« Bonne fortune et fortune », Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873.

 

                                    Odor della feminità (1)

 

Moi, je fais mon trottoir (2), quand la nature est belle,

Pour la passante qui, d’un petit air vainqueur,

Voudra bien crocheter, du bout de son ombrelle,

Un clin de ma prunelle ou la peau de mon cœur…

 

Et je me crois content – pas trop – mais il faut vivre :

Pour promener un peu sa faim, le gueux s’enivre…

 

Un beau jour – quel métier ! – je faisais comme ça,

Ma croisière.  – Métier !... – Enfin, elle passa

Elle qui ? – La Passante ! Elle, avec son ombrelle !

Vrai valet de bourreau, je la frôlai… mais Elle

 

Me regarda tout bas, souriant en dessous,

Et… me tendit sa main, et…

                                             m’a donné deux sous.

                                                (Rue des Martyrs) (3)

 

 

1. « Odeur de femme », citation de Don Giovanni, opéra de Mozart et Da Ponte. 2. Action d’aller et venir, en parlant des navires de guerre qui surveillent un parage déterminé. 3. Rue dans le 9e arrondissement de Paris.

 

« Complainte de la bonne défunte », Jules Laforgue, Les Complaintes (1885).

 

Elle fuyait par l'avenue,

Je la suivais illuminé,

Ses yeux disaient : « J'ai deviné

Hélas ! que tu m'as reconnue1 »

 

 Je la suivis illuminé !

Yeux désolés, bouche ingénue,

Pourquoi l'avais-je reconnue,

Elle, loyal rêve mort-né !

 

Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue

Œillet blanc, d'azur trop veiné ;

Oh ! oui, rien qu'un rêve mort-né,

Car, défunte elle est devenue.

 

Gis, œillet, d'azur trop veiné,

La vie humaine continue

Sans toi, défunte devenue.

- Oh ! je rentrerai sans dîner !

 

Vrai, je ne l'ai jamais connue.

 

« Rosemonde », Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

 

                                                A André Derain

 

Longtemps au pied du perron de

La maison où entra la dame

Que j’avais suivie pendant deux

Bonnes heures à Amsterdam

Mes doigts jetèrent des baisers

 

Mais le canal était désert

Le quai aussi et nul ne vit

Comment mes baisers retrouvèrent

Celle à qui j’ai donné ma vie

Un jour pendant plus de deux heures

 

Je la surnommai Rosemonde

Voulant pouvoir me rappeler

Sa bouche fleurie en Hollande

Puis lentement je m’en allai

Pour quêter la Rose du Monde

 

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.

 

André Breton, Nadja (1928), Gallimard, "Folio ", 1964, p. 71 à 73.

 

Une fin d'après-midi d'octobre 1926, le narrateur, désœuvré, se promène dans le quartier de l'Opéra à Paris. Il va rencontrer une étrange jeune femme qui lui dira

s'être choisi le prénom de Nadja « parce qu'en russe c'est le commencement du mot espé­rance, et parce que ce n'en est que le commencement. »

 

   Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J'obser­vais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n'étaient pas encore ceux-là qu'on trouverait prêts à faire la Révo­lution. Je venais de traverser ce carrefour dont j'oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu'elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m'a vu. Elle

va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu'elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu'un qui, ayant commencé par les yeux, n'a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. [ ... ] Je n'avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j'adresse la parole à l'inconnue, tout en m'attendant, j'en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu'alors je n'en puisse rien croire. Elle se rend, prétend-elle, chez un coiffeur du boule­vard Magenta (je dis; prétend-elle, parce que sur l'instant j'en doute et qu'elle devait reconnaître par la suite qu'elle allait sans but aucun). Elle m'entretient bien avec une certaine insistance de difficultés d'ar­gent qu'elle éprouve, mais ceci, semble-t-il, plutôt en manière d'ex­cuse et pour expliquer l'assez grand dénuement de sa mise. Nous nous arrêtons à la terrasse d'un café proche de la gare du Nord. Je la regarde mieux. Que peut-il bien passer de si extraordinaire dans ses yeux ? Que s'y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d'or­gueil ? C'est aussi l'énigme que pose le début de confession que, sans m'en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait.  

 

« Les passantes », Antoine Pol, Emotions poétiques, 1918

 

Ce poème a été mis en musique et chanté par George Brassens un an après la mort du poète.

 

Je veux dédier ce poème

A toutes les femmes qu'on aime

Pendant quelques instants secrets

A celles qu'on connaît à peine

Qu'un destin différent entraîne

Et qu'on ne retrouve jamais

 

A celle qu'on voit apparaître

Une seconde à sa fenêtre

Et qui, preste, s'évanouit

Mais dont la svelte silhouette

Est si gracieuse et fluette

Qu'on en demeure épanoui

 

A la compagne de voyage

Dont les yeux, charmant paysage

Font paraître court le chemin

Qu'on est seul, peut-être, à comprendre

Et qu'on laisse pourtant descendre

Sans avoir effleuré sa main

 

A la fine et souple valseuse

Qui vous sembla triste et nerveuse

Par une nuit de carnaval

Qui voulut rester inconnue

Et qui n'est jamais revenue

Tournoyer dans un autre bal

 

A celles qui sont déjà prises

Et qui, vivant des heures grises

Près d'un être trop différent

Vous ont, inutile folie,

Laissé voir la mélancolie

D'un avenir désespérant

 

A ces timides amoureuses

Qui restèrent silencieuses

Et portent encor votre deuil

A celles qui s'en sont allées

Loin de vous, tristes esseulées

Victimes d'un stupide orgueil.

 

Chères images aperçues

Espérances d'un jour déçues

Vous serez dans l'oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne

Il est rare qu'on se souvienne

Des épisodes du chemin

 

Mais si l'on a manqué sa vie

On songe avec un peu d'envie

A tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu'on n'osa pas prendre

Aux coeurs qui doivent vous attendre

Aux yeux qu'on n'a jamais revus

 

Alors, aux soirs de lassitude

Tout en peuplant sa solitude

Des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes

De toutes ces belles passantes

Que l'on n'a pas su retenir