En effet , l'auteur a cherché avant tout à faire entendre les voix des hommes dans la guerre, au milieu des combats. Bien sûr le lecteur averti peut aisément reconnaître des  indices des affrontements de 14/18: guerre de tranchées, guerre dans la boue et  le froid, avec des lignes de front et la relève des soldats, les permissions à l'arrière; mais il ne s'agit pas d'un roman autour de la guerre ou d'un récit qui chercherait à montrer toute  la guerre, c'est plutôt une tentative de mettre en mots ce qui ne peut être dit ou entendu; chacun des soldats, chaque personnage imaginé par l'écrivain, représente symboliquement une attitude possible de l'homme sous la mitraille; il y avait ceux qui se taisaient et ceux qui hurlaient, ceux qui couraient et ceux qui tremblaient, ceux qui priaient et trouvaient refuge dans la foi et ceux qui mouraient en maudissant Dieu et les hommes.

Gaudé a ainsi inventé autant de personnages que de possibilités de faire entendre la voix de la guerre à travers l'homme et à travers l'art en général et l'écriture en particulier; En lisant ce roman, vous ne pourrez pas vous empêcher de penser à celui auquel vous auriez pu ressembler. Quels cris auriez -vous poussés durant l'assaut ? Comment inscrire ces voix dans notre espace actuel sans penser qu'elles furent sans doute réelles ? La fiction donne ici à voir autant qu'à entendre ce qui fut et ce que l'homme vécut.

 Quelques voix : Jules ouvre la marche et c'est sa voix qui débute le récit mais Jules marche tête basse et sans "rien dire à personne"; D'où il vient , il ne veut rien en dire et lorsqu'il se remémore ce qu'il  a vu et ce qu'il  a fait , il ne sait pas comment le dire aux autres ; d'ailleurs les hommes de la vieille garde n'ont même plus la force de parler et se contentent d' " un grognement parfois. Pour dire qu'ils m'ont reconnu. " Marius lui , a fait comme tout le monde durant l'attaque : il a gueulé et couru. Boris lui a failli mourir et Jules lui a sauvé la vie. Le médecin entend trop de cris autour de lui et ne sait pas nommer "les cris que poussent  les hommes qui se débattent " Les souffrances qu'endurent les hommes n'ont pour lui, pas de nom . L'homme qui meurt est au- delà des cris : c'est ce que pense Marius quand il contemple le corps de Boris , tué par l'homme cochon : " j'ai voulu pleurer. Mes lèvres tremblaient mais aucun liquide, aucun son ne sortait de mon corps." (101)

L'homme- cochon est un des personnages les plus mystérieux du récit : on prétend qu'il s'agit d'un soldat devenu fou et qui ne sait plus parler; "certains affirment qu'il s'agit du fantôme écorché du champ de bataille" et que ses hurlements rappellent aux hommes leurs meurtres quotidiens. Une chose est sûre , c'est que personne ne supporte les cris horribles qu'il pousse : lamentations ou fou rire d'une bête sauvage, certains disent même que c'est le cri de la guerre elle-même, le chant démembré des morts. Pourtant quand il pousse ses cris fauves, on  l'impression qu'il prête sa voix aux hommes pour pleurer leurs morts . " (102) "Je crois que c'est la terre qui hurle par cet homme " dira le médecin .

 Pas de récit de guerre sans évoquer les combats et les combattants ; Certains ne feront qu'une courte apparition dans le roman. Le lieutenant Rénier va mourir lors de la première charge et sa mort va le priver définitivement de sa voix : bouche ouverte et yeux écarquillés " il semble encore crier à l'attaque alors qu'il gît dans la boue, que son corps est froid et que plus jamais personne n'entendra sa voix. "  Le narrateur ajoute qu'il méritait mieux que cela; (67) et évoque la fin tragique de tous ces jeunes gens qui pensaient mener une autre guerre , une guerre du siècle passé.  "ils tombent une belle phrase sur les lèvres qu'ils n'ont pas le temps de prononcer" (69)   Durant ce premier assaut de la relève, certains soldats comme Messard, se mettent à hurler : "il gueule à plein poumons; Je l'entends hurler et je le bénis pour ces exhortations lancées au ciel . Car dans la mêlée de l'attaque, ces cris si violents, si bestiaux, je les écoute et je les suis . " (64) 

Durant la mêlée, certains hommes craquent et se retournent contre Dieu ou sombrent dans la folie; c'est le cas de Barboni qui prononce le De profundis avant d'exécuter un jeune messager allemand d'une balle à bout portant en plein visage. Pendant ce temps, Jules roule vers la vie après avoir déserté et trahi les siens et la prière qu'il prononce est en quelque sorte l'inverse de celle de Barboni, c'est un hymne à la vie , c'est un Je vous salue Marie ou plutôt je vous salue Margot, d'un genre très spécial ;

Les morts contre les vivants : qui va l'emporter ? quels cris vous hanteront le plus longtemps ? et si au final, tout le monde sortait perdant de cette guerre en ayant certes gagné des combats mais perdu une part de son humanité . Ils furent pourtant de braves petits soldats parfois...