Situation  du passage ; il s'agit du début du chapitre X ; après avoir été enfin reçu , à Versailles, par le commis de Monsieur Alexandre, lui même commis de Monseigneur de Louvois, ministre de la guerre, ,l’Ingénu est arrêté par la maréchaussée et jeté en prison il se sent bien mal récompensé des services rendus à la France ; il ignore alors que deux lettres accusatrices sont arrivées en même temps que lui ; la première adressée au Père de La Chaise par l'espion jésuite qui a dîné à Saumur relate qu'il a pris le parti des huguenots ; la seconde écrite par l'abbé de Saint Yves le décrit comme un dangereux criminel qui cherche à « brûler les couvents et enlever les filles » . Dans sa cellule de la Bastille , il fait la connaissance de Gordon, un solitaire de Port Royal.

Analyse du passage à étudier

La composition de l'extrait ?

Le passage est composé d'un mélange de style direct, une bonne partie de dialogue et quelques commentaires du narrateur. On y retrouve le regard de l'Ingénu, ses nombreuses questions, son étonnement qui nous font comprendre ce que pense Voltaire de l'idéologie janséniste.

L'accueil du prisonnier est chaleureux : le chapitre débute par des paroles de bienvenue de Gordon dont les effets sont plaisamment soulignés par Voltaire : il compare, en effet, le discours de Gordon à des gouttes d'Angleterre , un puissant remède qui permet de lutter contre les étourdissements.

Le jansénisme remis en cause ?

Le vieillard , qui tient des propos dramatiques, se veut pourtant rassurant car il semble s'en remettre pour tout à la volonté divine : Dieu , selon la théorie janséniste, pourvoit au salut de l’Ingénu et tout ce qui lui arrive est voulu par Dieu (doctrine de la providence dite aussi providentialisme) : ce discours qui résume le point de vue des jansénistes est aussitôt contredit de manière humoristique par l’Ingénu qui évoque une intervention diabolique pour justifier la suite de ses malheurs ;  « je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée » (l  28 ). Les jansénistes refusent, en effet de croire que Dieu peut être à l'origine du Mal et ils justifient les malheurs par une volonté divine dont la cause nous est inconnue. Ainsi Gordon explique à l'Ingénu que tout ce qui lui est arrivé : « du lac Ontario en Angleterre et en France.. » est arrivé pour son salut.

Quand il évoque le destin tragique de ceux qui « partent d'un hémisphère pour aller se faire tuer dans l'autre » ou de «  ceux 'qui sont mangés des poissons » l'Ingénu affirme « je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens là » : cette répartie satirique du héros montre bien que Voltaire critique ici la position de ceux qui prétendent comme Gordon que les malheurs comme les bonheurs sont nécessairement voulus par Dieu ; gracieux ici doit être compris comme un renvoi à la doctrine de la grâce telle que la conçoivent les jansénistes.

Le personnage de l’Ingénu émet ainsi des réserves sur l'idéologie janséniste et notamment sur les explications que les jansénistes fournissent aux hommes pour les consoler de leurs malheurs ; la devise de Gordon : «  Adorons la Providence qui nous y a conduits , souffrons en paix » n'est pas du tout celle que Voltaire avait adopté.

On retrouve ainsi le prolongement de la critique des positions de Leibniz dans Candide. En effet, Pangloss professait lui aussi que tout est toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes mais les malheurs du héros Candide comme ceux de notre Ingénu, prouvent le contraire. « Je suis à la vérité bien surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre » fait remarquer malicieusement le héros. L'étonnement de l'ingénu marque ici , comme dans l'ensemble du conte, la réprobation de Voltaire contre de telles doctrines.

L'opposition sauvages /civilisés ?

Voltaire en profite, dans ce passage, pour se moquer de l’opposition entre gens civilisés et sauvages : les premiers , essentiellement les européens, sont qualifiés de « coquins raffinés » : ils dissimulent leur cruauté sous des artifices alors que les peuples des nations supposées « sauvages » sont des « gens de bien grossiers » c'est à dire incapables de faire le mal avec autant de raffinement. L'ingénu , lorsqu'il évoque les Hurons les nomme « compatriotes d'Amérique » et les considère comme incapables de se comporter comme des Européens : « ne m'auraient jamais traité avec la barbarie que j'éprouve » . L'auteur va ainsi contre les idées reçues qui font des Sauvages des barbares et des Européens des êtres civilisés, aux mœurs plus raffinées. Le raffinement s'opère dans le Mal.

Le personnage de Gordon ? ( vu en classe)

il est présenté comme un saint homme ; ses qualités sont citées en premier lieu ainsi que ses aptitudes  : « supporter l’adversité et consoler les malheureux »

Il a l’air sympathique et réserve un accueil chaleureux à l’Ingénu : « air ouvert et compatissant« 4 ; il l’embrasse l 5 ; néanmoins on remarque une pointe d’ironie car il lui expose les faits de manière dramatique en décrivant le cachot comme un « tombeau » et évoque leur situation au moyen d’une hyperbole à caractère religieux : un abîme infernal » ; (8) Ces paroles n’ont donc rien de rassurant et l’attitude de ce personnage peut sembler quelque peu étonnante : il ne se plaint jamais, demeure « frais et serein » (1) comme si son incarcération ne laissait aucune trace sur son visage ; et fait preuve d’un stoïcisme à tout épreuve ; l’affirmation « je n’ai jamais eu un moment de mauvaise humeur » (47) peut toutefois nous intriguer et mettre en évidence une exagération qui trahit le côté caricatural du personnage ; c’est en fait à certains aspects du jansénisme que Voltaire s’attaque à travers le personnage de Gordon.

