arrêtés que la gestapo et la milice française torturent pour les faire parler . En rappelant son rang de reine alors qu'elle n'est que princesse et que son oncle est le roi en exercice , Antigone se hausse ici à son niveau et devient son égale.
Dans sa seconde réplique, elle se montre inflexible et rappelle à son oncle qu'il va devoir "payer maintenant" : Anouilh envisage ici clairement les conséquences de la collaboration et la mauvaise conscience, sans doute qui s'est abattu sur une partie du peuple français ,hostile au départ à l'idée morale d'une collaboration mais qui ont accepté la décision de leurs gouvernants pour maintenir la paix et épargner une guerre longue et qui aurait coûté la vie à des millier d'hommes ; En voyant l(évolution du conflit, certains français devaient songer qu'ils avaient fait le mauvais choix; ce qui explique aussi que les engagements dans la Résistance se ont multipliés au fur et à mesure de l'avancée du conflit et des défaites de l'armée allemande ; Le spectateur peut se demander en qui va consister le prix à payer ici ; Pour le roi, ce sera la perte de ceux qu'il aime: son fils , sa femme et ensuite la condamnation, dans un palais vide , à la solitude éternelle. La formule employée par Antigone: "vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant " a un caractère tragique et rappelle le fonctionnement même de la tragédie : une catastrophe que rien ne peut arrêter une fois qu'elle est enclenchée. Le Oui de Créon marque ainsi pour lui l'entrée dans l'univers tragique .
La troisième intervention de la jeune fille qui répond brièvement à la tirade de son oncle nous ramène à cette inflexibilité qui est sa marque : la didascalie "secoue la tête " illustre ici le refus et la négation. La jeune fille n'essaie pas de raisonner ni d'argumenter ; Elle se présente comme un bloc farouche de certitudes et de volonté : "je ne veux pas comprendre "; Elle montre ici la tpute- puissance de sa volonté ; Alors que Créon prétend lui, ne pas pouvoir agir selon sa volonté, Antigone elle semble gouvernée par cette volonté même ; Ce faisant, elle perd toute compassion devient presque inhumaine ; Il est difficile ici pour le spectateur de savoir s'il admire le personnage ou s'il la trouve trop orgueilleuse et trop hautaine ici. Elle rappelle ensuite la raison de son existence même en tant que mythe : "je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir. Anouilh rappelle à son tour la raison d'être de ce personnage qui depuis l'Antiquité incarne le Non ; Le dramaturge nous ramène également au fonctionnement de la tragédie où chaque personnage joue un rôle défini à l'avance.
Antigone termine le face à face avec deux réparties très courtes : elle remet en cause l'argument de son oncle qui évoque la facilité de dire non en répondant laconiquement "pas toujours " ; En fait, elle risque sa vie et le rappelle ici au spectateur ; Elle accepte de perdre la vie , considéré par beaucoup comme notre bien le plus précieux, simplement pour continuer à dire Non et faire de ce refus sa ligne de conduite . Elle peut évoquer ici la mort terrible de tous les résistants détenus qui ont refusé de parler ; au spectateur ensuite de mesurer la valeur de l'argument que lui opposera alors son oncle : "c'est facile de dire non, même si on doit mourir " . Est-ce vraiment aussi facile de donner sa vie pour continuer à demeurer fidèle à ses convictions et à ses principes ?
La dernière intervention d'Antigone prend , une fois de plus , une dimension ironique . Alors que son oncle se défend en mettant en avant les difficultés inhérentes à l'exercice même du pouvoir et en prenant l'exemple des animaux qui avancent sans se poser de questions toujours prêts à perpétuer leur espèce; sa nièce se moque de lui " Quel rêve ,hein, pour un roi, des bêtes " Cette réplique critique violemment la manière dont le roi envisage la manière de gouverner ; Il faut comprendre ici : quel rêve ce serait pour un roi d'avoir à diriger des animaux à la place des hommes car les animaux ne se posent pas et questions et obéissent aveuglément . Antigone dans cet extrait critique e, une fois déplus, les choix de Créon qui engagent l'avenir de tout un peuple.
Comment ce dernier réagit-il aux accusations de la jeune fille ? Sa première réplique tente de toucher Antigone et fait appel à sa compassion " Alors aie pitié de moi; Vis. " Il rappelle à cette occasion que lui-même a déjà perdu deux neveux dans cette guerre , que son fils est le fiancé d'Antigone donc qu'il va éprouver une peine immense à la voir condamnée par son propre père. Le roi est impliqué à titre personnel dans cette affaire te n'agit pas en simple spectateur ou simplement au titre de représentants de la loi. Il rappelle qu'agir selon la loi lui coûte; Le verbe payer ici répété " c'est assez payé " et ensuite "j'ai assez payé " Le passage de la formule impersonnelle au pronom Je montre bien l'implication du personnage de Créon . Le roi évoque le règne de l'ordre et reprend l'argument selon lequel le peuple a besoin de cet exemple pour respecter la royauté et ne pas se rebeller . Il invoque donc la raison d'Etat qui fait passer les intérêts collectifs d'une nation avant les intérêts personnels d'un groupe d'individus ou d'un particulier . De plus Créon rappelle l'amour de son fils : ce qui pourrait être un argument décisif face à Antigone et pourrait la faire réfléchir et renoncer , par amour, à son sacrifice .
