avr.04
Le poète selon René Barbier : lecture analytique
dans la catégorie Première
Le premier texte de notre corpus présente différentes facettes du poète et de ses pouvoirs. Formé de 36 vers irréguliers (hétérométriques ) , il comporte quelques rimes soit en fin de vers soit à l'intérieur des vers mais sans schéma prédéfini ; caractéristique de la poésie moderne qui s'est affranchie des règles de la prosodie classique instaurées au dix-septième siècle, ce poème présente les pouvoirs du poète et tente d'en saisir les différents visages. Construit sur de nombreux paradoxes , parfois à la limite de l'antithèse, les images qui le composent renvoient aux principales fonctions attribuées aux poètes : à la fois guide, voyant, extralucide ,lumière pour les peuples et capable de changer le monde en le transformant sous nos yeux. Voyons en détails comment le poème peut se décomposer en observant attentivement les figures de style et les principaux champs lexicaux.
Notons tout d'abord l'absence de blanc entre les strophes : le poème se présente sous la forme d'un bloc compact mais à l'intérieur duquel on peut distinguer, grâce aux anaphores notamment, des parties. La première partie du poème est formée de 5 vers : le premier annonce le thème et les 4 suivants proposent 4 incarnations de la figure du poète : la luciole, l'éponge, l'arbre-pluie et le feu. Deux autres peuvent être rattachées à cette liste : la mer et le vent. Il s'agit démontrer que la poésie est partout sous la forme des éléments naturels et le poète apparaît à la fois puissant lorsqu'il prendra forme de la mer, du vent et du feu; l'autre incite sur le lien primordial entre la Nature te la Poésie; mais d'autres incarnations du poète traduisent plutôt sa faiblesse ou sa fragilité lorsqu'il s'incarne en luciole et en éponge; En effet, la luciole est un petit insecte qui dégage une lumière discrète et cette luminosité naturelle doit venir à bout des "noires broussailles de la cité " ; la métaphore montre à la fois le danger car les broussailles forment une végétation sauvage et menaçante et on voit mal comment l'éclairage produit par la luciole pourrait suffire; d'autre part, l'image de l'éponge qui doit absorber les souvenirs du ciel et de la terre , montre également l'ampleur et la difficulté de la tâche à accomplir pour le poète qui peut paraître fragile ici et incapable de remplir cette mission de collecter la mémoire du monde. La tache peut paraître démesurée .
Le paradoxe du vers 4 poursuit l'idée que le poète détonne et se révèle capable de faire des miracles : il s'incarne en effet en arbre-pluie au sein d'un milieu aride où rien ne pousse : le désert ; On retrouvera chez Alfred de Vigny notamment cette idée que certains poètes se plaisent dans la solitude et on peut y lire une opposition entre la cité, milieu de vie des hommes et le désert où les poètes viennent chercher l'isolement nécessaire parfois à la création. Au vers 5 l'allitération en f fait entendre le froissement des papiers et la propagation du feu : cette harmonie imitative apporte une touche de musicalité à l'écriture poétique dont les sonorités imitent le sens des mots .
Des vers 8 à 10, c'est l'idée d'atemporalité du poète qui est mise en valeur avec les trois dimensions passé/présent et avenir : doué d'extra-lucidité, le poète peut deviner certaines portions du futur qu'il éclaire alors comme une sorte de médium; Rimbaud a imaginé qu'il se faisait Voyant. La métaphore grignote le passé traduit sa faculté de rendre présent les souvenirs et ainsi d'effacer la limite entre le présent et le passé et le terme gourmandise dont les connotations sont mélioratives peut montrer qu'il est bien un homme de son époque, qu'il n'est pas coupé de l'actualité et qu'il vit bien en lien avec son temps et pas en ascète ou en ermite détaché des préoccupations des hommes de son époque.
