oct.09
Saisir l'instant
dans la catégorie Première
Poétesse belge née en 1927 et survivante de l'holocauste, Esther Granek est partie vivre en Israel où elle a exercé le métier de secrétaire comptable à l'ambassade de Belgique; elle a composé 5 recueils poétiques qui ont ét publiés à partir des années 1980 et elle est décédée au mois de mai dernier en 2016. Son recueil Je cours après mon ombre est paru aux éditions Jean -Louis Curtis en 1981. Elle compose une poésie personnelle et intimiste très musicale et parcourt des thèmes universels comme l'amour, le temps , la place de l'homme .
Saisir l'instant se présente comme une belle tentative de briser la linéarité du temps afin d'en extraire de merveilleux moments. Le poème se présente sous la forme de quatre quintils aux vers irréguliers et d'un quatrain : cette composition symbolique rappelle les 24 heures d'une journée. On remarque l'anaphore en début et en fin de strophe de l'expression saisir l'instant qui est répétée 9 fois au cours du poème; On pourrait penser que la poétesse cherche effectivement à extraite l'essence d'un instant .
Pour approcher cet instant et en isoler la quintessence , elle cherche à lui donner une forme , une contenance; le premier quintil propose ainsi l'analogie avec une fleur "qu'on insère entre deux feuillets " ; on peut penser au herbiers qui permettent de conserver la beauté des fleurs séchées entre deux feuilles mais on peut également penser à l'écriture du poème , des mots qu'on insère sur des feuillets ;
L'oxymore avant après nous frappe d'abord par sa construction par juxtaposition et contraste avec la suite infinie des heures que rien ne semble pouvoir briser; En fait la signification du poème joue sur la possibilité d'interrompre la linéarité du temps et d'en isoler des fragments. par une sort d'opération magique, l'instant ainsi isolé se dilate est devient un refuge pour l'lhomme; on retrouve ainsi dans la seconde strophe, le champ lexical du sauvetage; l'homme vogue sur la mer de la vie tel un navire fragile et les instants représentent des planches de salut, une épave pour s'y accrocher; l'instant salvateur évite la noyade au sein de cette métaphore; Un autre oxymore termine le quintil avec le paradoxe que forme l' expression l'éternel présent car le présent par définition est très limité, encadré par le passé et l'avenir.
Le trois!ème quintil met l'instant au centre du monde comme un point de départ; le verbe construire indique ici qu'il sert de fondement , de base, à la fois aux rêves et au monde dans son quotidien; l'homme se nourrit alors de cet instant ce qui inverse l'image commune selon laquelle c'est le temps qui dévore notre vie; la poétesse ici renverse le cliché du temps en monstre dévorateur pour montrer,au contraire, que notre vie est tissée d'instants , que le temps sert de trame à notre vie (nous avions déjà vu cette idée avec le poème Fata temporum de Sicard qui mettait en place le champ lexical de la couture pour désigner l'action du temps . La fréquence des tournures pronominales: "s'en saisir, s'en nourrir, s'en repaître " peut laisser penser à une action autocentreé, tournée vers le sujet ;
On constate également la présence d'un champ lexical de la nourriture avec même un excès mentionné: l'homme semble vouloir absorber le temps, l'ingérer comme on se nourrit de ce qui nous fortifie; d'abord il tente de le saisir et s'en repait ; le verbe se repaître indique l'action de ne plus pouvoir absorber de nourriture comme si l'homme était repu , avait assez mangé ; dans la strophe suivante, l'expression s'en nourrir inlassablement traduit un peu la même idée d'une absorption en continu comme si l'homme tentait de conserver actif le lien vital qui le relie eau temps: on retrouve une variante de cette même idée avec le verbe s'imprégner qui ajoute à l'idée d'une absorption physique celle d'une imprégnation mentale; en effet, s'imprégner de quelque chose signifie le garder toujours présent à l'esprit, ne jamais s'en détacher, le conserver éternellement présent en mémoire , ne pas pouvoir l'oublier; On retrouve ainsi dans ce poème l'idée qu'il faut lutter contre l'oubli qui efface la trame de nos vies en faisant disparaître nos souvenirs . Le dernier verbe se gaver complète le champ lexical et intensifie cette idée d'absorption .
Les instants dérobés constituent d'abord une nourriture, un matériau mais également une richesse pour l'homme qui doit se fixer comme objectif de les saisir ; la difficulté d'une telle opération apparait , à plusieurs reprises, dans le poème et notamment dans la dernière strophe; l'exclamative de l'avant -dernière strophe laissait deviner le regret , la nostalgie de l'état passé mais les interrogatives finales contribuent à éclairer la quasi- impossibilité de saisir ces instants fugaces ; la comparaison avec un nouveau-né a pour but de nous convaincre de la fragilité de ces instants qui peuvent nous filer entre les doigts; il faut donc les rassurer, les "bercer "pour les retenir comme on endort et rassure un enfant ; Les deux questions qui terminent le poème semblent ainsi nous renvoyer à son début : pourquoi ne puis-je ..saisir l'instant a envie d'ajouter le lecteur . Du coup le poème se termine sur cette difficulté laquelle nous nous heurtons tous : isoler un segment du temps et le garder avec nous sans qu'il puisse nous échapper . Les allitérations en s peuvent traduire cette menace de laisser les instants s'enfuir sans pouvoir les rattraper ..
L'originalité de ce poème consiste donc à nous donner du temps une image positive: il est la nourriture de notre vie et nous avons le devoir de nous en emparer afin d'en conserver la quintessence : chaque étapee de notre vie baigne dans un espace temporel,de notre naissance à notre mort qu'on peut lire à travers l'expression "pourquoi ai-je cessé " et nous devons en fixer les formes et les couleurs afin de garder vivants à jamais ces instants .