La tirade qui suit montre, grâce à la didascalie initiale, la fureur du roi : il traite d'ailleurs sa nièce de "petite idiote " ; ce changement de ton révèle son exaspération et il démarre son intervention par un juron "bon Dieu " qui lui aussi, trahit qu'il est hors de lui. Il utilise en,suite des formules impersonnelles qui rappellent qu'il a agi, selon lui, par nécessité impérieuse . "il faut qu'il y en ait qui dosent oui te qui mènent la barque " ; Le roi justifie ici sa décision en invoquant l'urgence de al situation du pays grâce à la métaphore de la barque ; La France , ou plutôt , Thèbes , est comparée à un vaisseau qui prend l'eau et pour éviter le naufrage et la mort de ses passagers, faut imprimer un changement de direction; Créon es fabrique ici une image de sauveur providentiel qui évite au pays le pire . Ce sont les arguments qu'utilisèrent les partisans de la collaboration te notamment le chef du gouvernement, le maréchal Pétain , pour faire accepter l'occupation allemande aux français : elle était justifiée par cet argument d'éviter le pire , à savoir la défaite et la ruine du pays. La métaphore est filée avec les mots gouvernail, balotter, prendre l'eau, radeau, cale ... et un second argument est développé par Créon: celui de la sauvegarde de l'intérêt des plus faibles; En effet, face à l aggravait ode la situation, certains s'en sortent mieux que d'autres et n'hésitent pas à mettre les vies de leurs camarades en danger en "pillant la cale" , prenant les provisions d'eau douce et se construisant "un petit radeau confortable " . Le chef d'Etat doit alors protéger le plus grand nombre et pas seulement une poignée de privilégiés; On peut lire , à travers l'image du bateau qui prend l'eau, celui de la France déchirée et envahie par les armées allemandes qui ont enfoncé la ligne Maginot et qui menacent de piller et de brûler Paris; En ordonnât la collaboration, le gouvernement de Vichy pense , sans doute ainsi, protéger une partie du patrimoine français. L'image de la tempête qui met à mal le bateau symbolise la guerre et ses conséquences ; Le roi utilise le terme brute pour évoquer les passagers du bateau et fustige leur égoïsme : "des brutes vont crever toutes ensemble parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau à leurs précieuses peaux et à leurs petites affaires ' Cette expression "petites affaires " signale le mépris du roi pour une telle attitude égocentrique qui représente également; comme on l' a vu, un danger pour l'ensemble du pays; Créon doit donc se situer au-dessus de la mêlée et penser au plus grand nombre, aux plus faibles et aux plus démunis: ceux qui comptent sur l'Etat pour subvenir à leurs besoins et pour les protéger. face à l'urgence il a fallu prendre une décision sans trop réfléchir aux conséquences sinon "la montagne d'eau aurait submergé le navire " . Par analogie, et un peu par glissement , nous passons de la tempête et de la vague meurtrière , au vocabulaire militaire avec l'arrivée de la guerre "on gueule un ordre et on tire dans le tas " Le roi justifie ainsi les crimes commis durant les batailles : pour sauver sa peau ; Les hommes devenus combattants perdent ainsi leur humanité et du coup 'leur nom" : ils ne sont plus que des obstacles sur le chemin du bateau ; Sa tirade se termine par une adresse à Antigone : Créon sollicite sa compréhension mais cette dernière refuse de chercher à le comprendre .
La dernière tirade du roi adopte une autre stratégie d'argumentation ; Créon revient sur la morale du l'action et sur la nécessité d'agir dans l'urgence, sous la pression des événements et face à l'imminence de la catastrophe. Cette fois ce sont les métaphores du travail physique qui vont se substituer à l'action de gouverner et de dire oui ; "suer, retrousser ses manches et empoigner la vie à pleines mains " sont , selon Créon, du côté du oui ; Le roi se présente alors comme un travailleur manuel, un travailleur qui accomplit une besogne difficile; Par ces images, il suscite la compassion des spectateurs . Par contraste avec cette difficulté , il présente les partisans du non comme des "lâches " qui refusent justement la difficulté et choisissent la solution de facilité "attendre pour vivre attendre même pour qu'on vous tue" ; Pour lui, dire non condamne les hommes à l'immobilisme qu'il traduit par la notion d'attente ; dire non selon Créon prive l'homme de l'action et il oppose le dynamisme te l'engagement de partisans du oui avec une sorte de passivité des partisans du non. Pour conclure sa tirade, il prend l'exemple de la Nature où selon, lui , il est impossible de dire Non . Ce qui revient à nous faire penser que dire non est antinaturel; "Tu imagines un monde aussi où les arbres auraient dit non contre la sève.." Cependant on peut rétorquer ici au personnage de Créon qu'il compare deux éléments qui ne sont pas identiques; dans la Nature, la croissance n'est pas choisie pais relève d'un déterminisme biologique alors que l'homme est une créature qui possède un libre-arbitre et qui peut donc effectuer des choix; Nous ne sommes pas uniquement mus par nos instincts à la différence des plantes et des animaux qui , sont certes des êtres vivants dotés d'une forme de sensibilité mais chez lesquels l'instinct est largement dominant.
En conclusion, Créon tente ici de stigmatiser les partisans du Non et de convaincre le spectateur qu'Antigone adopte une attitude regrettable et égoiste en s'opposant à lui et à sa volonté. Il essaie de la faire passer pour une irresponsable, une entêtée qui choisit la facilité et qui se montre lâche car selon lui, dire oui est une décision plus courageuse que maintenir un refus obstiné; il tente de discréditer pour le spectateur le Non d'Antigone et de justifier sa propre décision ; Lequel l'emportera ; l'avantage ici semble revenir à Créon mais Antigone n'a pas encore dit son dernier mot.