Le registre tragique est déjà très présent au début de la pièce et nous allons montrer en quoi ce passage est déterminant pour la suite de la tragédie et comment il instaure une réflexion politique d'une nature un peu différente de celle de la tragédie grecque. Cette scène est composée d'un échange dialogué entre le roi  de Thèbes Créon, oncle d'Antigone et un garde prénommé Jonas qui joue le rôle de messager porteur d'une bien mauvaise nouvelle. Quel est le rôle de ce garde ? 

 Messager tout d'abord, il instaure le lien entre les événements qui se déroulent hors-scène et le plateau sur lequel évoluent les comédiens et qui est censé représenté le  palais de Créon. Ce garde va donc faire le récit des faits rapportés : il ne laisse aucun doute à Créon sur la nature du forfait "c'est quelqu'un qui savait ce qu'il faisait " l 5 et avoue rapidement le peu d'indices dont ils disposent ; Toutefois , la plupart de ces indices sont révélateurs pour le spectateur; Ainsi la mention d'un "pas plus léger qu'un passage d'oiseau (l 10 ) rappelle que précédemment la nounou d'Antigone  avait utilisé pour la nommer différents noms d'oiseaux comme mon pigeon, ma petite mésange, ma colombe et ma tourterelle. De plus, le second indice fait état d'une pelle retrouvée sur place "une petite pelle d'enfant toute vieille, tout rouillée " ( l 13 ) et Antigone répète sans cesse qu'elle se sent encore trop petite ce matin . 

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Antigone et sa nourrice

En plus de son rôle de messager, le garde apporte également à la pièce une dimension comique qui allège l'atmosphère tragique par moments et permet aux spectateurs de se détendre un peu : Jonas peut faire sourire à cause de sa servilité : il ne cesse de répéter chef au début de chacune de ses répliques et cette répétition a un effet  comique : Rien chef, l 9, chef , 35, a personne chef, 41 , on n'a pas parlé chef 51. Les gardes dans la pièce sont considérés comme de simples auxiliaires du pouvoir et exécutent les tâches qui leur sont confiées sans manifester d'état d'âme. Pourtant Jonas est manifestement inquiet : il gueule (l 51) lorsque le roi le menace de le faire tuer s'il parle de sa découverte  et les didascalies indiquent qu'il "sue à grosses gouttes et bafouille ) 54. Il craint le conseil de guerre et on voit ici un autre rôle de ce personnage .

Le garde, comme le prologue d'ailleurs, fait partie de la modernisation de la tragédie antique : en effet, Anouilh a accordé au personnage plus d'importance que Sophocle; Jonas a également pour fonction de rappeler le contexte historique de création de la pièce d'Anouilh . C'est certes un garde antique au départ mais les allusions au conseil de guerre, le mot chef lui-même, le grade  de première classe ( 39 ) , et le patronyme Durand (l 36) rappellent que nous sommes en 1944 et dans un contexte de guerre. La peur de mourir du garde , vue sous cet angle, peut sembler pathétique et sincère " j 'ai deux enfants; Il y en a un qui est tout petit " s'exclame-t-il pour attendrir Créon .

En face de ce garde qui semble sincèrement effrayé, Créon parait d'abord en colère mais ensuite son ton change comme l'indique la didascalie " rêve un peu " l 17 ; Ses deux premières répliques sont constituées de phrases interrogatives : il tente de s'assurer de la réalité des faits et s'indigne qu'on ait pu vouloir défier son autorité: " qui  a osé? qui a été assez fou pour braver ma loi ? " Les verbes oser et braver nous placent sur un terrain affectif : le roi ressent ce geste comme une offense personnelle qui porte atteinte à son pouvoir et de ce fait, met en danger la Cité toute entière. 

