INTRODUCTION

Dramaturge de l'entre – deux guerres, il connaît le succès avec Siegfried en 1928,  puis avec Amphytrion 38 en 1929, viendront ensuite Electre et bien sûr La guerre de Troie n'aura pas lieu. Sa rencontre avec Louis Jouvet, un célèbre acteur et metteur en scène avec lesquels il monte ses pièces contribuera à son succès. Son écriture théâtrale originale s'inspire des mythes antiques et les mêle aux inquiétudes modernes.Il introduit dans ses tragédies un monde poétique, plein de fantaisie, un peu précieux et aussi la dérision avec des passages ludiques, anachroniques qui atténuent le pathétique de ses pièces.Créée dans l'entre – deux guerres, à une période où Giraudoux, éprouvé comme Giono par les massacres de la première guerre mondiale, sent la montée en puissance d'Hitler et avec elle la menace d'une autre guerre, la pièce en porte la marque.

En reprenant l'histoire de l'Iliade d'Homère, Giraudoux imagine que les Troyens attendent une délégation grecque dirigée par Ulysse qui doit demander raison de l'enlèvement d'Hélène par Pâris. Hector supplie son frère de laisser repartir Hélène pour éviter la guerre dont il est las car il en revient tout juste. Mais les vieillards de la ville , le belliqueux Démokos et le roi Priam ne l'entendent pas ainsi,. Dans ce passage, Andromaque, la femme d'Hector, cherche à faire changer d'avis son royal beau-père. Le dialogue qui oppose les deux protagonistes est bien représentatif du débat qui agite toute la pièce, à savoir : « faut –il déclarer la guerre de Troie ? ». Ici les arguments des deux parties apparaissent nettement au sein du débat qui traite autant de la guerre de Troie que de la guerre en général. Nous pourrons nous demander comment le dramaturge parvient à donner à cette délibération sur la guerre de Troie une dimension intemporelle.

 

I Une délibération sur la nécessité de la guerre

    Le dialogue met en présence deux thèses, celle d' Andromaque opposée à la guerre, et celle de Priam, le roi favorable à sa déclaration. Le spectateur pourra délibérer sur la pertinence des arguments en présence.

A/ L'argumentation d'Andromaque pour le pacifisme

1er argument : l'argument affectif : « si vous avez cette amitié pour les femmes[...]Laissez – nousnos maris... »La guerre éloigne hommes et femmes, elle ne doit pas avoir lieu au nom de l'amour.

2ème argument :réfutation de l'argument de la nécessité de la guerre pour la virilité des hommes : « Pour qu'ils gardent leur agilité et leur courage, les dieux ont crée autour d'eux tant d'entraîneurs vivants ou non vivants. » Pour prouver son courage l'homme n' a pas besoin de se battre contre son semblable à la guerre, il a les forces de la nature. Andromaque se réfère aux dieux qui dans la Grèce antique constituent un argument d'autorité ; plus largement cette référence signifie que c'est dans l'ordre de la nature qui a bien fait les choses. Elle a prévu que l'homme puisse dépenser son énergie, son besoin de combat dans l'affrontement avec les éléments (« Quand ce ne serait que l'orage ! »)et contre les bêtes (« Quand ce ne serait que les bêtes ! »). Elle emploie les termes d' « agilité », d'« entraîneurs », d'« émule » et d' « adversaire » pour parler d'eux plaçant ainsi la guerre sur le plan d'un besoin d' activité physique et non plus d' une activité noble pour défendre la patrie : « Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères,  sont les plus sûrs garants de la vue perçante de nos maris que l'autre cible, le cœur de l'ennemi »(l.12 –16). On voit ici l'équivalence établie entre une « cible » et « le cœur ». Elle dégrade l'idée de guerre en la ramenant à un entraînement physique, ici exercer l'acuité visuelle. Andromaque s'exprime avec assurance comme le montrent les phrases assertives : « Aussi longtemps qu'il y aura des loups, des éléphants, des onces, l'homme aura mieux que l'homme comme émule et comme adversaire »(l.9 –11). Elle cherche à donner à son propos une portée générale, les références aux divers animaux concernent plusieurs types de pays.

