déc.07
L'ingénu est-il un bon sauvage ?
dans la catégorie Première
Lorsqu'il fabrique son personnage de l'ingénu, Voltaire choisit de mêler différentes influences et de composer un portrait d'étranger bien particulier qui va lui servir à démontrer la sauvagerie de certaines pratiques et les préjugés de ses contemporains;
Notons tout d'abord la première apparition du personnage au chapitre premier : " très bien fait , nu-tête, nu-jambes et petit pourpoint, taille fine et dégagée" ; Sa prestance physique impressionne ceux qui le voient et on retrouve , dans ce détail, des références à l'allure des hommes sauvages, que caractérisent la virilité et les qualités athlétiques. Mais notre Huron allie force et douceur avec son "air martial et doux"; Ce qui fait de lui un homme "complet" qui a su conserver sa force ancestrale et y ajouter les moeurs policées de la civilisation comme par exemple la politesse dont il fait preuve. Bien entendu, Voltaire a fait de sa créature un demi-sauvage dans la mesure où dans les veines de ce Huron d'adoption coule du sang breton. La rudesse est donc tempérée par cette ascendance française. Grandir éloigné de la France lui permet de revenir avec un regard neuf et de mettre ainsi, non sans humour, en évidence, les éléments que cherche à dénoncer Voltaire comme l'anglophobie, l'ethnocentrisme et l'intolérance religieuse.
De la figure de Sauvage, Voltaire conserve la force et l'impétuosité et la virilité avec les allusions au modèle d'Hercule. Son bras vigoureux saisit le prêtre auquel il demande de se confesser et qu'il maintient à genoux avec son large genou . Ses yeux étincèlent et son regard fait trembler l'assistance.De plus, il maintient aussi le contact avec la Nature: le Huron se lève avec le soleil et excelle dans l'art de la chasse (chapitre 2) ; Quand il est triste, il se promène au bord de l'eau et son coeur est agité de mouvements contraires. On retrouve à cette occasion les traces d'une forme d'homme primitif, proche de l'état sauvage mais il sait déjà lire l'anglais. Ses qualités intellectuelles seront mises en valeur dans la suite du conte : il a une excellente mémoire et "les choses entraient dans sa cervelle sans nuage"; Plus tard, il fera valoir les droits de la loi naturelle pour pouvoir épouser sa fiancée contre la loi positive et menacer même de mettre le feu au couvent et de se débaptiser si on continue de refuser qu'il épouse celle qu'il aime; sa vaillance est incontestable et son destin d'officier semble tout tracé dès le chapitre 7 , celui de l'attaque des anglais ; arrivé à la cour, il bat les porteurs qui se moquent de lui parce qu'il exige de voir le roi. Lors de son arrestation par la maréchaussée, il est pris de fureur, prend à la gorge ses gardiens et les jette par la portière de la voiture.
Emprisonné avec Gordon, il évoque la barbarie des Occidentaux "ces coquins raffinés" et renouvelle sa profession de foi déiste. "nous sommes sous la puissance de l'être éternel comme les astres et les éléments ; qu'il fait tout en nous, que nous sommes des petite sortes de la machine immense dont il est l'âme;" Sa religion naturelle est partagée par son créateur , Voltaire dont il se fait ici l porte-parole des idées. Il pose des questions métaphysiques qui embarrassent Gordon "qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal ? " Lui même constate les changements qui s'opèrent en lui et déclare qu'il a été changé de "brute en homme" (chapitre XI) Gordon admire "le bon sens naturel de cet enfant presque sauvage" qui n'écoute que la simple nature. Lorsqu'il est question ed ses goûts artistiques, il prétend ne juger que d'après la nature et regrette que la plupart des hommes ne s'y fient que très peu . Il se confie à Gordon et lui fait part de son amertume: on lui a ôté sa liberté, et on l'a emprisonné alors qu'il a versé son sang pour la France. La nature en lui est outragée et sa colère paraît juste. Lorsque Mademoiselle de saint Yves vient le délivrer, l'ingénu la remercie et paraît étonné qu'elle se soit souvenue du lui "je ne le méritais pas , je n'étais alors qu'un sauvage "lui avoue-t-il (chapitre XVIII) . Son séjour en prison et l'enseignement qu'il en tire ont donc contribué à le transformer . Son changement est également souligné par sa bienfaitrice " ce n'est plus le même homme: "son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé" annonce-t-elle à sa famille. "il est devenu aussi respectable qu'il était naïf et étranger à tout." . Ll'Ingénu a appris à devenir discret et cette qualité s'ajoute à "tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués " Néanmoins, à la fin du conte, l'ingénu reprend son caractère qui revient toujours dans les grands mouvements de l'âme, déchire la lettre du frère jésuite qui lui annonçait son invitation à la cour; cette âme forte et tendre à la fois veut attenter à sa vie lorsque sa fiancée meurt, mais on l'en empêche. Il résiste également au désir de tuer Saint Pouange qui devient son bienfaiteur après avoir fait son malheur.Cette image du sauvage qui vit en accord et en harmonie avec la Nature et constate les méfaits de la civilisation permet aux philosophes de réfléchir sur les rapports entre nature et culture. Voltaire avec son bon Huron poursuit l'enseignement de Montaigne et de Jean de Léry sur la relativité des moeurs . Nul ne doit donc juger autrui en fonction de critères issus de sa propre civilisation; c'est pourtant ce que font les Bas Bretons au début du conte. Toutefois cette figure d'étranger ne cadre pas avec tous les aspects du mythe du bon sauvage car cet indien est un mixte de deux cultures : il sait lire, accepte assez vite les règles de bienséance et s'insère socialement "devient un excellent officier" La société et son contact n'altèrent pas ses qualités : il utilise plutôt son bon sens pour faire le tri entre ce qui lui semble important et ce qui est peut être du domaine des conventions superflues . (notamment en matière de religion ) . L'Ingénu est un modèle idéal d' homme naturel, sans préjugés et qui exerce sa raison ; Une sorte de figure idéalisée qui intègre les codes de la société et qui ne se laisse pas pervertir mais chercherait plutôt à réformer les moeurs.