Le mot enfant pour désigner l'auteur du geste sacrilège  déclenche dans son esprit une méditation sur la fragilité du pouvoir et les risques encourus par ceux qui en exercent la charge. Il est confronté à une opposition qui paraît d'autant plus puissante qu'elle est présentée en train de sortir de partout et de miner les fondations de son pouvoir. Ce verbe miner (l 18 )  est imagé et il renvoie aux bases de son autorité que quelqu'un est en train d'essayer de saper comme quand on pose des mine pour détruire l'avancée de son ennemi. Créon se sent menacé à la fois par les aristocrates  (les amis de Polynice  19 ) qui détiennent de l'or et se servent de leur argent pour tenter de déstabiliser le royaume ou d'y imposer leurs partisans ; en Grèce la ploutocratie désignait le type de régime politique où seuls ceux qui sont riches peuvent gouverner ; en face de ces riches citoyens , la plèbe revendique elle aussi un part du pouvoir ; la mention puant l'ail peut paraître péjorative d'autant que le roi souligne que les "chefs de la plèbe " s'allient soudainement "aux princes " . Anouilh montre à travers cet exemple d'une alliance entre le peuple est les Princes que la plupart des gens sont prêts à toutes les compromissions pour obtenir une parcelle du pouvoir. La critique du pouvoir religieux est également présente avec ces prêtres "essayant de pêcher un petit quelque chose au milieu de tout cela" l 22   Le verbe pêcher ici traduit un désir de s'emparer de ce qu'on peut sans trop savoir véritablement ce qu'on cherche . 

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Créon expose ensuite ses craintes face à ce tueur à la gueule d'enfant . L'expression "avec sa gueule de tueur appointé " fait davantage penser à un tueur professionnel, et contraste avec l'innocence habituellement associée à l'enfant; Dans  sa tragédie, Anouilh construit une opposition entre deux mondes symboliques représentés par le conflit Créon/Antigone : le monde de la vieillesse qui est celui des compromis et des obligations et celui de l'ardeur de la jeunesse qui est le monde où est prêt à mourir pour des idées ou des idéaux. Antigone est à la tête du parti des jeunes épris d'absolu alors que Créon est passé du côté des vieillards frileux .Anouilh prête alors au roi des paroles qui évoquent allusivement l'embrigadement et le conditionnement de la jeunesse notamment au sein du parti communiste qui connait un essor considérable depuis les années 30 avec notamment la victoire du Front populaire en 1936. Il mentionne le parti avec la phrase "une innocence inestimable pour le parti " et le spectateur de l'époque peut penser à l'enrôlement soit dans les jeunesses hitlériennes des adolescents allemands soit au méthodes de recrutement du Parti communiste français ou des autres partis d'ailleurs qui ciblent les jeunes et leurs idéaux. On sent l'ironie dans les propos du roi mais on ne sait pas au juste si elle est destinée à fustiger l'idéalisme des jeunes ou la propagande de certains partis : " un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes fusils" Créon sait que le public prendra fait et cause pour ce tueur qui aura alors la réputation d'un martyr grâce à son mépris de la mort ; cette attitude bravache peut rappeler celle de certains combattants . Les dernières phrases de la tirade du roi révèlent qu'il craint de passer pour un coupable et que la situation va lui donner ce mauvais rôle : " un précieux sang bien frais sur mes mains , double aubaine." Anouilh transforme l'expression "avoir du sang sur les mains " qui signifie être responsable de la mort de quelqu'un et montre avec l'adjectif précieux que cette mort va être utilisée par les adversaires politiques de Créon : c'est donc pour eux qu'elle constitue une aubaine, c'est  à dire une occasion favorable de s'emparer du pouvoir et de renverser le roi.

Créon évoque même la présence de "complices " dans la garde : il se sent menacé et cerné de toutes parts par ceux , fort nombreux qui convoitent le trône; il ignore que pour lui le danger est d'une autre nature et vient de sa propre famille ; Antigone ne cherche nullement à renverser le trône mais en contrevenant aux ordres royaux, elle met en péril l'autorité du roi et fait vaciller son pouvoir . Il n'hésite pas à menacer de mort les gardes s'ils ébruitent la nouvelle : "vous mourrez tous les trois" lance-t-il (ligne 50 ) 

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En conclusion,cette scène nous montre un roi inquiet et quelque peu angoissé à l'idée que son pouvoir soit menacé et une dimension comique discrète mais bien présente et qui nous renvoie à l'actualité de spectateurs ; Anouilh adapte la tragédie de Sophocle à des enjeux contemporains et fait de la figure du roi  le symbole des compromissions liées à l'exercice du pouvoir ; Il développera ainsi au moyen de l'opposition entre Antigone et son oncle l'antagonisme entre celui qui oeuvre pour le bien commun en opérant des choix nécessaires et celle qui , éprise d'absolu, n'est prête à aucune concession. Le roi ne sait pas encore que c'est sa nièce qui a enfreint ses ordre mais cette découverte est imminente.