Flaubert élabore avec Madame Bovary le portrait d’une femme prisonnière des hommes et de son environnement. . Très tôt dans le texte on annonce la couleur des ténèbres : la redondante rengaine des journées domestiques pousse Emma à vouloir atteindre un plus haut degré d’existence, au sens littéral d’une sortie de soi («Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris». Emma Bovary, jusque dans son nom de mariage, porte sur elle une douloureuse marque d’engourdissement. Jadis pensionnaire au couvent des Ursulines et sujette aux motifs d’une «belle éducation» , Emma Rouault, en s’unissant avec Charles Bovary, contracte du même coup la maladie du bovarysme, une affection grave passée à la postérité littéraire et qui signifie l’impossibilité de réaliser la moindre part de fantasme en nous.

Si Emma est tout de même un peu responsable de ses noces avec Charles, elle ne pouvait en revanche pas connaître les détails fondateurs de la jeunesse de son mari. Qui plus est, tout un équipage de malins génies semble avoir conspiré à la rencontre et à la formation d’un élan amoureux entre Emma Rouault et Charles Bovary. D’une part l’accident du père Rouault (la jambe cassée) constitue un premier signe de fatalité, celui-ci étant d’autre part recouvert par l’ambiance chagrine du veuvage (la mère Rouault est morte depuis deux ans, laissant son mari et sa fille dans la solitude subie d’une vie monotone).

C’est donc une souffrance que Charles découvre lorsqu’il arrive à la ferme des Bertaux pour soigner le père Rouault – le gémissement du corps meurtri et la discrète déploration d’une âme délaissée. On l’a fait appeler à la ferme alors que Charles est le médecin de Tostes, une commune située à «six bonnes lieues de traverse» des Bertaux . Sans doute qu’il eût été possible de faire appel à un autre praticien, cependant ce choix en apparence anodin domine de tout son hasard la nécessité d’une troisième souffrance dans la maison des Rouault, à savoir l’entrée du bovarysme parmi les affligés. Le bovarysme est imperceptible et facilement transmissible, surtout lorsque le malade originel s’avère insatisfait d’un premier mariage (avec Héloïse Dubuc) et qu’il fait la connaissance d’une jeune femme peinée (Emma Rouault). de l’Étude à travers lequel on voit débarquer un Charles Bovary de quinze ans, paradigme de l’anti-héros, «nouveau» de la classe qui ne correspond à rien de brillant et d’un tant soit peu prometteur .

Le nouveau de la classe est par définition un objet fondamental de curiosité; il ne fait rien comme il faudrait. Il est précisé en amont, à la toute première page du livre, que Charles dépasse tout le monde en taille, attribut qui le rend immédiatement différent. . On le regarde comme on observerait une anomalie. Non seulement il ne ressemble pas à la communauté des élèves, mais en plus il ne détient aucune sorte de créance ou d’intuition sur ce qu’il serait convenable de faire en vue de faciliter son intégration. Pour preuve, Charles n’ose pas esquisser un mouvement ; il est pétrifié par son introduction à la fois sociale et romanesque («la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux»).Par son absence de mouvement et son allure de statue maladroite, Charles est tout de suite caractérisé par un état de grande pesanteur. Il apparaît au lecteur à l’instar d’un être dépourvu d’énergie, une victime dont on se moque volontiers. Effrayé par des collégiens, comment Charles pourra-t-il s’affirmer dans la carrière d’une vie adulte ? Comment pourra-t-il assumer les devoirs qui incombent à l’homme mûr ? Le jeune Charles est en réalité déjà intimidé par les événements et par la découverte du nouveau.

Quand le professeur demande à Charles de se lever, ce dernier devient réellement le centre de toutes les attentions. Faisant tomber sa casquette à cette occasion, la maladresse de Charles suscite le «rire éclatant» du public juvénile, donnant à la scène une atmosphère de cirque. Charles est un clown malgré lui. Il est un objet de railleries, un défouloir. Les persécuteurs doivent profiter au maximum de cette nouvelle attraction. En outre, tout au long de sa vie, Charles sera toujours une espèce de «nouveau». Il sera un homme déplacé, un homme intempestif qui ne semble jamais être à sa place .

Ce pauvre caractère est d’autre part indirectement indiqué par un vêtement. La casquette du collégien Charles Bovary constitue le parfait symbole de ce personnage. Il s’agit d’un petit objet étrange («une de ces pauvres choses») assez inqualifiable («une de ces coiffures d’ordrecomposite»). En premier lieu, lorsque Flaubert évoque l’incertitude esthétique de l’objet, en somme sa banalité constitutive, il évoque de manière sous-jacente la petitesse de l’être-Bovary. Si Charles est physiquement fort, il est caractériellement faible à bien des égards. Embarrassé par sa condition, il est semblable à un animal qu’on aurait arraché de son milieu naturel. Or quel est le milieu naturel de Charles Bovary sinon la passivité et la vie conditionnée de bout en bout ? D’ailleurs, une fois son mariage consommé avec Emma, il joindra la vie d’un esprit croupissant à celle d’un corps accommodant : il empâtera .

En second lieu, ce couvre-chef présente de nombreuses nuances animalières. On parle d’un «bonnet de poil», d’une «casquette de loutre», «ovoïde et renflée de baleines», pourvue de «poils de lapin». Ce bestiaire du vêtement transforme Charles en un personnage qui ne fait plus partie du règne classique des hommes. Il subit une forme de déclassement.

D’une certaine façon, la casquette de Charles traverse tous les mondes possibles en vertu de ses multiples matières, néanmoins elle semble étrangère à toute notion fixe. Elle est partout à la fois et partout rejetée . Cet accoutrement résume clairement la condition de son propriétaire. N’empêche que le pire concerne la dernière partie de cette description cruelle : «[…] d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait». Pour commencer par l’élément le plus objectif, la casquette est aussi neuve que Charles est nouveau dans la classe. C’est sur lui probablement la seule chose capable de briller. Par conséquent, lorsque la casquette tombe, on ne voit que cela. Le scintillement de la casquette met en relief la médiocrité des gestes de Charles. Finalement vaincu par l’oisiveté et par une somnolence qu’il hérite de son père Charles effectue à Rouen des études passables qui ne feront pas tout à fait de lui un docteur en médecine mais plutôt un officier de santé. En étant un cran en-dessous, il est exactement à sa place.

Composée d’un amas de matières, cette casquette est la première pièce montée du roman. Elle précède la description du gâteau de mariage servi pendant les noces de Charles et d’Emma Autant le chapeau du jeune Charles fait éclater des rires, autant la pièce montée de son mariage «[fera] pousser des cris» . Les rires et les cris procèdent d’un rassemblement d’émotions divertissantes au détriment de Charles. Au même titre que la casquette, cette pièce montée n’impressionne pas; elle subjugue par sa grotesquerie.

Pour finir cet épisode de la salle de classe, notons que le texte dénote par sa quasi-absence de parole. La voix injonctive du professeur et les borborygmes de Charles mis à part, personne ne parle car en réalité tout le monde s’esclaffe. Dès le début de la scène, le poids du silence est perceptible. Charles et son couvre-chef accaparent l’attention. Le public est suspendu à cette double présence insolite. La voix qui s’introduit dans le silence général est celle du professeur – c’est la voix de l’ordre et elle enjoint Charles à se lever. L’ordre du professeur renforce la dimension subalterne de l’adolescent. Charles est quelqu’un de subordonné qui ne paraît pouvoir agir que sous l’effet d’un ordre ou d’une obligation formelle. Dans le silence pesant de la salle de classe, on comprend que c’est un être qui obéit davantage qu’il ne s’exprime. . En fin de compte le professeur confirme Charles dans sa place de bouc-émissaire ; il autorise le couronnement de l’humiliation.

Puis les rires surgissent, puissants et concertés, annulant toute velléité de parole chez le souffre-douleur. Cette faille du langage justifie la figure d’un Charles bredouillant. À mesure que les ordres s’intensifient, la gêne et l’angoisse s’emparent de Charles, aggravées par le despotisme croissant des écoliers. Ainsi lorsque le professeur demande à Charles son nom, ce n’est pas son identité conventionnelle qui sort. C’est plutôt son identité propre qui se révèle par le biais d’une crase en laquelle se concentre toute l’agglutination des platitudes qui président à ce tempérament étouffé : «Charbovari». Ce «Charbovari» déclenche le «vacarme» des élèves qui n’attendaient qu’une opportunité supplémentaire pour se vautrer dans le ricanement. En d’autres termes, on assiste au triomphe du bruit aux dépens de la parole intelligible.

Enfin, tandis que le «Charbovari» s’estompe lentement, il demeure cependant comme à l’état d’écho, telle une persistance de ce que sera l’existence de Charles Bovary : une série de vexations et de dissonances. Dans ce «Charbovari» caractéristique, on distingue une identité gluante, mal formée, mal née, inexprimable, uniquement fonctionnelle à travers la littérature.