Ces deux textes présentent une confrontation entre deux mêmes personnages mais des différences existent.

I – Les personnages 

Il s’agit dans les deux extraits d’une scène qui oppose Antigone à Créon ; cependant dans la pièce de Sophocle, le chœur est présent alors qu’il est absent dans la pièce d’Anouilh .
a) Antigone 

chez Sophocle
- on peut constater la brièveté des répliques : Antigone accepte son sort et ne cherche pas à se défendre : « que te faut-il de plus ? » répond-elle à la longue tirade de Créon. La question pourrait clore le dialogue, c’est une question qui n’appelle pas de réponse. Les actes qu’elle a commis, elle les assume pleinement.
- Le ton est sûr : pas de trace d’émotion, ni de trouble, la plupart des phrases sont déclaratives. Antigone dresse le constat d’une situation sans issue comme le soulignent les deux passages suivants : « Je suis ta prisonnière ; tu vas me mettre à mort », l’indicatif exprime la certitude, aucun espoir n’est permis. « Tout ce que tu me dis m'est odieux, (...) et il n'est rien en moi qui ne te blesse », la situation conflictuelle est affirmée sans possibilité d’évolution. Les protagonistes sont face à face physiquement comme dans les paroles : rien ne peut les unir.

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- Elle est présentée par Créon comme la figure de l’orgueil (hybris) : « l'orgueil sied mal à qui dépend du bon plaisir d'autrui. », il insiste sur le fait qu’elle n’agisse pas comme une femme devrait le faire : « c'est elle qui serait l'homme si je la laissais triompher impunément », indiquant par là même qu’Antigone désobéit à la condition féminine, qu’elle agit, poussée par son orgueil, comme seul un homme aurait le droit de le faire. De plus, elle se place au-dessus du jugement de Créon : à l’accusation de ne pas agir comme tout sujet du roi le devrait « Ne rougis-tu pas de t'écarter du sentiment commun ? », elle en appelle à ce qui dépasse la condition humaine : les devoirs dus aux morts « II n'y a point de honte à honorer ceux de notre sang », formule impersonnelle qui rappelle que ces devoirs n’appartiennent pas à la volonté de l’individu mais au devoir de l’humanité.
➜ Antigone apparaît ici comme une héroïne déterminée, qui n’agit pas en son nom propre mais en celui du devoir des vivants pour les morts. 

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chez Anouilh
- l’Antigone d’Anouilh est bien différente : elle exprime fortement son mépris pour Créon. Malgré sa fonction de roi, elle n’hésite pas à le comparer à un chien, comparaison qui revient deux fois dans ses propos : premièrement adressé à Créon seul « tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os. » puis à tous ceux qui pensent comme Créon : « On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent ». D’autre part, le tutoiement, ici, semble aller de pair avec le manque de considération: il s’ajoute à cette expression du mépris.
- Le ton employé par la jeune héroïne est lui aussi bien différent : si l’héroïne de Sophocle s’exprimait avec solennité, la jeune héroïne d’Anouilh se caractérise par l’exigence affirmée:
- occurrences du pronom personnel 1ère personne sous sa forme tonique : "moi, je..."
- verbes de volonté : nombreuses occurrences "je veux"
- adverbe : "oui"
- enfin l’Antigone d’Anouilh montre sa révolte contre une conception de la vie qu’elle ne partage pas. Son discours est ponctué d’exclamations 

b) Créon 

chez Sophocle : le langage de Créon est soutenu en accord avec son statut de roi
- il utilise un lexique imagé : des métaphores et comparaison pour définir l’orgueil. Ainsi utilise-t-il l’image du « fer massif » pour le désigner et montrer sa fragilité « si tu le durcis au feu, tu le vois presque toujours éclater et se rompre », puis celle des « chevaux rétifs » qu’il est toujours possible de dresser malgré leur volonté. Images qui définissent aussi bien entendu Antigone, rétive à l’ordre établi, que son oncle compte faire plier

- la longueur des répliques met en évidence son statut : il a le pouvoir, donc aussi celui de la parole. On peut constater cependant qu’au fil du dialogue, les répliques de Créon sont de plus en plus courtes : à la détermination de la jeune fille, il ne peut rien opposer.
- le ton est catégorique : impératif : « apprends », subjonctif à valeur d’impératif « qu’on l’appelle », utilisation du présent de vérité générale dans des phrases qui ressemblent à des maximes « l'orgueil sied mal à qui dépend du bon plaisir d'autrui », rappel de la situation d’infériorité d’Antigone qui « dépend du bon plaisir d’autrui », c’est-à-dire de lui-même, qui « s'est mise au-dessus de la loi ». L’emploi de la première personne du singulier souligne son pouvoir décisionnel : « j’accuse », « je déteste » 

chez Anouilh :

