Roland Barthes, Mythologies, 1957: "Bichon chez les Nègres"

Le voyage des parents de Bichon dans une contrée située d’ailleurs très vaguement, et donnée surtout comme le pays des Nègres Rouges, sorte de lieu romanesque dont on atténue, sans en avoir l’air, les caractères trop réels, mais dont le nom légendaire propose déjà une ambiguïté terrifiante entre la couleur de leur teinture et le sang humain qu’on est censé y boire, ce voyage nous est livré ici sous le vocabulaire de la conquête : on part non armé sans doute, mais « la palette et le pinceau à la main », c’est tout comme s’il s’agissait d’une chasse ou d’une expédition guerrière, décidée dans des conditions matérielles ingrates (les héros sont toujours pauvres, notre société bureaucratique ne favorise pas les nobles départs), mais riche de son courage — et de sa superbe (ou grotesque) inutilité. Le jeune Bichon, lui, joue les Parsifal1, il oppose sa blondeur, son innocence, ses boucles et son sourire, au monde infernal des peaux noires et rouges, aux scarifications2 et aux masques hideux. Naturellement, c’est la douceur blanche qui est victorieuse : Bichon soumet « les mangeurs d’hommes » et devient leur idole (les Blancs sont décidément faits pour être des dieux). Bichon est un bon petit Français, il adoucit et soumet sans coup férir les sauvages : à deux ans, au lieu d’aller au bois de Boulogne, il travaille déjà pour sa patrie, tout comme son papa, qui, on ne sait trop pourquoi, partage la vie d’un peloton de méharistes3 et traque « les pillards » dans le maquis.

On a déjà deviné l’image du Nègre qui se profile derrière ce petit roman bien tonique : d’abord le Nègre fait peur, il est cannibale ; et si l’on trouve Bichon héroïque, c’est qu’il risque en fait d’être mangé. Sans la présence implicite de ce risque, l’histoire perdrait toute vertu de choc, le lecteur n’aurait pas peur ; aussi, les confrontations sont multipliées où l’enfant blanc est seul, abandonné, insouciant et exposé dans un cercle de Noirs potentiellement menaçants (la seule image pleinement rassurante du Nègre sera celle du boy, du barbare domestiqué, couplé d’ailleurs avec cet autre lieu commun de toutes les bonnes histoires d’Afrique : le boy voleur qui disparaît avec les affaires du maître). À chaque image, on doit frémir de ce qui aurait pu arriver : on ne le précise jamais, la narration est « objective » ; mais en fait elle repose sur la collusion pathétique de la chair blanche et de la peau noire, de l’innocence et de la cruauté, de la spiritualité et de la magie ; la belle enchaîne la Bête, Daniel4 se fait lécher par des lions, la civilisation de l’âme soumet la barbarie de l’instinct.

L’astuce profonde de l’opération-Bichon, c’est de donner à voir le monde nègre par les yeux de l’enfant blanc : tout y a évidemment l’apparence d’un guignol. Or comme cette réduction recouvre très exactement l’image que le sens commun se fait des arts et des coutumes exotiques, voilà le lecteur de Match confirmé dans sa vision infantile, installé un peu plus dans cette impuissance à imaginer autrui que j’ai déjà signalée à propos des mythes petits-bourgeois. Au fond, le Nègre n’a pas de vie pleine et autonome : c’est un objet bizarre ; il est réduit à une fonction parasite, celle de distraire les hommes blancs par son baroque vaguement menaçant : l’Afrique, c’est un guignol un peu dangereux.

Et maintenant, si l’on veut bien mettre en regard de cette imagerie générale (Match : un million et demi de lecteurs, environ), les efforts des ethnologues pour démystifier le fait nègre, les précautions rigoureuses qu’ils observent déjà depuis fort longtemps lorsqu’ils sont obligés de manier ces notions ambiguës de « Primitifs » ou d’« Archaïques », la probité intellectuelle d’hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan5 aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l’une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d’ordre.

