Un thème fondamental : montrer  la violence dans l’histoire.

La première expérience à laquelle fait allusion le dramaturge est celle de la seconde guerre mondiale  dont les horreurs ont bouleversé nos représentations du monde. Aussi En attendant Godot se présente d’abord comme un témoignage douloureux de cette faillite existentielle illustrée à la fois dans les dialogues mais également dans la mise en scène.

Une expérience tirée d'éléments  personnels .

En effet en parlant de la seconde guerre mondiale, Beckett renvoie à son histoire. Au moment où la guerre éclate, il se trouve en Irlande,  mais plutôt que d’ accepter la neutralité  de ce pays qui lui assure confort et sécurité, il décide de s’engager dans la résistance et s’installe à Paris. Il échappe in extremis à la gestapo grâce à la femme d’un ami, au moment où celui-ci est fait prisonnier et est interné au camp de Mauthausen où il mourra  en 1945. Beckett se réfugie alors immédiatement  en zone libre dans le Vaucluse, à Roussillon d’Apt où il restera de 1942 à 1945. C’est cet espace qu’évoque Vladimir lorsque ce dernier tente de rappeler à Estragon le souvenir d’un passé heureux : « Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse […]. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez un nommé Bonnelly, à Roussillon.» Ce passage est inspiré de  l’existence de Beckett. Ce dernier nomme notamment la personne qui l’a accueilli et  lui a donné du travail . Le spectacle ici  se nourrit de la réalité.

Un univers à l'image de l'univers concentrationnaire.

Dans les répliques des personnages, les mots se dérobent souvent à la situation de communication sur le plateau  pour  renvoyer à une autre situation connue du public:celle des camps de concentration et des exodes de population. Les « ossements », les « charniers », les histoires de « carottes », de « radis » et de « navets », les préoccupations d’Estragon relatives à ses  chaussures n trouées ou qui le font souffrir  sont des allusions à l’extermination, la famine et les conditions de vie dans les zones occupées. On sait d’ailleurs que le dramaturge désirait dans un premier temps donner à Estragon le nom juif de Lévy : le personnage aurait ainsi fait penser immédiatement aux victimes juives du nazisme . Cette réplique d’Estragon, « Je ne sais pas. Ailleurs. Dans un autre compartiment. Ce n’est pas le vide qui manque. »,  renvoie  ainsi indirectement aux trains de la mort mais également, par double sens, à la vacuité de l’existence. Derrière ce propos  en apparence banal se cachent des considérations philosophiques: il s’agit de dire combien l’homme est prisonnier de sa condition : il vit dans un univers clos, hermétique, sans transcendance possible (où les Dieux sont attendus en vain et ne sont plus d’aucun secours )  ;  il ne peut  échapper  à son existence et progresse inexorablement vers sa mort. Cette pièce, tout en rappelant l’Histoire tragique  la dépasse pour montrer, à travers ces deux vagabonds , la condition tragique de l’homme.

 Un univers de fin du monde

Ces références à l’histoire sont en fait utilisées pour créer une représentation du monde qui correspond à celle d’une génération qui a vécu le traumatisme de cette seconde guerre mondiale.Le monde apparaît comme un enfer. Il s’agit d’un « enfer dans les nuées », celui d’Hiroshima et de Nagasaki, mais également celui des ruines de notre humanité où les rapports humains sont autant de supplices, où l’échange verbal  peut s’apparenter parfois à des séances de torture,  « Voilà encore une journée de tirée » dit Estragon, « Pas encore » lui répond Vladimir. Cette évocation de l’enfer sur terre  ressort également dans la mise en scène. : un lieu vide  en ruines comme après la fin du monde. Le thème du jugement dernier est suggéré par la représentation de l’arbre seul décor sur scène  ; il s’agit là sans doute de l’arbre du purgatoire condamné à la stérilité par la faute du premier homme.

Les personnages.

En perte d’identité.

