Quel rôle joue ce passage dans le parcours et l'évolution du personnage de Georges ? quelles est sa fonction dramatique? symbolique ? comment la guerre  fait-elle irruption ici au coeur du théâtre et de la représentation ? Tout d'abord ce passage représente la véritable découverte de la guerre par Georges, leur premier véritable contact ; Le passage décrit d'abord les réactions des acteurs avant d'analyser ce que ressent Georges à ce moment précis ;

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La guerre  prend ici la forme de violentes explosions et se caractérise tout d'abord par un mouvement de panique : "ils hurlaient en arabe" : confrontés  au danger à la mort,  les hommes reviennent immédiatement à leurs langues natales. D'emblée le lecteur est plongé dans la mêlée par une successions de phrases courtes comme des notations des positions de chacun. Chaque prénom est associé à une position :  George est "allongé" Yevkinée "blottie " contre lui et "sanglotait". Madeleine "pleurait" et Nabil "priait à genoux"; Le roman dresse une sorte de tableau où les corps se dessinent et se transforment sous l'effet du bombardement. Après avoir saisi les positions des acteurs " mains sur la tête" " tenant son nez à deux mains " "dos tourné à la fenêtre " "mains offertes au ciel " , l'écrivain va brusquement animer ce tableau en y associant des sensations auditives notamment, qui tentent de rendre compte du fracas des bombes et de la violence de ce qui est subi ici ; "juste le choc terrible, répété, le fracas immense, la violence brute, pure, l'acier en tout sens, le feu, la fumée, les sirènes réveillées les unes après les autres, les klaxons de voitures folles les hurlements de la rue, les explosions encore encore encore " (  l 14 à 20 )  Sous la forme ici d'une longue énumération, le romancier transcrit les différents bruits qui se succèdent avec d'abord des adjectifs hyperboliques comme "immense " ou " terrible " ; Ensuite en utilisant simplement la juxtaposition des différents sons comme s'ils se déclenchaient les uns à la suite des autres ou quasiment en même temps; l'allitération en f avec fracas folles, feu, fumée fait presque entendre le souffle de l'explosion. Et la répétition de encore à la fin de la période semble justement la rendre infinie.

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Non seulement il nous fait entendre la guerre mais il tente de nous la faire visualiser avec les indications visuelles qui bouleversent nos repères habituels  comme "acier en tout sens "(16)  ; On peut imaginer ici à la fois les avions mais surtout les dégâts causés par les bombes au sol qui pulvérisent tous les objets qu'elles rencontrent 

Georges vit son premier véritable contact direct avec la guerre à laquelle jusque là, il a pourtant beaucoup pensé et il va pouvoir confronter les images qui étaient les siennes à ce qu'il est en train de vivre. "j'étais en guerre " dit-il (l 12 ) Cette fois vraiment."  Le passage ici se fait par cette formule: passage entre sa représentation de la guerre et son vécu sur le terrain .   Ce n'est pas exactement son baptême du feu car il  déjà eu une première approche de la guerre à Beyrouth en compagnie de Jospeh-Boutros durant une nuit. C'est d'abord son corps qui parle : " Mon âme était entrée en collision avec le béton déchiré " Cette image traduit l'idée d'un terrible choc contre quelque chose qui nous dépasse ; Les murs sont ici personnifiés avec l'adjectifs déchirés qu'on emploie plutôt pour des corps ( l 20) C'est comme si une partie de lui demeurerait à jamais dans cet endroit: comme s'il venait de perdre un morceau de lui  qui restera définitivement accroché  à Beyrouth. " Ma peau, mes os, ma vie , violemment soudés à la ville" L'énumération met sur le même plan le corps : l'enveloppe extérieure, et le squelette caché dessous  et le verbe souder marque ici la force de ce lien qui désormais l'unit à cette ville et à son peuple. En même temps le terme souder rappelle l'acier  utilisé comme métonymie pour illustrer la guerre.