3ème argument :  la guerre tue l'ennemi et les proches : « Pourquoi voulez – vous que je doiveHector à la mort d'autres hommes »(l.19 – 20) interrogation rhétorique qui présente l'affirmation comme une évidence. La métonymie pour désigner l'ennemi « le cœur de l'ennemi emprisonné danssa cuirasse »met l'accent sur son humanité .

4ème argument : la guerre tue les plus courageux et épargne les plus lâches (2ème réplique d'Andromaque)pire elle les honore : « Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort »( l.36 – 37). Elle dénonce ici les faux – semblants et elle recourt à un raisonnement logique qui montre que « Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté ». Elle préfère la fierté d'un mari vivant plutôt que la gloire posthume : « Comment un pays pourrait – il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ? »

Conclusion en forme de question rhétorique : la guerre fait perdre à un pays ses forces vives (ses meilleurs combattants) et son honneur ( puisqu'on honore les plus lâches).

L'argumentation d'Andromaque est fondée sur l'amour, elle prône la paix au nom de l'amour et elle a une conception de la bravoure qui n'est pas celle de Priam.

B/ L'argumentation de Priam en faveur de la guerre

  Priam renverse les arguments d 'Andromaque :

1er argument : La guerre est une nécessité, elle permet de garder l'honneur d'un peuple y compris pour les femmes à qui il s'adresse (pour répondre à Andromaque qui lui demandait de faire quelque chose pour les femmes), elle préserve la vie d'un peuple qui risque de perdre sa liberté : « Savez – vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? » Les termes « belles et vaillantes » font référence à la possibilité d'être heureuses et libres.

 Il utilise  un raisonnement hypothétique qu'il développe en deux temps pour montrer cette nécessité : « S'ils avaient été paresseux aux armes, s'ils n'avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elles, c'est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. » A noter la montée en crescendo des subordonnées hypothétiques (avec allongement  dans le deuxième groupe) puis la chute brutale avec la principale qui est courte et suggère ainsi que l'on se heurte aux nécessités : l' absence de la guerre entraînerait les femmes à la réclamer.

 2ème argument : La tradition de la guerre est ce qui entraîne le courage des hommes

 « C'est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers »(l. 23- 24). L'énumération en rythme ternaire rappelle que les guerres existent à chaque génération et qu'elles sont donc consubstantielles à la vie des hommes ; il part des plus proches, les maris, et va aux plus lointains, les aïeux. La guerre est donc une tradition. Elle donne sens à la vie : « cette occupation terne et stupide qu'est la vie se justifie soudain et s'illumine par le mépris que les hommes ont d'elle »( l.25 – 27). Les verbes « justifie » et « illumine » montrent que la vie a un autre éclairage et prend un autre sens dans le dépassement de soi pour la patrie. Etre prêt à se battre oblige à se détacher de sa propre vie, à se dépasser  pour atteindre une dimension plus grande qui dépasse le simple destin humain, c'est ce qui donne du courage aux hommes : « Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici – bas, c'est d'oublier qu'on est mortel »(l. 29 – 30). L'anacoluthe présente comme inéluctable le choix de se battre ; les termes « immortel » et « mortel » se répondent en antithèse.

3ème argument : Refuser la guerre est une lâcheté.

« la première lâcheté est la première ride d'un peuple »( l.40 – 41). Pour Priam, refuser de se battre peut mettre la patrie en danger comme le suggère la métaphore de la ride, signe de vieillesse et donc de faiblesse.

 Priam prône donc la guerre au nom de l'honneur et il considère qu'un peuple est courageux quand se  maintient la tradition de la guerre et que ses hommes méprisent la vie au nom d'un idéal supérieur.