Quelle critique du jansénisme ?:

Dans la suite du conte, Voltaire montrera que Gordon s’humanise et apprend à ressentir des émotions ; Voltaire reproche aux tenants de cette doctrine de se considérer comme des « machines de la providence » et d’oublier un peu leur dimension d’êtres humains. D'ailleurs l' Ingénu reprend ironiquement le terme machine pour désigner l'être humain dans sa globalité quand il demande à Gordon , un peu plus loin « pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. » Le terme philosophique machine est à prendre ici au sens de mécanique, sans âme ; L’affirmation de Gordon : « tout est physique en nous » est à relativiser ; en effet, l’homme ne se réduit pas à une simple enveloppe corporelle ou à une simple suite de réactions chimiques ; il est composé d’un corps et d’un esprit et d’une conscience qui lui font dépasser sa condition de « machine »

Voltaire rappelle également au cours de la conversation des deux prisonniers, la querelle de la grâce efficace qui selon Gordon est la cause de son emprisonnement ; à la différence des jésuites, les jansénistes pensent que seuls les élus de Dieu seront sauvés et que l’homme ne peut acquérir seul son salut simplement par ses bonnes actions ; ils croient en la théorie de la prédestination que combat fortement Voltaire ; en effet, le patriarche de Ferney est un homme de combat et il ne conçoit pas qu'on puisse accepter l'injustice sans réagir et sans lutter. Voltaire reproche à ceux qui comptent sur Dieu pour agir à leur place de ne pas faire usage de leur liberté . 

L'importance du contexte historique ?

En réalité, au dix-huitième siècle, à l’époque où Voltaire rédige son conte philosophique, les jansénistes sont surtout soupçonnés d’être des opposants politiques au pape dont ils contestent la suprématie et surtout de compter dans leurs rangs de farouches opposants   à la monarchie absolue ; ils sont  plutôt favorables à une monarchie de type parlementaire et défendent la liberté de la justice par rapport au pouvoir exécutif ; C'est pour ces raisons que le pouvoir politique les a combattus et exterminés, en se servant  de querelles religieuses qui apparaissent davantage comme de simples prétextes.

Les parlements et notamment celui de Paris sont en rébellion constante contre le pouvoir monarchique.  L'action en faveur du jansénisme prend donc toute sa place dans leurs luttes. D'ailleurs, l'arme des jansénistes pour contester, à la fois le roi et le pape est une arme juridique . Il s'agit de protester contre une injustice, de dénier au pape ou à un évêque le droit d'exercer son autorité sur un point précis. Les appelants portent leurs revendications devant le Parlement, organe de justice où les magistrats jansénisants déploient alors leur art oratoire et un arsenal juridique important pour mêler la question janséniste à la défense de l'indépendance des parlements et s'accorder le soutien des parlementaires gallicans , réfractaires au pouvoir royal[. Sur le plan quantitatif, le poids des jansénistes est modeste. Pour Paris, il s'agit d'environ un quart des magistrats dans les années 1730.

La vision de l’Ingénu ?

Ce personnage, grâce à ses remarques et à ses interventions, permet à Voltaire de donner son point de vue sur les querelles religieuses et leur inanité. Il montre ainsi à quel point les dogmes rendent les hommes prisonniers de leurs différences alors que s’ils faisaient preuve d’un peu plus d’ouverture d’esprit, ils se rendraient compte que derrière les querelles religieuses sont tapies les querelles politiques et que les puissants se servent souvent des différences pour diviser les hommes et les utiliser en leur faisant croire qu’ils sont au service de leur cause. Voltaire dénonce le machiavélisme des gouvernants en montrant ironiquement comment le roi passe pour un pénitent du père de La Chaise dont le nom rappelle d’ailleurs l’activité principale des jésuites:’écouter les confessions des grands (qui s'effectuent sur des chaises qu'on appelle des Prie-Dieu-) et ainsi, en connaissant parfois leurs secrets et leurs doutes, de posséder une forme d’influence sur eux.

L’ingénu est donc un personnage qui grâce à son « grand fonds d’esprit » va révéler certaines vérités cachées. On dit de ces personnages qu’ils ont une fonction déceptive :ils révèlent ce qui était caché sous des apparences trompeuses. Voltaire montre également son désir d’apprendre et la nécessité de transmettre un savoir acquis pour permettre à la connaissance de progresser grâce notamment au développement de l’esprit critique. L’Ingénu va ainsi faire de « profondes réflexions «  sur ce qu’il apprend : « dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. » Les  intuitions ne suffisent pas: il faut les faire accéder à la conscience et les exprimer clairement grâce à la connaissance.

D'ailleurs l'Ingénu admet qu'il a besoin de réfléchir : « je fais réflexion » dit-il et il finira , un peu plus loin dans le passage par conclure que tout ceci lui paraît « bien étrange »

Les cibles de la critique ?

Certains points de la doctrine janséniste , le fait de toujours vouloir justifier les malheurs par une cause divine, les lettres de cachet , la Providence.