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A ce moment là, le personnage  a une réaction paradoxale : il se met à sourire ( l 22) et il associe ce qu'il est en train de vivre à ses souvenirs récents ; Ses pensées sont traduites par l'anaphore du verbe pensais (l 23,24 27 ); L'écrivain superpose différentes images comme pour montrer que la guerre  réussit à s'infiltrer partout  et notamment rayonne de ce théâtre à  Beyrouth toute entière représentée par différents lieux symboliques  " les snipers du Ring, de la tour Risk" ; La parenté des deux mots nous rappelle que même ennemis , ils sont touchés de la même manière ; La ville est remplie de tireurs qui sont "jetés sur les murs " comme pour souligner la violence qui passe ici directement par les hommes en armes comme Joseph Boutros, le frère de Charbel qui se bat dans le camp chrétien ; Son arme est comparée à un "fusil d'enfant" et le bruit des coups de feu du snipper à "un couinement de souris grise " (l 23 )  alors que quelques semaines auparavant les mêmes coups de feu  semblaient à Georges d'une violence follle " et il déclarait qu'à ce moment là il n'avait jamais  vu la bataille d'aussi près.

Le personnage a donc franchi une étape supplémentaire dans son approche de la guerre et alors qu'au chapitre 10 lorsque Joseph-Boutros lui  avait ordonné de rester auprès de lui, il se sentait à ce moment là déjà "au profond de la guerre" et ressentait quelque chose d'à la fois "terrible et vertigineux " (p 159) . Cette sensation va être décuplée lors de ce bombardement.  Car  jusque là le personnage conservait la conscience de ne pas être venu pour cela, pour la guerre  " ce n'était pas le mandat que Sam m'avait confié "dit-il (p 159) . Avec l'épisode du bombardement, nous voyons le personange de Georges entrer de tout son être dans la guerre; Il ne peut plus demeurer spectateur des événements mais devient l'un des acteurs du conflit. Déjà lorsqu'il  avait passé la nuit avec le frère de Charbel, il avait été assailli par un sentiment de honte "j'ai eu honte " et il secoue la tête pour chasser ce qu'elle contient car pour la première il a peur de lui-même; cette fois la honte demeure présente : l'expression "j'ai eu honte "revient trois fois en trois lignes ( 39 à 42 )et à chaque fois accompagnée par un sentiment paradoxal. 

Ce que ressent,en effet, Georges à cet instant peut encore paraître confus : un mélange de joie et d'horreur qui le fait à l fois se sentir en enfer et se sentir terriblement bien ; Que se passe-t-il en lui ? Son esprit voyage et repart à Paris porté par les bruits qui lui rappellent d'autres bruits  comme ceux qui célèbrent la victoire du 14 juillet et ceux de la nature "l'orage et la foudre " l 29 qui sont qualifiés de "trop humains "  comme pour montrer que ceux qu'il entend durant les explosions ne le sont plus. En réalité, c'est plutôt l'inverse car les bruits de l'orage et de la foudre ne sont pas humains alors que ce sont des hommes qui larguent les bombe qui détruisent d'autre hommes. 

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Son corps parle pour lui : "je mâchais mes joues, j'ouvrais la bouche en grand, je la claquais comme on déchire " ;( 30)  Ce déchirement rappelle celui des murs autour de lui  et du béton (l 20 ) et les tireurs de la ville jetés contre les murs sont les échos des avions qui se jetaient sur Beyrouth( l 9 ) ; L'emploi des mêmes verbes pour désigner à la fois l'action des hommes et les conséquences de ces actions renforce le caractère doublement destructeur de la guerre : elle détruit à la fois les hommes qu'on combat et les homme qui combattent. Nul n'en ressort indemne : vivant ou mort . Le corp sue Georges est lui aussi en panique et comme transformé sous l'effet des sensations : "mon ventre était remonté, il était blotti dans ma gorge." Et pour amplifier la confusion : "ma jambe lançait des cris de rage de dents " L'image ici de la jambe blessée du personnage mise en relation avec des douleurs dentaires peut faire penser notamment aux représentations picturales cubistes de la guerre qui montrent les corps disloqués et comme enchevêtrés: Guernica de Picasso par exemple offre un saisissant tableau des massacres de la guerre d'Espagne avec des morceaux de corps mêlés qui suggèrent la barbarie . En même temps ces images  que le romancier emploie pour  décrire les conséquences physiques de la guerre sur les corps ont  été utilisées maintes fois dans les récits des guerres relatées notamment par les combattants : ces sensations violentes  que leurs ventres et leurs estomacs remontent sont la manifestation de leur peur et   provoquent de violentes nausées ; nausée dont est victime Nimer dans l'extrait : Nimer a vomi à la ligne 45 et cela ne surprend personne car tous ressentent les mêmes sensations physiques. Pourtant durant ces quelques secondes , chacun demeure concentré sur lui même : "Personne n'est allé à son secours. personne n'est venu au mien. " Le parallélisme ici de la construction des deux phrases révèle, dans un premier temps, le temps de l'hébétement " le tragique isolement des victimes. Cet hébétement est bien l'état qui laisse le personnage bouche ouverte, bouche bée, grande ouverte , c'est à dire sans que les mot puissent être utilisés, juste le silence  ou les hurlements.