    Les deux prises de position,  argumentées de façon relativement équilibrée, émanent de deux conceptions philosophiques différentes que Giraudoux soumet à la réflexion du spectateur. Andromaque, plutôt humaniste croit en l'homme et à son accord avec la nature, elle refuse une guerre qui vient rompre cet équilibre. Priam, plutôt nationaliste croit en une guerre qui permet à la nation de se maintenir et aux hommes de se dépasser.

 

II Un échange théâtral vivant

 La dynamique d'un dialogue saisi dans le quotidien des héros ainsi que  le choix de personnages et de registres opposés permettent aux idées de s'incarner de façon vivante.

A/  Des personnages opposés : une femme, un homme ; une jeune, un homme âgé ; une épouse

 Andromaque : elle incarne le point de vue des femmes et sa stratégie de persuasion est féminine

-elle parle au nom de toutes les femmes « Si vous avez cette amitié pour  les femmes » (l.2) / « Ecoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix »(l.3)/ « nos maris » (l.4) « nous les femmes »(l.13)

- elle est lyrique : son exaltation ( exclamatives), son langage poétique( l'image des « entraîneurs vivants et non vivants », la désignation de l'ennemi par la métonymie du  cœur « emprisonné dans sa cuirasse », l'énumération des bêtes + les détails donnés : « Tous ces grands oiseaux qui volent autour de nous, ces lièvres dont nous confondons le poil avec les bruyères ») , sa référence à la nature, son implication personnelle (expression de ses sentiments pour Hector : « Chaque fois que j'ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l'ai remercié. Je savais qu'il mourait pour Hector »l.17 – 19) et les marques de sa sensibilité.

- elle a recours au pathétique :  cf apostrophe pour apitoyer Priam + supplication « Mon père, je vous en supplie. »l.1) et injonctions larmoyantes (» « Ecoutez ce que ... » « Laissez nous...  (l. 2 – 4))

Sa spontanéité, le pouvoir émotionnel de sa prise de parole ainsi que son lyrisme concret touchent le spectateur.

Priam : il incarne le point de vue des hommes, il a un discours viril, il est le chef de la cité ( c'est le roi, celui qui décide de la guerre, qui a la responsabilité des décisions).

  - il répond à toutes les femmes cf l'énonciation où « savez – vous pourquoi vous êtes là » et  il parle au nom des hommes « vos maris et vos pères... »

  - son raisonnement est plus froid que celui d'Andromaque : les termes d'articulation logique mis en avant «  C'est parce que ... » (l.23) « S'ils...s'ils... »

 - il adopte un registre didactique : cf questions / réponses, termes affectueux qui placent Andromaque en position d'inférieure « ma petite chérie », maximes avec emploi de présents de vérité générale : «  Il n' y a pas deux façons de se rendre immortel ici- bas, c'est oublier qu'on est mortel », « La première lâcheté est la première ride d'un peuple ». Ces formules assertives marquent la certitude de celui qui sait et qui explique à celui qui ne sait pas.

  - il a des valeurs masculines : l'honneur, le courage VS la lâcheté.

Priam a une rhétorique moins passionnée que celle d'Andromaque. L'efficacité de son discours vient de sa capacité à renverser les arguments d'Andromaque et à user de formules lapidaires comme celle de sa dernière réplique.

B/ Un échange vivant

- un dialogue pris dans une action puisque leur discussion aura un impact sur les choix qui seront faits : s'engager dans la guerre ou non

- enchaînement d'arguments et de contre – arguments : Priam répond à l'accusation de vouloir faire mourir Hector, Andromaque réplique à l'argument de l'immortalité

- Un dialogue simple entre deux personnes de la même famille cf termes affectueux : « Mon père »(l.1), « Ma petite chérie »(l.21), « Oh ! justement père » (l.31) , « Ma fille » (l.40)

 - Une tolérance et un équilibre des points de vue.

