mar.06
Comparer Antigone pour Sophocle et Antigone pour Anouilh ....
dans la catégorie Première
Comparer deux oeuvres qui sont aussi éloignées dans le temps est sans doute un pari risqué mais nous allons tenter de comprendre, à travers ces confrontations, comment Anouilh réécrit Antigone . Ces analyses proviennent essentiellement du livret audio dans lequel Jean Anouilh lit sa pièce et donne des explications sur son projet de réécriture de la tragédie antique .
Voyons d'abord leur composition : La suite des scènes chez Anouilh est à peu près la même que chez Sophocle. Il y a cependant quelques différences. Chez Sophocle, la pièce commence par la scène Ismène-Antigone qui oppose les caractères des deux soeurs et nous explique la mort des frères ainsi que la décision de Créon.
Anouilh lui commence par le choeur qui présente les personnages un par un et le sujet de la pièce, et tout de suite Antigone entre, venant au petit matin de tenter d’enterrer son frère Polynice. Le personnage de la nourrice, qui ne fait pas partie du la tragédie de Sophocle, l’accueille et s’inquiète de son absence nocturne. Anouilh ne fait pas intervenir le devin Tirésias.
Leur signification : La pièce de Sophocle est une pièce religieuse. Il faut l’imaginer dans le climat de ferveur religieuse des Grecs de cette époque, pour qui les Dieux et les lois sacrées de la Cité étaient une réalité vivante. Antigone, au-delà du cas de son frère, s’attache à faire la différence entre la loi écrite (la loi de Créon) et la loi non-écrite (celle des Dieux). L’Antigone de Sophocle meurt pour être fidèle à la loi divine : « J’aurai plus longtemps à plaire aux morts qu’aux vivants », dit-elle.
La pièce d’Anouilh semble plus proche de nous car les mobiles d’Antigone ne sont qu’humains. C’est une petite-fille qui ressent dans sa chair l’injustice faite à son frère. L’Antigone d’Anouilh meurt par fidélité pour elle-même. C’est surtout une enfant qui refuse les compromissions pourtant nécessaires du monde des adultes.
Les personnages: C’est sur le rôle de Créon que les différences entre la tragédie de Sophocle et la pièce d’Anouilh sont tranchées. Le Créon de Sophocle est un tyran borné. Il fait appel aux lois de la cité mais son langage est celui d’un homme politique, on sent que c’est surtout son orgueil qui est en jeu. Il demeure sourd aux arguments humains.
Le Créon d’Anouilh a profondément pitié d’Antigone et il tente tout pour la sauver. Créon a pour devoir de respecter la loi écrite et pense qu’il ne peut pas écouter son coeur. Il agit en homme d’Etat qui fait passer la raison d’Etat avant sa famille.
Ecoutons ce que dit Anouilh : « L’Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges1. Je l’ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre »
Si l’on en croit cette déclaration de l’auteur,le personnage d’Antigone est l’allégorie de la Résistance s’opposant aux lois édictées par Créon / Pétain, qu’elle juge iniques. Elle refuse la facilité et préfère se rebeller, ne voulant pas céder à une prétendue fatalité… Créon pour sa part, revendique de faire un « sale boulot » parce que c’est son rôle et qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. Anouilh s’inspire du geste de Paul Collette, un résistant français qui avait tiré sur Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, le 27 août 1941. Jean Anouilh, en écrivant cette pièce de théâtre, trouve ainsi le moyen de dénoncer la passivité de certains français face aux lois dictées par les nazis. Antigone symbolise alors la résistance qui s’obstine malgré les dangers encourus et les risques pris.
En résumé, les faits et l'intrigue sont les mêmes : Antigone qui a rendu à son frère les honneurs funèbres malgré l'ordre de son oncle Créon, paiera de sa mort sa désobéissance. Certaines s'inspirent directement de leur modèle grec : la conversation entre les deux soeurs, le récit du garde, la venue finale du messager annonçant la mort d'Antigone, d'Hémon et d'Eurydice. Les circonstances mêmes du dénouement n'ont pas été altérées.
La pièce nous frappe par la familiarité du ton. Rien ou presque ne doit nous écarter de l’époque de la représentation. : "Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats..." Les "petits voyous" se retournent dans la rue quand passe Antigone... Créon confie à sa nièce qu'il ne pouvait tout de même pas "s'offrir le luxe d'une crapule dans les deux camps". Ne parlons même pas du langage de la nourrice ou de celui des gardes, il est normal qu'il soit vulgaire.
Anouilh use abondamment de l'anachronisme. On parlera donc de carte postale, de café, de tartines, de bar, de fusils, de film, de cigarettes, de pantalons longs, de voitures de course...
Pour la mise en scène :
Le décor et les costumes. C’est "un décor neutre" dit Anouilh. Donc aucune référence, ni à la Grèce, ni à un pays quelconque, ni à une pièce précise dans une maison.
Du point de vue vestimentaire, il faut naturellement oublier la pièce grecque. Les costumes ne seront pas modernes mais intemporels. Des vêtements de soirée pour le Choeur et Créon qui, ce dernier, portera en plus une cape. Des cirés noirs pour les gardes, une robe claire pour Ismène, sombre pour Antigone, très simple.
La pièce d’Anouilh n'offre plus aucune référence religieuse; elle est désacralisée et perd toute transcendance. Créon, cynique et railleur, n'a aucun mal à faire admettre à Antigone que son geste est dénué de toute valeur religieuse, qualifiant le cérémonial public de "passe-port dérisoire", de "bredouillage en série" sur la dépouille du défunt. "Geste absurde", dit-il, et le mot "absurde est repris par Antigone elle-même. Et si Créon a décidé de refuser la sépulture à Polynice, ce n'est pas pour des raisons morales, mais pour des considérations politiques très opportunistes : il s'est trouvé qu'il a eu besoin de faire un héros de l'un des deux frères : "J'ai fait ramasser un des corps, le moins abîmés des deux, pour mes funérailles nationales, et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je t'assure que cela m'est égal."
L'Antigone d'Anouilh n'est plus l'héroïne du devoir et de la piété filiale. Pour elle il n'est plus question de défendre la part sacrée du monde. Elle court à la mort, animée par le sentiment orgueilleux d'un devoir à remplir vis-à-vis d'elle-même. Et encore au dernier moment, le doute s'insinue en elle : "Je ne sais plus pourquoi je meurs". L'acte d'Antigone semble avoir perdu tout contenu positif.
Dans cette existence, la mort est finalement la seule impasse, mais une mort privée de sens. Antigone est morte, entrainant avec elle Hémon et Eurydice pour une cause à laquelle elle ne croyait plus, condamnée par un homme au nom d'une cause à laquelle il ne croit plus.
Le Créon de Sophocle reconnaissait sa faute, ébranlé par les menaces du devin Tirésias; le Créon d'Anouilh retourne tranquillement à ses activités quotidiennes. Il a le sentiment d'avoir vieilli et attend la mort lui-aussi ; tout se solde par un immense vide intérieur qu'il comble par l'action ( va au Conseil ).
L'oeuvre d'Anouilh est amère. Coupée de tout arrière-plan moral ou religieux, elle débouche sur une tragédie qui remet en question les valeurs de l'idéal et de l'héroïsme qui sous-tendaient la tragédie grecque.