A partir du vers 12, l'auteur reprend une sorte de liste des définitions du poète en insistant notamment sur une idée d'élévation et de lien avec le Ciel mais également une idée de puissance ; en effet, la cavalcade de chevaux fous , image au sein de laquelle on retrouve l'allitération en v et en c qui mime le bruit des chevaux et le bruit de la lave qui se déverse , ces deux images renvoient à une force brute et incontrôlable qui dévaste tout sur son passage; cette puissance contraste au vers suivant avec l'aile qui invite à l'envol; cette image d'oiseau ailé qui plane au -dessus de la mer a été également ,comme nous le verrons,choisie par Baudelaire pour incarner le poète en albatros; les ailes sont le symbole de ce lien qu'il cherche à créer avec le Ciel et le Sacré, le Spirituel par opposition au charnel, le monde des Idées par opposition au monde concret; le poète est souvent présenté comme un intermédiaire entre les deux mondes ; il a les pieds sur terre et les yeux levés au ciel comme l'écrit Hugo.
Le vers 15 semble indiquer que la poésie est capable d'éclairer certaines parties de nous qui demeurent cachées ou inaccessibles : on peut penser que le poète est capable de faire naitre des émotions ;
Les vers 17 à 30 évoquent surtout sa position paradoxale et son nécessaire engagement ; la redondance inquiétante étrangeté est empruntée au vocabulaire de la psychanalyse où elle désigne les pouvoirs de l'inconscient; les fils barbelés sont une image des guerres ou des prisons et l'allitération en f rend bien compte de cet enfermement , de cet étouffement; Le poète parvient cependant à transformer ce spectacle terrible en "fleur sauvage " comme si la beauté des mots parvenait à adoucir la réalité brutale des choses; On retrouve ici l'idée d'un poète alchimiste que Baudelaire a longtemps défendue; le poète est celui qui est capable de transformer la boue en or et de nous faire entrevoir la beauté derrière le Mal ; le titre de son recueil Les Fleurs du Mal indique d'ailleurs cette conception de la poésie.
L'engagement des poètes s'incarne également au vers 20 à travers le symbole du poing levé, geste de colère qui manifeste l'indignation et le refus même au sein de mondes enchanteurs traduits par la métaphore "paradis du Sage " ; le poète est donc celui qui n'est jamais en repos mais là encore , cette forme d'énergie contraste au vers suivant avec la chanson : comme si le poète était capable de passer de la force à la douceur, du refus à l'harmonie avec l'univers, du désaccord au consentement , du non au oui. C'est le sens des paradoxes de la dernière partie du poème : l'opacité s'y oppose à la transparence et on peut rapprocher cette image de la luciole qui éclaire les noires broussailles; Régénérateur mais aussi salvateur, le pouvoir de la poésie semble sans limite à l'image de l'ouverture dans tous les murs; langage universel comme l'indique la clé de sol de toutes musiques , langage puissant , le poète détient tout simplement des clés pour nous faire entendre ce qui n'est pas à notre portée; le vers 31 reprend une dernière fois l'image de cette énergie brute avec le tas de pierres qu'on peut rapprocher de la lave et des chevaux des vers 12 et 13; mélange de force et de douceur, mélange de puissance et de faiblesse, il est l'homme de tous les contrastes et rassemble en lui l'humanité ; il fait du bruit au sens propre comme au sens figuré . En effet, René Barbier a choisi des images de fracas et de déferlement de puissances naturelles pour incarner la capacité du poète à transformer ce qui est.
Le poème se ferme sur sa condition mortelle et immortelle à la fois ; vieillard, homme et enfant, être fini qui se régénère chaque nuit , il est surtout messager de l'amour mais son amour est envahi de toutes parts par la mort; La place de la mort paraît ici dominante dans la mesure où elle est le mot de la fin, signe et rappel des limites des pouvoirs du poète qui n'est donc pas un Dieu mais demeure un simple mortel soumis aux même contingences que ses contemporains.
Imaginez deux ou trois parties qui pourraient former les axes du commentaire littéraire en répondant à la problématique suivante : qu'est-ce qu'on poète ?