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Mai d'où vient alors la joie féroce que ressent le personnage ? Il tente de préciser ce qu'est pour lui la guerre à ce moment précis : "un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu'à  ce que l'air renonce . " (39 ) On retrouve bien l'idée d'un mélange de sensations et de fonctions vitales endommagées avec l'ouïe qui est touchée(le sang dans les oreilles est fréquent après les explosions ), la vue (Georges sera blessé au yeux ) et la respiration qui devient impossible (gorge serrée) . En dépit de cette souffrance multiple , le personnage est labouré par une "joie féroce "(40 )  . On note d'abord l'emploi au sens figuré du verbe labourer qui signifie remué en profondeur jusqu'au tréfonds de son être et l'alliance de mots  paradoxale : la joie est qualifiée de féroce alors qu'habituellement l'adjectif féroce qualifie plutôt la méchanceté ou la douleur ; On peut comprendre ici que féroce désigne peut être la dimension sauvage de cette joie incontrôlable qui, en même  temps qu'elle surgit , fait mal. Parce qu'il s'agit bien d' effroi et cet état le fait se sentir terriblement bien ; une des explications possible et que le personnage  entre dans la tragédie où tout devient simple. Comment expliquer autrement cette transformation que par la sensation d'atteindre une dimension tragique celle qui fait que "toux ceux qui avaient à mourir sont morts " comme le dit simplement  le Prologue à la fin d'Antigone. On peut ici faire le lien avec la pièce et la définition que le dramaturge propose de l'univers tragique. 

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A la manière de la tragédie d'Anouilh, le romancier emploie des formules présentations simples : "La guerre c'était ça " ( 34 )  et il fait entrer Georges dans un univers de tragédie , celui que dépeint justement Anouilh : " J'étais tragique, grisé de froid, de poudre, ,transi de douleur " Le personnage ressemble ici à un héros tragique : il a entamé la métamorphose qui le conduira au dénouement où il deviendra cette fois totalement le héros de la tragédie en mourant de manière théâtrale. 

En conclusion, ce passage a une double fonction: tout d'abord il nous présente  la formation d'un lien ambigu et de  plus en plus étroit entre  le personnage de Georges qui entame ici une sorte de transformation tragique; ce passage nous montre également les différentes perceptions des stades de la guerre :la brutalité de l'attaque et des sensations qui semblent d'abord pétrifier les hommes, les transformant en statues de sel mais aussi  les étapes successives de la guerre avec les hurlements , la panique , le bruit et leurs conséquences immédiates " le cri des hommes, le sang versé, les tombes.." pour finir par la douleur des vivants sous une forme métonymique avec "les larmes infinies qui suintent des villes " et le  constat global des destructions : "les maisons détruites, les hordes apeurées " (37) ; cette formule généralisante présente d'ailleurs les survivants comme des animaux redevenus sauvages et se rassemblant en troupeaux comme pour mieux se protéger . Quant à Georges il  a fait un pas de plus vers son destin de personnage tragique : la guerre a commencé à s' emparer de lui et elle ne relâchera pas son étreinte mortelle.