Les personnages de Beckett sont à la fois particuliers et universels. Ils ont des noms propres : Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky, Godot, et les deux premiers semblent bénéficier de noms affectifs qu’ils se donnent l’un l’autre : Didi, Albert ; Gogo.  Par ailleurs leur identité n’est pas assurée comme le révèle Estragon lorsque Vladimir l’interpelle : « Alors te revoilà, toi »/ « Tu crois ». Estragon semble  mettre en doute l’affirmation même  de son existence Cela est d’autant plus problématique que les personnages paraissent parfois amnésiques: ce qui les condamne à répéter sans cesse la même vie, sans évoluer,. Le temps les empêche de se penser, « . Le temps fuit sans laisser d’empreinte dans la mémoire et dans leur être friable « de sable » (p. 81). Polo déclare : « Un jour nous sommes nés, un our nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? »

Cette perte d’identité produit plusieurs résultats. D’abord les personnages peuvent figurer divers couples : ils peuvent être amis,  frères, parents . Ensuite leur amitié semble impossible puisque cette relation nécessite à la fois une durée et une mémoire ce qui n’est pas le cas. Le semis partagent des souvenirs et leur relation évolue.

L’impossible amitié

Les personnages principaux semblent  tout d’abord se connaître et éprouver une certaine affection l’un pour l’autre. Ils se donnent des surnoms comme pour en témoigner. Cependant très rapidement nous voyons que leur relation est plus complexe. Elle est faite à la fois de haine et d’amitié. Dès la scène d’exposition, nous  le constatons  : « V.- Je suis content de te revoir. Je te croyais parti. / E.- Moi aussi. ». Il ne s’agit que de formules de politesse insignifiantes, si bien qu’on ne sait si Estragon est heureux de revoir V. ou s’il se croyait lui-même parti. Tout de suite après, le même Estragon refuse à Vladimir de l’embrasser et s’irrite.  La relation entre les personnages oscille ainsi entre douceur et agressivité.

La même relation de politesse et d’indifférence intervient entre ces deux personnages et Pozzo et Lucky. D’abord d’une extrême politesse avec Pozzo, lorsqu’il tombe, ils hésitent à le ramasser et à lui demander de l’argent en échange de leur aide. Quant à Lucky, alors qu’il suscite, dans un premier temps, des sentiments de compassion chez Vladimir et Estragon, les deux compères deviennent ensuite agressifs  pour se venger des coups qu’il a donnés à Estragon. Enfin, ils peuvent être tout à fait indifférents à son sort au point de le considérer comme une bête de foire.

Leur solitude impose à Estragon et Vladimir deux solutions, soit de se séparer ; soit de se suicider en se pendant. Ils ne peuvent se résoudre ni à l’une ni à l’autre. D’une part, ils sont irréductiblement attirés l’un par l’autre, d’autre part ils tiennent trop à leur vie pour se pendre,  Ainsi, ils semblent obligés de vivre ensemble que cela leur soit agréable ou non. Cette situation apparaît comme un miroir de l’existence humaine qui permet à Beckett de dénoncer la précarité de la vie en société . De plus, ces hommes ne peuvent pas même se tourner vers Dieu.    

Dieu ne viendra finalement pas

La venue de Dieu est est également remise en question dans En attendant Godot. La relation entre Dieu et ses fidèles devrait être une relation de confiance; or Vladimir et Estragon ont beau attendre leur salut  de son apparition, celui-ci ne vient pas pour les sortir de leur prison alors qu'il avait promis de venir et qu'ils passent leur temps à l'attendre.  Dès lors l’idée de paradis ne peut être qu’une carotte pour le croyant , un mensonge qu'on lui fournit pour qu'il continue à avancer. La véritable relation entre Dieu et les hommes est sans doute symbolisée par le couple Pozzo-Lucky. « Pozzo paraît », sa voix est « terrible » et il se dit être « d’origine divine ». Ce personnage incarne ainsi  un aspect de la figure divine, une figure profondément injuste et hautaine à l’égard de Lucky qu'il maltraite. Dans ce contexte, la corde attachée au cou de Lucky indique que le lien qui les relie de sujétion. Enfin, cet abandon de l’homme par Dieu apparaît encore avec le jeu du personnage du jeune garçon. En effet celui-ci est normalement censé annoncer la venue de Godot, mais à chaque fois il disparaît aussi vite qu’il était apparu, apeuré par Vladimir et Estragon. Or en grec « celui qui annonce » est dit angelos et ce jeune garçon révèle combien l’humanité fait fuir les anges, combien les cieux ont déserté la terre.

La représentation et le public.