 

Notes :

1.     Personnage mythique de la mythologie germanique ayant donné son nom à un opéra de Wagner (1882).

2.     Cicatrices rituelles.

3.     Soldat montant un dromadaire.

4.     Personnage biblique jeté dans une fosse contenant des lions, il parvint à leur échapper.

5.     Ethnologues français.

Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771

 J'ai plusieurs fois été, moi second ou troisième, me promener dans l'intérieur1. Je me croyais transporté dans le jardin d'Éden ; nous parcou­rions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres frui­tiers et coupée de petites rivières qui entretenaient une fraîcheur délicieuse sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des groupes d'hommes et de femmes assises à l'ombre des vergers, tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur [ ... ]

Le peuple de Tahiti est composé de deux races d’hommes très différentes, qui cependant ont la même langue, les mêmes mœurs et qui paraissent se mêler ensemble sans distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus grande taille : il est d’ordinaire d’en voir de six pieds et plus. Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part de si beaux modèles. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens ; et s’ils étaient vêtus, s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous. En général, leurs cheveux sont noirs. La seconde race est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin ; sa couleur et des traits différent peu de ceux des mulâtres. Le Tahitien qui s’est embarqué avec nous et de cette seconde race, quoique son père soit chef d’un canton ; mais il possède en intelligence ce qui lui manque du côté de la beauté. […]

On voit souvent les Tahitiens nus, sans autre vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes, et elles savent l’arranger avec assez d’art pour rendre ce simple ajustement  susceptible de coquetterie. Comme les Tahitiennes ne vont jamais au soleil sans être couvertes, et qu’un petit chapeau de cannes2, garni de fleurs défend leur visage de ses rayons, elles sont beaucoup plus blanches que les hommes. Elles ont les traits assez délicats ; mais ce qui les distingue, c’est la beauté de leurs corps dont les contours n’ont pas été défigurés par quinze ans de torture.

Au reste, tandis qu’en Europe les femmes se peignent en rouge les joues, celles de Tahiti se peignent d’un bleu foncé les reins et les fesses ; c’est une parure et en même temps une marque de distinction. Les hommes sont soumis à la même mode. Je ne sais comment ils s’impriment ces traits ineffaçables ; je pense que c’est en piquant la peau et en y versant le suc de certaines herbes ainsi que je l’ai vu pratiquer aux indigènes du Canada. Il est à remarquer que de tout temps on a trouvé cette peinture à la mode chez les peuples voisins encore de l’état de nature. Quand César fit sa première descente en Angleterre, il y trouva établi cet usage de se peindre :  omnes vero Britanni se vitro inficiunt, quod coerulem efficit colorem3. Le savant et ingénieux auteur des recherches philosophiques sur les Américains4 donne pour cause à cet usage général le besoin où on est, dans les pays incultes, de se garantir ainsi de la piqûre des insectes caustiques5 qui s’y multiplient au-delà de l’imagination. Cette cause n’existe point à Tahiti, puisque comme nous l’avons dit plus haut, on y est exempt de ces insectes insupportables. L’usage de se peindre y est donc une mode comme à Paris. Un autre usage de Tahiti, commun aux hommes et aux femmes, c’est de se percer les oreilles et d’y porter des perles ou des fleurs de toutes espèces. La plus grande propreté embellit encore ce peuple aimable. Ils se baignent sans cesse et jamais ils ne mangent ni ne boivent sans se laver avant et après.

Le caractère de la nation nous a paru être doux et bienfaisant. Il ne me semble pas qu’il y ait dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant. Il est probable que les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi6 dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y ait point de propriété et que tout est à tous.

 

Notes :

1.     A l’intérieur des îles Samoa.

2.     Les cannes sont des roseaux ou des bambous.

3.     Citation de La Guerre des Gaule de César : « En vérité les Bretons (habitants de Grande-Bretagne) se teignent de pastel parce qu’il donne une couleur bleue.

4.     Un savant de l’époque de Bougainville.

5.     Insectes qui attaquent et dont la piqûre donne une sensation de brûlure.

6.     Se font confiance.