La figure poétique de la passante
19 10 2011"Une allée du Luxembourg", Gérard de NERVAL, Odelettes (1832)
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.
C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !
Mais non, - ma jeunesse est finie ...
Adieu, doux rayon qui m'as lui,
Parfum, jeune fille, harmonie ...
Le bonheur passait, - il a fui !
« Bonne fortune et fortune », Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873.
Odor della feminità (1)
Moi, je fais mon trottoir (2), quand la nature est belle,
Pour la passante qui, d’un petit air vainqueur,
Voudra bien crocheter, du bout de son ombrelle,
Un clin de ma prunelle ou la peau de mon cœur…
Et je me crois content – pas trop – mais il faut vivre :
Pour promener un peu sa faim, le gueux s’enivre…
Un beau jour – quel métier ! – je faisais comme ça,
Ma croisière. – Métier !... – Enfin, elle passa
Elle qui ? – La Passante ! Elle, avec son ombrelle !
Vrai valet de bourreau, je la frôlai… mais Elle
Me regarda tout bas, souriant en dessous,
Et… me tendit sa main, et…
m’a donné deux sous.
(Rue des Martyrs) (3)
1. « Odeur de femme », citation de Don Giovanni, opéra de Mozart et Da Ponte. 2. Action d’aller et venir, en parlant des navires de guerre qui surveillent un parage déterminé. 3. Rue dans le 9e arrondissement de Paris.
« Complainte de la bonne défunte », Jules Laforgue, Les Complaintes (1885).
Elle fuyait par l'avenue,
Je la suivais illuminé,
Ses yeux disaient : « J'ai deviné
Hélas ! que tu m'as reconnue1 »
Je la suivis illuminé !
Yeux désolés, bouche ingénue,
Pourquoi l'avais-je reconnue,
Elle, loyal rêve mort-né !
Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue
Œillet blanc, d'azur trop veiné ;
Oh ! oui, rien qu'un rêve mort-né,
Car, défunte elle est devenue.
Gis, œillet, d'azur trop veiné,
La vie humaine continue
Sans toi, défunte devenue.
- Oh ! je rentrerai sans dîner !
Vrai, je ne l'ai jamais connue.
« Rosemonde », Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
A André Derain
Longtemps au pied du perron de
La maison où entra la dame
Que j’avais suivie pendant deux
Bonnes heures à Amsterdam
Mes doigts jetèrent des baisers
Mais le canal était désert
Le quai aussi et nul ne vit
Comment mes baisers retrouvèrent
Celle à qui j’ai donné ma vie
Un jour pendant plus de deux heures
Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’en allai
Pour quêter la Rose du Monde
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.
André Breton, Nadja (1928), Gallimard, "Folio ", 1964, p. 71 à 73.
Une fin d'après-midi d'octobre 1926, le narrateur, désœuvré, se promène dans le quartier de l'Opéra à Paris. Il va rencontrer une étrange jeune femme qui lui dira
s'être choisi le prénom de Nadja « parce qu'en russe c'est le commencement du mot espérance, et parce que ce n'en est que le commencement. »
Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J'observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n'étaient pas encore ceux-là qu'on trouverait prêts à faire la Révolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j'oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu'elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou m'a vu. Elle
va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu'elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu'un qui, ayant commencé par les yeux, n'a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. [ ... ] Je n'avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation j'adresse la parole à l'inconnue, tout en m'attendant, j'en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause, bien qu'alors je n'en puisse rien croire. Elle se rend, prétend-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta (je dis; prétend-elle, parce que sur l'instant j'en doute et qu'elle devait reconnaître par la suite qu'elle allait sans but aucun). Elle m'entretient bien avec une certaine insistance de difficultés d'argent qu'elle éprouve, mais ceci, semble-t-il, plutôt en manière d'excuse et pour expliquer l'assez grand dénuement de sa mise. Nous nous arrêtons à la terrasse d'un café proche de la gare du Nord. Je la regarde mieux. Que peut-il bien passer de si extraordinaire dans ses yeux ? Que s'y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d'orgueil ? C'est aussi l'énigme que pose le début de confession que, sans m'en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait.
« Les passantes », Antoine Pol, Emotions poétiques, 1918
Ce poème a été mis en musique et chanté par George Brassens un an après la mort du poète.
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais
A celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui
A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main
A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n'est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal
A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant
A ces timides amoureuses
Qui restèrent silencieuses
Et portent encor votre deuil
A celles qui s'en sont allées
Loin de vous, tristes esseulées
Victimes d'un stupide orgueil.
Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin
Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir