Le démon au sens grec de daimon, d'esprit, se manifeste dès les premières lignes du récit comme la figure de la tentation ; Gide évoque le démon de la curiosité qui pousse Bernard Profitendieu  à trouver la cachette des lettres d'amour de sa mère Marguerite, prénom aux consonances  diaboliques car il est celui de la femme pour laquelle le docteur Faustus se damne, poussé par le pacte que lui propose un démon appelé Méphistophélès ; Peu après , dans le chapitre suivant, Bernard sera à nouveau tenté par un démon et volera la valise d'Edouard en dérobant au préalable le ticket de consigne que ce dernier a jeté par erreur; le narrateur souligne habilement ce trait en mentionnant le geste du personnage  qui retrouve une pièce de 10 sous oubliée au fond d'une poche : "le démon ne permettra pas qu'il se perde " et peu après "il n'est pas un voleur que diable "  

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Olivier Molinier 

Vincent Molinier , le frère d'Olivier est également une des victimes du démon : la culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel; ce qui donnait au démon de grands avantages; le diable va , en effet, s'acharner sur ce personnage et ruiner son destin; d'abord en le faisant tomber amoureux de  Lilian; il délaisse Laura qu'il a pourtant mise enceinte, dépense l'argent de sa famille et va devenir un meurtrier; Mais le diable procède par étapes et le narrateur montre comment il agit de manière progressive; Simple observateur au départ, il se contente de le regarder agir  comme le note le narrateur :" laissons le , tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petit clé dans la serrure " ( p 60) ; Ensuite le démon va  s'attaquer à lui de manière retorse en lui faisant fléchir ses parents pour obtenir la permission qu'Olivier parte avec le Comte de Passavant en vacances  avant de, finalement , le transformer en meurtrier : le démon de l'ennui va le pousser, dans la troisième partie vers la folie et le meurtre de Lilian . C'est par une lettre d'Alexandre, le grand frère d'Armand , que nous retrouvons Vincent Molinier , fou qui se croit possédé par le diable .

Le Comte Robert de Passavant est lui aussi ,une âme damnée et un suppôt de Satan: le prénom même de Robert fait peut être référence au diable amoureux , le roman de Cazotte. Il manipule Vincent , se montre cynique avec son père et avec son jeune frère Gontran et parait sans cesse en représentation en public; Il verse du poison et de la perfidie sur le bonheur des autres . Le romancier mentionne ses interventions divines comme pour se dédouaner d'agir avec ses personnages  à sa guise ; Les interventions du diable pourraient ainsi se lire comme des tentatives de justifier, de manière en quelque sorte surnaturelle, les agissements des personnages et l'enchainement des événements au sein de la trame narrative du roman. Au lieu de se nommer comme le créateur de cette fiction, Gide désignerait ainsi le surnaturel comme un principe actif du récit. Toutefois, on distingue des interventions diaboliques qui jouent un rôle dans l'action mais aussi des discussions où il est question de religion, de manière plus générale.

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 Le personnage de La Pérouse, par exemple,  est celui qui nous permet de bien saisir cette ambivalence entre le démon et l'ange, tous deux au service de dieu apparemment : en effet, lorsqu'il évoque la religion, Monsieur de La Pérouse décrit Dieu comme une sorte de démon qui lui a menti et lui a fait prendre pour de la vertu son orgueil: "dieu s'est moqué de moi", s'écrie t-il: "il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister , et quand nous résistons, il se venge de nous encore plus " explique -t-il à Edouard .Dans le dernier chapitre du roman, La Pérouse se désole du silence de Dieu  et déclare que ce n'est jamais que le diable que nous parvenons à entendre . "Nous n'avons pas d'oreille pour écouter la voix de Dieu " ( 377)  . Il pense que désormais le bruit du diable couvre la voix de Dieu ; Il finit par avouer en sanglots que "le diable et le bon dieu ne font qu'un ; ils s'entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qui est mauvais sur la terre vient du diable; mais c'est parce qu'autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu . Il s'amuse avec nous comme un chat avec la souris qu'il tourmente . " La cruauté , dit -il , voilà le premier des attributs de Dieu . "

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La bande des  Faux-Monnayeurs 

Dans la troisième partie du roman, un ange se fait voir à Bernard et le guide pour choisir son chemin : cette intervention est très importante et s'étend sur un chapitre entier . (le chapitre XIII) .Nous retrouvons le sens d'envoyé de Dieu, de messager dans le mot "ange" . Bernard médite pour savoir quelle route il doit suivre quand l'ange fait son apparition dans le jardin du Luxembourg.  ( p 332) et  il le suit docilement : "il n'était pas plus étonné qu'il ne l'eût été dans un rêve " L'ange le guide vers l'église de la Sorbonne  et se met à prier; Bernard sent alors son coeur envahi d'un besoin de don et l'ange lui rappelle qu'il ressentait la même chose pour Laura; A la sortie du l'église, l'ange a disparu et Bernard se retrouve au restaurant ; à la fin du repas l'ange lui dit : "le temps est venu de faire tes comptes " Il l'entraine alors vers une estrade sur laquelle défilent des orateurs qui défendent l'engagement patriotique .Bernard renonce à signer un engagement et l'ange l'entraine dans des quartiers miséreux où il s'émeut; L'ange pleure et le soir venu, il rentre avec Bernard dans sa chambre où il luttèrent  toute la nuit. "sans qu'aucun des deux ne fut vainqueur"; mais le lendemain, sa lutte avec l'ange l'a mûri et il trouve refuge auprès d'Edouard qu'il interroge sur le sens à donner à sa vie .Il raconte alors à ce dernier les événements de la veille et avoue que poussé par un démon, il avait failli signer un engagement mais que quelque secret instinct l'a dissuadé; Edouard ne peut répondre aux interrogations de ce dernier mais lui conseille de  "suivre sa pente pourvu que ce soit en montant " (340) 

Pensant ce temps là, chez les Vedel, Sarah décide de repartir en Angleterre et crie à sa soeur Rachel : "je ne peux pas croire à ton ciel. Je ne veux pas être sauvée."  Cette remarque sonne comme l'acceptation de son destin.

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Dieu apparaît dans le roman comme une possibilité évoquée par certains personnages, les plus purs comme Boris ou Rachel ou les plus vieux comme La Pérouse ,de trouver un sens à leur existence et  à leurs malheurs mais le romancier semble leur répondre en évoquant, comme contrepoids  la part du diable; il n'hésite pas à transformer dieu en un être cruel qui joue avec les hommes comme un chat joue avec les souris qu'il s'apprête à tuer; face à ce Dieu trompeur mais inaccessible, Gide construit la figure d'un démon partout présent et dissimulé dans les moindres gestes du quotidien ; à la fois observateur caché et parfois instigateur, sous la forme d'un personnage retors, il serait une sorte de voix de la conscience qui rappellerait au lecteur les limites vacillantes entre le Bien et le Mal . Ange ou démon, parfois les deux , le principe spirituel chez Gide n'est pas un guide mais plutôt un garde-fou. L'ange ne répond pas aux questions de Bernard mais l'invite à chercher seul le sens de son existence et le démon ne peut être pris comme une excuse pour justifier l'existence du mal car la plupart de ceux qui ruinent leurs vies ne croient pas au diable. Au sein du roman, anges et démons s'agitent autour des personnages et remplacent   la toute-puissance de l'écrivain ou l'ironie du sort qui semble ainsi ne pas émaner de l'auteur mais d'un principe éthique indépendant .