On mange beaucoup dans le roman de Maupassant et souvent . A quoi servent les scènes de repas au juste ? Sont-elles décrites uniquement pour nous donner faim ? 

Comment mange-t-on à l’époque de Maupassant ? 

A u XIX°, l’élite sociale se compose de la haute bourgeoisie et de la nouvelle bourgeoisie . La première continue de recevoir chez elle et véhicule les manières qu’elle avait déjà sous l’Ancien Régime. Dans les banquets qu’elle donne, tout comme dans le banquet traditionnel, il est toujours question pour l’hôte d’étaler sa richesse et pour les convives de briller intellectuellement. Quant à la seconde, ses revenus lui permettent l’accès aux mets de luxe du siècle précédent, mais elle ignore le savoir-vivre et les bonnes manières de la table. N’osant pas encore afficher un train de vie trop luxueux chez elle, mais voulant se montrer et prouver que son capital lui permet d’avoir des goûts de luxe, elle mange au restaurant et fréquente les meilleurs tables de Paris. Tout au long du XIX°, elle cherche à imposer ses habitudes pour légitimer et renforcer sa nouvelle position. Parmi les valeurs qu’elle promeut, certaines ont un lien direct avec les représentations du repas. Son goût pour ce qu’il y a de meilleur et le développement des marchés et des restaurants conduisent à une nouvelle révolution gastronomique. Contrairement à la haute bourgeoisie, elle ne recherche pas de capital culturel : les discussions intellectuelles laissent la place à l’orgie et à la nourriture charnelle. 

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Le déjeuner sur l'herbe de Manet 

Cependant, jusqu’au milieu du XIX°, se nourrir reste une hantise quotidienne pour la majorité des gens. C’est pourquoi, le plaisir de manger, quand il est possible, rime avec abondance de nourriture et banquets interminables. 

DansBel-AmiMaupassant montre tout d’abord l’obsession de la nourriture pour le héros désargenté : Georges Duroy, arrivé à Paris sans le sou, doit choisir entre boire ou manger à tous les repas et la première fois qu’il est invité à dîner chez son ami Forestier, il est fasciné à la fois par le luxe de la table et par l’abondance des mets et des vins. « Le dîner était fort bon et chacun s’extasiait. M Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas . » 

Au XIX°, l’art culinaire jouit d’une importante popularité, surtout dans la deuxième moitié du siècle. Enfin, les écrits gastronomiques détaillent, sur un ton plaisant, les plaisirs raffinés da la bonne chère et prescrivent l’étiquette et les dernières modes alimentaires. En 1900, c’est la création du premier Guide Michelin. 

Dans la première moitié du XIX°, les plaisirs de la table ne sont que très lentement représentés dans la littérature. En effet, pour un certain romantisme du début du siècle, la nourriture, au même titre que les réalités physiologiques, est occultée. Les scènes de repas sont utilisées à des moments stratégiques du parcours du héros comme son arrivée, son mariage, sa réussite . C’est Balzac qui, le premier, a compris l’intérêt pour un romancier, de faire entrer les plaisirs de la table dans la littérature. Par contre, dans la deuxième moitié du XIX°, la littérature romanesque, s’ouvre plus largement à la représentation des plaisirs de la table avec des écrivains comme Flaubert, Zola, ou Maupassant. Ceux-ci mettent en scène les repas, de façon très détaillée, parce qu’ils y découvrent de véritables instruments pour montrer lemode de vie des personnages et les usages en société.La nourriture devient alors un des thèmes majeurs du réalisme .Le motif du repas devient un motif inscrit dans le temps de la narration et développé, sur le mode de la scène, pour aborder des problèmes comme : la famille toute puissante et aliénante, les rapports de pouvoir, la pauvreté et la richesse. 

Les repas dans le roman marquent l’ascension du héros . La première promenade du héros sans le sou sur les boulevards pleins des couleurs et des reflets des boissons, qu’il convoite, introduit son amour de l’argent et son goût pour les plaisirs .  "une soif chaude, une soif de soir d'été le tenait et il pensait à la sensation délicieuse des boissons froides coulant dans la bouche; " Il conjugue souvent les plaisirs de la bonne chère avec les plaisirs de la chair comme lors du repas au restaurant avec Clotilde et les Forestier .  " Une table carrée de quatre couverts étalait sa nappe blanche si luisante qu'elle semblait vernie. Et les verres , l'argenterie , le réchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portées par deux hauts candélabres."  On note à cette occasion une érotisation de la nourriture : «  Puis après le potage on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille.. et on se mit à parler d’amour. Et comme la première entrée n’arrivait pas, ils buvaient de temps en temps une gorgée de champagne en grignotant des croûtes arrachées sur le dos des petits pains ronds . Et la penséede l’amour, lente eenvahissante entrait en eux, enivrait peu à peu leur âme, comme le vin clair, tombé goutte à goutte en leur gorge, échauffait leur sang et troublait leur esprit. » 

Au fur et à mesure qu’il s’élève socialement, le personnage de Bel -Ami semble moins s’intéresser à la nourriture : Le voilà désormais qui compte souvent parmi les invités de Madame Walter, la femme de son patron au Journal. « Le dîner fut banal et gai, un de ces dîners où l’on parle de toutsans rien dire . Duroy ne resta pas tard trouvant monotone la soirée ». Il rentrera seul d’ailleurs sans Clotilde de Marelle. Lorsque cette dernière l’invite à dîner chez elle, il se sent un peu gêné : « il se sentit étrangement troublé non pas qu’il lui répugnât de prendre la main de ce mari,de boire son vin et de manger son pain, mai sil avait peur de quelque chose sans savoir de quoi. » 

Lorsque Madeleine lui demande de la rejoindre car elle craint que son mari décède , les repas ne sont plus une source de plaisirs dans ces circonstances tragiques : « Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. » 

Après avoir épousé Madeleine devenue veuve, en décidant qu’ils formeraient un couple libre, Georgesqui es fait désormais appeler Du Roy De Cantel emmène son épousen Normandie afin de la présenter à ses parents,des paysans aisés. «  Ce fut un long déjeuner de paysans aveunsuite de plats mal assortis, uen andouille après un gigot, uneomelette après l’andouille. Le père Duroy mis en joie par le cidre et quelques verres de vin, lâchait le robinetde ses plaisanteries dechoix. » Cette description critique montre que Madeleine ne se sent pas à sa place : « Le repas du soir , à la lueur d’une chandelle, fut plus pénible encore pour Madeleine que celui du matin. »

En revanche lorsque Madeleine dîne avec son nouvel amant le ministre Laroche-Mathieu , voilà ce qu’on trouve dans leur chambre : « Ils traversèrent une salle à manger dont la table non desservie montrait les restes du repas : des bouteilles à champagne vides, une terrine de foie gras ouverte, une carcasse de poulet et des morceaux de pain à moitié mangés . Deux assiettes posées sur le dressoir portaient des piles d’écailles d’huîtres. »

En exécutant son dernier coup d’homme de proie – s’assurer le mariage avec la très riche Suzanne – Bel-Ami jette dans l’eau du bassin de l’hôtel un morceau de pain : “Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet de mie qui flottait [...] et ils le dépecèrent”.

La nourriture tant enviée par Georges Duroy au début du roman ne lui fait désormais plus envie car il a pu satisfaire d’ autres appétits : celui des femmes et plus encore celui du pouvoir. Le dernier regard qu’il jette dans le roman n’est pas pour le banquet de ses noces mais pour la chambre des Députés qui se profile à l’horizon. 

En résumé il est devenu celui qui a croqué les autres.