Il s’agira d’étudier en quoi cette scène d’aveu remplit sa fonction dramaturgique (poursuivre l’exposition de la pièce) tout en annonçant déjà  la fatalité qui pèse sur la destinée du héros. 

  1. La dramatisation de l’aveu

1. Une scène de confidence : un aveu surprenant 

  • Le rôle de Don César est ici proche de celui du confident des tragédies classiques : sa présence justifie la prise de parole de RB (de façon plus vraisemblable que s’il s’était agi d’un monologue) et les révélations qui vont suivre. 
  • En effet, cette scène tirée du premier acte de la pièce constitue un prolongement de l’exposition : le dialogue entre le héros et son confident permet par le biais de la double énonciation de délivrer au lecteur/spectateur des informations essentielles et de mettre en place l’intrigue tout en suscitant son intérêt. 
  • Les réactions de Don César (interrogations et exclamations) sont d’ailleurs le miroir de celles que peut avoir le public face à l’aveu surprenant de RB. Ces interventions sont réduites à quelques syllabes, mais leur expressivité (interrogations et exclamations) participe à la dramatisation du passage.

2. Une libération progressive de la parole: des révélations successives 

  • Les brèves interventions de Don César divisent la prise de parole de RB en quatre répliques. Chacune d’elle constitue une étape et un nouvel aveu : l’aveu par RB de sa condition de laquais / l’aveu d’une passion dévorante / l’aveu de l’identité de la femme aimée / l’aveu de sa jalousie envers le roi.
  • La parole de RB semble se libérer au fil du passage : ses quatre répliques sont de longueurs croissantes (5 vers / 8 vers / 10 vers / 14 vers).
  • Cependant, ce qui caractérise le passage et crée sa tension dramatique, c’est plutôt l’hésitation entre libération et rétention de la parole  : l’aveu ne se fait pas sans détours et retardements.

3. L’amplification de la gravité de l’aveu

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  • Un effet d’attente est créé par la construction des répliques de RB qui prennent l’apparence d’énigmes : la seconde s’achève par une question (v. 13) à laquelle il répond immédiatement, mais cette réponse suscite plus d’interrogations encore ; la troisième se présente explicitement comme une devinette soumise à Don César et au public (« Tu ne devines pas ? » v. 21) et s’achève par l’aveu de l’amour éprouvé pour la reine ; la quatrième commence  par le présentatif « il est… » (v. 25) relancé par « il est un homme » (v. 26), mais la solution n’arrivera qu’au vers 37 : il est question du roi.
  • Chacun de ces aveux est précédé par des images, des hyperboles qui amplifient son caractère insensé.On y retrouve l'image du feu amoureux mortel , autre ressemblance avec l'univers de la tragédie classique et ses passions funestes. 
  • Des effets liés à la versification renforcent les effets d’attente et d’amplification, par exemple l’enjambement des vers 22 - 23 qui retarde la révélation de l’identité de la femme aimée

Ces détours, ces effets d’attente qui captent l’attention du lecteur/spectateur, mettent aussi en évidence la difficulté du personnage à avouer son amour insensé et douloureux pour la reine.

II. L’expression d’un amour impossible et douloureux

1. Un lyrisme exalté : le héros romantique sur scène 

  • L’amplification progressive des répliques évoquée plus haut traduit l’exaltation qui saisit peu à peu le héros.
  • Cette montée de l’exaltation est également retranscrite par les redoublements de termes (« être esclave, être vil » v. 9) ou  les gradations (« quelque chose / D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï » v. 15 - 16).
  • Le lyrisme passionné de RB s’exprime par un rythme saccadé que soulignent les nombreux tirets, l’emploi fréquent de la modalité exclamative, les interjections qui viennent entrecouper le propos ainsi que la succession parfois heurtée (v. 14) des verbes à l’impératif.

2. La puissance de la passion amoureuse

La violence de l’amour est suggérée par des images terrifiantes :

  • La métaphore de l’«hydre aux dents de flamme » (v.11)  exprime la souffrance intérieure du héros.
  • Elle est reprise au vers suivant par l’adjectif « ardent » (v.12) qui évoque une sensation de brûlure. L’idée d’étouffement est présente à travers l’expression « serre le coeur » (v.12).
  • L’amour provoque une véritable douleur physique, un mal qui ronge  la « poitrine », le « coeur ». 
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3. La conscience de la fatalité

  • L’amour impossible de RB pour la reine est associé à un « poison affreux » (v. 18), ce qui semble prémonitoire : RB mourra en effet en s’empoisonnant pour sauver la reine du déshonneur.
  • L’annonce d’un destin tragique est explicitement présente dans la troisième réplique de RB avec l’expression antithétique « une fatalité dont on soit ébloui » (v. 17) qui retrouvera dans l'expression soleil noir,chères à Hugo, son pendant poétique 
  • L’image du « gouffre où [s]on destin [l’] entraîne» (v. 22), omniprésente dans l’ensemble de la pièce, représente métaphoriquement cette fatalité qui pèse sur lui. D’autres termes (« creuse », « abîme », «noir ») font également écho à cette métaphore.

L’amour impossible de Ruy Blas pour la reine est donc l’un des aspects que prend la fatalité qui pèse sur sa destinée. Cette fatalité est étroitement liée à la condition sociale du personnage.

III. Ruy Blas, une incarnation de la fatalité sociale

  1. Une reconstitution historique
  • Les toponymes « Aranjuez » et « L’Escurial » ainsi que les noms des personnages aux sonorités hispaniques (nom de César précédé de Don) créent ce qu’on appelle la couleur locale, le cadre exotique souvent présent dans les oeuvres romantiques. Le drame se déroule en effet dans l’Espagne du XVIIe siècle.
  • Les v. 30-31 évoquent un usage particulier à la cour d’Espagne.
  • Il est sans doute possible de voir dans le tableau que brosse Victor Hugo de l’Espagne de la fin du XVIIe siècle dans la pièce un reflet de la France des années 1830 (époque de composition de la pièce). Hugo utilise ainsi le principe de distanciation que reprendra , par exemple, Anouilh en utilisant le mythe d'Antigone pour faire réfléchir le public de 1944 sur la politique de collaboration de la France occupée par les allemands .

2. La vision du roi par Ruy Blas, entre fascination et terreur

  • Le champ lexical de l’effroi (« terreur », « tremblant », « redoutable ») est très présent dans la longue tirade de RB sur le roi, un être redouté.
  • La toute-puissance royale est exprimée par la comparaison avec Dieu (v. 28) et par le rappel de son pouvoir de vie et de mort sur ses sujets (v. 31).
  • Le terme « fantaisie » évoque de façon péjorative le caractère arbitraire de ses décisions. 
  • Le roi est également présenté comme un être inaccessible et isolé.
  • Cependant, et même si la pièce reflète la réflexion politique et sociale de son auteur, le roi dont RB fait le portrait ne saurait être assimilé au monarque français contemporain de Victor Hugo, Louis-Philippe. La figure du roi sert surtout à mettre en évidence, par contraste, la position de RB et le caractère insensé, et par conséquent tragique, de son amour pour la reine.

3. Ruy Blas, un être déclassé

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  • Ruy Blas est un homme du peuple, mais l’éducation de qualité qu’il a reçue lui a permis de s’élever au-dessus de sa condition. C’est pourquoi il souffre de son statut de laquais. Son nom qui associe le patronyme aristocratique Ruy et le nom populaire Blas reflète ce déchirement.
  • La « livrée » désignée par la périphrase dégradante de « habit qui souille et déshonore », qualifiée d’ « infâme », représente la condition servile de RB, qui souffre de son déclassement.
  • Cet abaissement social est sans rapport avec les qualités de RB, homme d’honneur comme le montrera la suite de la pièce. C’est pourquoi Don César entretient une relation d’égalité avec lui comme le montrent la didascalie « lui serrant la main » ou l’apostrophe «Frère ! » par laquelle RB s’adresse à lui.
  • Il n’en reste pas moins que l’amour de RB pour la reine relève d’une incongruité sociale insurmontable, ce que met en évidence la jalousie du héros envers le roi, sentiment présenté comme grotesque au v. 37. Le caractère grotesque de la situation est renforcé par le prosaïsme des expressions employées par RB : au v. 39, la reine est rabaissée par la trivialité de l’appellation « femme du roi ».

Ainsi, cette scène d’aveu est essentielle à la pièce puisqu’elle prolonge l’exposition en mettant en place l’intrigue. La révélation par Ruy Blas de sa passion insensée pour la reine est également l’occasion pour Victor Hugo de nouer étroitement deux thèmes essentiels du drame, celui d’un amour exacerbé par la conscience tragique de son impossibilité et celui de la fatalité sociale qui pèse sur le héros.

Les ouvertures possibles : la fatalité amoureuse au théâtre ( comparaison avec Phèdre ou d'autres tragédies qui reposent sur une passion funeste ou un amour impossible  ); un amour condamné par la différence de statut  sociale des amants .