mar.05
Comment les deux auteurs mettent- ils en scène ou en image la notion de sacré ?
Si le sacré est dépendant du fait religieux qu'il incarne , il peut néanmoins revêtir d'autres sens t Les deux œuvres au programme attestent de ces liens avec le sacré : on pensera notamment aux origines religieuses de la tragédie et aux spectacles qui se déroulaient durant les Grandes Dyonisiesa ainsi qu'aux fonctions religieuses de Sophocle dans la cité athénienne. Pour Pasolini , on peut penser à la dimension sacrée du mythe et à la permance d'un sentiment religieux à travers le regard du poète et de la caméra.
Sophocle ou le sacré indissociable de la religion
La crainte des Dieux = le ressort tragique
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Conception Sophocléenne de la divinité dans ses tragédies : renoncer à comprendre les décisions des dieux mais sans sombrer dans l'impiété pour autant
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L'hybris ou le péché de démesure qui consiste à se croire l'égal des dieux et qui condamen les hommes qui l'éprouvent
Tout ce à quoi l'entendement humain peut avoir accès, c'est la nécessité de la tempérance, la mesure, le contrôle de soi et la conscience de ses limites Fronton du temple oraculaire de Delphes : « Rien de trop »/ »Connais-toi toi même »
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L'entendement humain est sans commune mesure avec les dieux : il faut leur faire confiance aveuglément
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Épisode 2 - Œdipe se confiant à Jocaste : l'oracle de Delphes lui a prédit son avenir mais n'a pas répondu à sa question, à savoir l'identité de ses parents et ses origines
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Apollon dit Loxias ( l'oblique) – Tirésias (Épisode 1) lui donne ce nom – Pour le devin lui-même l'oracle ( comprendre et traduire la parole divine) est un défi autant qu'un art et un don de mancie (prédiction)
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Tirésias détenteur avec humilité de la vérité s'abstient dans un premier temps de la délivrer : il pense que les dieux sauront révéler leur volonté en temps voulu sans son intermédiaire.
▪ Il a conscience de n'être qu'un porte-parole impuissant : Il sait d'avance qu'Oedipe ne l'écoutera pas et ne le croira pas ; qu'avec ou sans ses révélations, de toute façon lavolonté des dieux s'accomplira le moment venu.
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Le proskenium – le lieu de la profanation et de l'hybris – celui aussi de la nemesis ( la colère des dieux) châtiment exemplaire de l'hybris
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Le proskenium , l'espace dévolu aux acteurs/personnages : L'espace où les personnages génèrent les péripéties qui font avancer l'action en agissant et en parlant : Œdipe, le premier de tous les personnages mais aussi Jocaste, refusent de s'abstenir et d'attendre la volonté des dieux et se croient libres de leurs paroles et de leurs actions sans chercher à les modérer ( Tirésias/Créon/ le vieux serviteur jouent le rôle d'instances modératrices )
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Les relations entre les protagonistes marquent leurs divergences en regard de l'espace du sacré
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Prologue+ Premier épisode en réponse au Parodos – supplications adressées aux dieux mais Œdipe prend l'initiative d'y répondre = se présente par deux fois comme substitut des divinités invoquées
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L'offense à Tirésias : Oedipe montre une colère irraisonnée contre autrui ; or la colère est une forme de l'hybris)
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Les paroles impies contre les oracles ( impiété désapprouvée par le chœur dans le deuxième stasimon) et l'affirmation de la liberté humaine ; Jocaste ( second épisode ) leur conteste toute validité mais elle blasphème et se trompe ( Laïos a bien été tué par son fils) ;Œdipe reprend à son compte l'opinion de Jocaste quand le Corinthien lui annonce la mort de Polybe et blasphème à son tour (et se trompe aussi...)
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La Némésis (colère divine ) frappe de façon spectaculaire sur le proskenium les personnages qui se sont laissé aller à l'hybris : Œdipe et Jocaste
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Le palais ( skéné ou partie du proskenium qui sert entre autre de décor) évoqué par le messager dans l'exodos comme lieu de toutes les horreurs, est l'espace de la profanation, de la transgression de l'interdit : inceste, suicide.
L'orchestra où évolue le chœur : l'espace où la volonté divine est honorée et jamais transgressée dans la tragédie grecque
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Scénographie : L'orchestra séparée du prokenium et situé quelques marches plus bas : cette séparation matérialise les deux espaces ; l'un où le sacré est respecté, l'autre où il est remis en cause
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Humilité et tempérance, modération par rapport au proskenium lieu de l'hybris et plus en hauteur, donc proche de l'ether où résident les dieux selon Sophocle.
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Stasima : de pieuses adresses aux dieux ponctuent les péripéties : Le chœur personnage collectif secondaire mais instance modératrice et exemplaire par sa piété ; renforce le lien entre le spectacle te le sacré par ses commentaires , ses prières , ses suppliques
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1° stasimon – Il montre un dilemme après épisode 1 : le choeur est tenté de croire aux accusations de Tirésias, oracle d'Apollon, portées contre Œdipe/ ou de croire en Œdipe indubitablement assisté par les dieux quand il a sauvé Thèbes de la sphinge et contester la validité des oracles → S'abstenir de trancher car dans l'un et l'autre cas, cela pourrait remettre en cause les dieux
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Indignation du choeur qui a assisté à l'impiété de Jocaste – 2° stasimon : le choeur constitue une sorte de guide pour les émotions des spectateurs ; il est le reflet de la mediocritas , l'homme du milieu, l'homme de la foule, un individu lambda.
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Le Chœur et la cité athénienne : Les parodoï dans la scénographie ( dispositif scénique de la représentation ) montrent la proximité du Chœur et du public et cette connivence spatiale renforce ce lien spcetateur/choreute
Pasolini ou le sacré à l'état sauvage, dissocié du religieux
Une représentation dégradée du sacré envisagé comme rituel religieux lorsque l'on compare la pièce de Sophocle et son adaptation par Pasolini
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Suppression du chœur remplacé selon Pasolini par des chants populaires roumains : on l'entend dans une langue que Pasolini a choisie parce qu'elle est incompréhensible, mais on ne le voit pas
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Désacralisation de l'oracle de Delphes : La pythie sans son temple monumental n'est pas mise en valeur : au lieu de mâcher des feuilles de laurier ,elle se gave de riz et émet un rire discordant – Registre burlesque ?
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Escamotage du Sphinx : un fait religieux évacué avec une forme d'intériorisation du sacré ; incarnation de l'inconscient d'Oedipe : la modernité des théorie freudiennes se substitue à la tradition mythique du monstre invincible envoyé par les dieux)
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Tirésias ne réclame plus qu'allusivement la dignité de prêtre d'Apollon et se définit plutôt lui-même comme un mendiant aveugle et errant ; Sa dimension humaine de joueur de flûte et non sa fonction d'oracle d'Apollon fait envie à Œdipe
Oedipe dans l'épilogue se substitue à Tirésias : la dimension sacrée persiste ( guidé par le messager rebaptisé Angelo) mais le personnage est dépouillé en partie de sa dimension religieuse. Joue plutôt le rôle d'un guide -
Pasolini critique amer de la civilisation moderne qui a perdu le sens du sacré. Nostalgie d'une préhistoire, un temps mythique qu'il réinvente dans Œdipe roi -
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La "voie du sacré" est à l'origine de ce que Mircéa Eliade, uen historienne des religions, appelle l'homo religiosus. Ce dernier croit à une réalité absolue, le sacré, qui réorganise sa conception du monde au quotidien : tout y est potentiellement une présence divine qui se manifeste au moyen de signes Mircéa Eliade appelle ainsi hiérophanie l'irruption du sacré à travers le monde profane. L'homme saisit l'irruption du sacré dans le monde et découvre ainsi l'existence "d'une réalité absolue, le sacré qui transcende ( dépasse ) ce monde-ci mais qui s'y manifeste ." En se manifestant, le sacré créé une dimension nouvelle. Découvrir cette dimension sacrale du monde est le propre de l'homo religiosus. Son sentiment d'être au monde en est modifié : il échappe à l'absurde et admet l'existence d'une cohérence dont il ne peut saisir que les manifestations sans les comprendre.
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Pasolini organise une forme de persistance du sacré chez l'homme moderne en reprenant certains motifs sacrés ;
◦ Le motif du pré - un lieu saint, sanctifié par l'image car le lieu du lien mère-enfant dans sa plénitude. (scène de l'allaitemet , du jeu et du bébé sur la couverture en ouverture du film)
« Il subsiste, écrit Eliade, des endroits privilégiés, qualitativement différents des autres : le paysage natal, le site des premières amours, ou une rue ou un coin de la première ville étrangère visitée dans la jeunesse. Tous ces lieux gardent, même pour l'homme le plus franchement non- religieux, une qualité exceptionnelle, « unique » : ce sont les « lieux saints » de son univers privé, comme si cet être non-religieux avait eu la révélation d'une autre réalité que celle à laquelle il participe par son existence quotidienne. » Pasolini se serait inspiré d 'un rite archaïque ,celui de la renaissance avec la déposition des nouveaux-nés au contact de la terre mère -
Nombreuses images de rites archaïques, africains, prêtres chamans
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Le cinéma de Poésie : réenchanter le monde en révélant sa dimension sacrée
Pasolini, le cinéaste arpenteur et déchiffreur du monde = Statut de cinéaste et poète revendiqué comme une nouvelle conception du cinéma : faire du cinéma à la manière d'un poète et donner des signes à déchiffrer au spectateur
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Les images finales de la figure du Poète lyrique aveugle et guidé par un ange dans un monde moderne industrialisé qu'il se charge de réenchanter en jouant d'une flûte archaïque transmise par un oracle des temps primitifs peuvent être déchiffrées comme le gage d'une initiation accomplie et réussie: le transfert dans un nouveau mode d'une figure permanente de la nature humaine L'homme moderne doit réapprendre le sacré et le poète détient parmi les initiés une place de choix. Même aveugle, il est « voyant » au sens que Rimbaud donne à ce terme : voyant jusqu'à l'excès, « le dérèglement de tous les sens », prix auquel se paie l'initiation chez Rimbaud comme chez Pasolini. .
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▪ L'hybris apparaît donc récompensé dans le film de Pasolini par le don de poésie au terme du parcours initiatique qui mène le nourrisson abandonné par sa mère dans un pré à l' homme fait et initié.. Le retour au pré ( épilogue) parle alors le langage lyrique de l'initié réconcilié avec un monde dont le caractère sacré lui a été révélé lors de son initiation.
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Le sacré dans le cinéma apparait également grâce aux procédés techniques : tout ce qui contribue à faire sentir la caméra et le regard que le cinéaste poète porte sur le monde pour en révéler et en dévoiler au spectateur la dimension sacrée. Technique dite de la caméra subjective indirecte libre .
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Certaines scènes sont porteuses de signes comme l'oracle de Delphes ou la confrontation d'Oedipe avec le sacré institutionnalisé ; Ce passage a un statut ambigu : Hallucination ? La foule et la Pythie apparaissent et disparaissent pour reparaître à l'écran = la caméra adopte le regard et le point de vue d'Oedipe..
Pasolini cherche donc à déréaliser le monde qu'il filme et lui restituer une innocence primitive perdue dans nos sociétés modernes : il cherche à créer un cadre imaginaire qui serait, selon la sensibilité lyrique et l 'imagination du Poète /cinéaste, un équivalent des temps mythiques, une pré-histoire où pourrait se donner à voir et à sentir la présence du sacré dans le monde qui nous entoure . Les choix techniques sont au service de cette ambition avec notamment les Décors : le choix du Maroc – La Roumanie trop industrialisée renoncée ▪ et l'appareillage de la caméra : recours à des filtres orangés pour déréaliser la lumière ; On peut penser également aux costumes et masques, autant d'emprunts, mélangés, aux différentes cultures primitives : Aztèques pré-colombiens, Océanie, Afrique.
Le cinéma de poésie doit faire sentir par tous les moyens la présence de l'auteur : c'est son regard porté sur le monde – Celui du Poète qui, dans le cinéma de Pasolini, (vocation première de poète lyrique et dont, à ce titre la sensibilité toute en subjectivité est revendiquée, avant de devenir cinéaste), mais aussi dans la conception moderne de sa fonction, révèle derrière la banalité des apparences une autre réalité du monde : une réalité réenchantée, resacralisée par le regard du cinéaste à l'oeuvre derrière l'objectif de sa caméra.
▪ Tout est signe proposé au spectateur comme passible de déchiffrement poétique dans Oedipe : notamment l'apparente gratuité de certains détails : Ainsi le labyrinthe où Oedipe se perd jusqu'à rencontrer la jeune fille nue, la fleur sur son chapeau abandonné au pied de la borne, le plan sur des cigognes dans le ciel...