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- Créon n’a rien du roi tel qu’on se le représente : il utilise un registre de langue familier « imbécile », « commence, commence, comme ton père ! »
- il est en position inférieure : on peut remarquer la brièveté de ses répliques. D’autre part, il n’oppose aucun argument à Antigone ne faisant que rebondir sur le mot employé par la jeune fille « le tien et le mien », ou répétant le même ordre au début et à la fin de l’échange : « Te tairas-tu », « tais-toi », preuve qu’il n’arrive pas à imposer le silence.
➜ chez Sophocle : les personnages sont en accord avec leur rang ; le schéma tragique est respecté : la transgression entraîne la mort et son acceptation ; le débat est de haute teneur : bien de la cité contre les lois divines et intemporelles
➜ chez Anouilh : le statut des personnages ne renvoie pas à la représentation commune : familiarité du vocabulaire ; d’autre part, le conflit n’est plus entre lois humaines et lois divines mais porte sur conflit sur le sens de la vie 

II – La différence de traitement de la scène
a) Sophocle

C’est une scène de tragédie antique
- où les personnages ont un destin extraordinaire : Antigone va vers la mort sans émotion, acceptant son destin. Créon, roi de Thèbes, fait passer son rôle avant les liens familiaux : « Elle est ma nièce, mais me touchât-elle par le sang de plus près que tous les miens, ni elle ni sa sœur n'échapperont au châtiment capital », obéissant ainsi à son propre destin : il sera celui qui a mis à mort sa propre nièce. 

- on peut souligner la hauteur du dialogue : les sentiments des personnages, leurs préoccupations individuelles n’apparaissent pas. Le débat porte sur le rôle que doit tenir chacun selon sa conception du devoir. 
-Enfin, les références aux lois, à la cité l’emportent sur le particulier. Il s’agit moins de motivations individuelles que des règles du bon fonctionnement de la cité. Si Créon joue son rôle et fait mourir Antigone, ce n’est pas sur le fait que cette décision la concerne qu’Antigone s’oppose à lui, c’est parce qu’il outrepasse ses droits, devient un « tyran » pour elle comme pour tous. Antigone devient alors le porte-parole de tous comme elle le souligne elle-même : « Tous ceux qui m'entendent oseraient m'approuver, si la crainte ne leur fermait la bouche. Car la tyrannie, entre autres privilèges, peut faire et dire ce qu'il lui plaît. », et elle le précise encore quand elle désigne le chœur, représentant le peuple : « Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres » 

b) Anouilh 

C’est une scène de conflit au langage actualisé : le lexique est familier, renverrait plutôt à un conflit d’ordre familial et non entre deux conceptions du pouvoir. L’oncle et la nièce parlent le même langage, comme dans la vie ordinaire. En cela, Anouilh s’échappe des règles communément admises pour la tragédie.
- le personnage de Créon est vidé de sa substance : c’est seulement un homme en colère qui ne comprend pas les exigences de son adolescente de nièce. Dans cette scène, il n’a aucun pouvoir, même pas celui de la parole. - quant à Antigone, ses motivations semblent complexes. Dans ce passage, il n’est pas question du devoir qu’elle s’est fixée : désobéir aux lois humaines, celles de Créon, pour obéir aux lois intemporelles et universelles, celles de donner des funérailles dignes à tout être humain. Elle apparaît ici comme une jeune fille qui défend son idéal, qui lutte pour un absolu qui ne concerne qu’elle. 

c) cependant l’une et l’autre sont des scènes tragiques 

- la présence de la mort intervient dans les deux passages : le destin des deux jeunes filles est de mourir, elles le savent et l’acceptent même si elles agissent et s’expriment de manière différente.
- dans l’un et l’autre extrait, on constate le courage des héroïnes : rien ne les fera reculer : l’Antigone de Sophocle parce qu’elle est consciente d’agir non pas pour elle mais pour le respect des lois divines et l’Antigone d’Anouilh, parce que son exigence d’absolu ne peut accepter la vie terne, commune qu’on lui propose. 

- l’acceptation de la mort des deux jeunes filles en fait des héroïnes : l’une et l’autre choisissent la mort consciemment, en accord avec elles-mêmes et leurs exigences. 

Conclusion 

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- deux scènes de conflit, de confrontation ; même enjeu : l’autorité représentée par la personne du roi Créon face à l’exigence d’une jeune fille prête à tout pour la réaliser.
- mais si les personnages sont les mêmes, Créon et Antigone, les auteurs les font agir et parler différemment : leur personnalité varie sensiblement - de même, la scène de confrontation est traitée différemment : chez Sophocle, on assiste à un conflit tragique où les lois de la cité sont en conflit avec les lois divines ; chez Anouilh, les motivations des personnages semblent plus communes, plus proche du commun des mortels.
- par la réécriture de la pièce de Sophocle, le texte-source, Anouilh adapte le mythe à son époque : Antigone fut jouée pendant l’occupation et la jeune fille peut représenter le refus d’une quelconque compromission. Par cela, les auteurs qui reprennent un mythe le réactualisent, mettent en évidence ce qu’il a d’intemporel : ici, l’individu contre l’État, contre un pouvoir arbitraire et lui redonne force et actualité.