Depuis Aristote et sa Poétique, la tradition théâtrale établit un lien  avec les spectateurs. Il s’agit à la fois de plaire et de toucher, c’est-à-dire de divertir et de ne pas ennuyer. Beckett semble aller à l’encontre de ces recommandation.

Les personnages refusent le spectacle.

Les personnages refusent de sourire aux spectateurs. Leur présence sur scène ne leur procure aucun plaisir. Il se déclarent malheureux, qu’on pense à Luky, esclave de Pozzo, réduit à une bête de foire ; ou qu’on songe aux autres personnages qui sont « sur un plateau », « servis sur un plateau ». Cette réplique de Vladimir a plusieurs sens : un sens  géographique ou sténographique : ils sont sur un plateau de théâtre /  et un sens gastronomique : les personnages sont soumis à l’avidité des regards du public comme de la nourriture servie sur un plateau . Par ailleurs, le premier sens exprime l’enfermement tragique ; les personnages ne peuvent échapper à cet espace. x.Ils ont une attitude défiante à l’égard de ce qui les entoure. Mécontents de leur situation, ils agressent le public. Nous pouvons tout d’abord évoquer les insultes dont sont victimes les spectateurs, ces « gens sont des cons » (p.15), ils constituent cette « tourbière » dont parle ensuite Vladimir en « se tournant vers le public ». pas décomposée, d'origine végétale ».  Cette idée est développée lorsque les personnages regardent vers le public et voient des « cadavres ».

Ces insultes se poursuivent dans ce qui est offert à entendre et à voir, dans les dialogues et dans la représentation. Les personnages provoquent le public en usant de gros effets qui ressortissent au bas corporel : il s’agit des mictions de Vladimir (qui fait pipi), des pets de Pozzo, du jeu équivoque de succion , lorsqu’Estragon suce ses carottes. De façon générale, les personnages se moquent du public en le frustrant du spectacle qu’il est venu voir au théâtre et la représentation peut déclencher un malaise chez certains.

    

    1. Beckett déçoit les spectateurs

 

C’est d’abord la tradition théâtrale du rire que nient les personnages. Alors que certaines situations peuvent prêter à rire, les personnages l’interdisent aux spectateurs. C’est Vladimir qui impose cette attitude sérieuse en affirmant qu’ « on n’ose même plus rire ». Le tragique contamine le comique.

Les épisodes comiques se présentent alors comme des mouvements à réprimer. V. « part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt en portant sa main à son pubis, le visage crispé ». Ces didascalies expriment cette même idée que notre condition de mortels,   nous écarte toujours de la spontanéité du rire ; mais elles révèlent encore le projet du dramaturge de présenter au lecteur/spectateur des objets de distraction qu’il lui retire aussitôt. Il en va ainsi de la blague inachevée des Anglais. La représentation renvoie ainsi le public à sa position de voyeur

A la place du spectacle que le public attend , l’auteur propose une représentation de l’ennui. Cet ennui est annoncé dès le silence initial, qui n’est pas ce qu’est venu entendre l’auditoire, illustré par l’exclamation d’Estragon « rien à faire ». La pièce se refuse une fois de plus aux ressorts habituels de la représentation théâtrale : il n’y a pas d’action ni d’intrigue. Les personnages, privés de fonction dramatique, sont alors condamnés à répéter les mêmes propos et les mêmes gestes, dans une organisation scénique elle-même répétitive (chaque acte est divisé de cette façon : V. et E/ arrivée de P. et L./ le messager). Enfin, c’est l’écriture qui achève de frustrer l’auditeur et le lecteur.      

Le théâtre de l’absurde n’est pas un théâtre divertissant .

La pièce offre toutefois une dimension visuelle puisque Beckett parlait d’un côté « ballet » de son œuvre. Le jeu des personnages apparaît comme une chorégraphie avec des objets du quotidien : chaussures, chapeau . L’entrée en scène surprenante de Pozzi et Lucky a une dimension spectaculaire et certains metteurs en scène ont imaginé des décors de fin du monde (ruines, terrain vague, maisons éventrées ) et des costumes qui suggèrent que Vladimir et Pozzo vivent dans la rue comme des sans -abri.

Une pièce surprenante donc qui évoque le tragique de la condition humaine et la difficulté d’établir des relations de confiance et d’amitié . Elle montre également la violence des rapports humains .