 - Des registres variés : lyrique, pathétique, didactique

  L'échange joue à la fois sur la différence un peu stéréotypée entre le pacifisme féminin et la virilité guerrière et sur le recours à des stratégies argumentatives différentes : Andromaque est davantage dans la persuasion et le lyrisme tandis que Priam est dans la conviction et le didactisme. Ces oppositions ont l'intérêt de faire apparaître nettement les idées et de leur donner vie. Mais l'art de Giraudoux consiste aussi à faire de ce débat ancré dans l'histoire antique une discussion universelle sur la question de la nécessité de la guerre.

La double énonciation théâtrale permet de se demander quel est le point de vue de Giraudoux : l'argumentation de Priam apparaît plus lapidaire, c'est lui qui a le dernier mot mais Andromaque a du talent  et touche fortement le spectateur. Ce qui est sûr, c'est que Giraudoux veut faire réfléchir le spectateur et donner au débat une portée universelle...

 

III Une portée intemporelle et universelle

   La réécriture du mythe infléchit la portée de la réflexion.

A/ Une tragédie antique revisitée

Le mythe grec de la guerre de Troie = moyen de dramatiser une actualité de l'époque et de lui donner du poids.

Andromaque femme d'Hector, Priam, roi troyen évoquent tous deux la célèbre histoire de la guerre de Troie, la guerre de référence des occidentaux.

- le mythe donne à la pièce et à la scène une dimension plus conséquente, il inscrit le problème de la guerre dans une dialectique plus grande que la simple contingence temporelle. Il place l'homme dans un destin qui le dépasse.

B/Une tragédie moderne :

- des personnages de tragédie : un roi, une princesse./ un registre pathétique ( évocation des conséquences de la guerre)

-  Mais un langage familier, des termes affectueux qui ne sont pas du registre de la tragédie.

- Des relations entre les personnages qui sont simples : pas de respect des grades, de l'étiquette

-  des images de référence intemporelles : les images animales chères à Andromaque. Elles placent l'homme dans son rapport éternel à la nature.

C/ Une préoccupation de l'époque : la guerre.

Giraudoux traite de préoccupations de l'époque avec la distance que donne le théâtre. Il donne à réfléchir avec le recul du temps par le choix du mythe. Il évite de traiter les questions particulières pour montrer que la guerre est une question qui dépasse les simples contingences d'une époque mais qu'elle concerne quelque chose de plus profond    / Une réflexion générale sur ce qui pousse l'homme à la guerre : les pulsions meurtrières et l'envie de se sublimer pour atteindre l'éternité.    

      Le choix de la guerre de Troie pour parler des préoccupations de 1935 et le souci qu' a Giraudoux de mettre au jour ce qui  dans le psychisme humain porte à la guerre confèrent au dialogue écrit dans une langue moderne une dimension universelle qui dépasse le cadre de la tragédie grecque et même celui de l'époque dans laquelle il a été écrit pour prendre une dimension intemporelle.

CONCLUSION : A travers ce dialogue théâtral qui propose un débat entre deux héros de tragédie qui incarnent des positions opposées, Giraudoux exprime la difficulté de délibérer sur la guerre. En effet, les deux points de vue sont argumentés et se justifient mais tous deux font apparaître un certain pessimisme sur la nature humaine animée de pulsions agressives et de volonté de puissance. Le dialogue s'inscrit dans l'histoire antique de Troie mais il prend une dimension plus large grâce à une réécriture moderne du mythe. Dans le contexte de la deuxième guerre mondiale qui se prépare, Giraudoux a voulu atteindre l'universel pour permettre au spectateur de réfléchir et de faire ses choix en toute connaissance de cause. Le théâtre permet de mettre à distance les problèmes pour mieux les juger, Giraudoux estime d'ailleurs, comme de nombreux dramaturges, qu'il a une fonction édificatrice, il disait en 1941 dans son Discours sur le théâtre  : « Le spectacle est la seule forme d'éducation morale et artistique d'une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble  et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et sessaints, des sentiments et des passions. »On peut espérer que le théâtre par sa fonction distrayante puisse assumer encore longtemps cette fonction instructive pour peu que le public continue à y aller...