En réalité, c'est le comité de rédaction de la revue de Paris qui publie le roman de Flaubert sous forme de feuilletons, qui décide collectivement  de supprimer certains passages du roman jugés "sulfureux" notamment la scène où Emma et Léon consomment l'adultère dans un fiacre qui roule  ; Du coup, Flaubert proteste et la justice s'empare de l'affaire dans un contexte politique qui révèle de la part du gouvernement impérial , un désir de contrôler la production artistique contemporaine. L'avocat Ernest Pinard est le porte-paroles de l'accusation.  Nous examinerons donc ses principaux arguments .Alors que l'outrage aux bonnes moeurs vise tout ce qui blesse la pudeur comme l'emploi de certains mots  orduriers ou grossiers qui désignent des réalités inacceptables pour la société de l'époque , on entend  par morale publique l'ensemble  qui demeure à définir, des valeurs sur lesquelles se fonde un  consensus social , et   sur lesquelles la plupart des gens sont d'accord comme par exemple l'institution du mariage ou la condamnation de l'adultère, le respect des parents; Reprenons donc les griefs du procureur afin de voir s'ils sont vérifiés par le roman ; Ensuite, nous examinerons les justifications apportées par le défenseur du romancier, maître Simard et enfin nous nous demanderons si l'écriture d'un roman, ouvrage de fiction doit obéir aux catégories de la morale.

 Que reproche-t-on au juste  à Madame Bovary ?  Le procureur débute son réquisitoire en faisant état de la couleur lascive du roman; il compte démontrer que Flaubert s'attache à des détails grivois comme par exemple le contentement sexuel de Charles après sa nuit de noces :  "ce mari du lendemain que l'on eut pris pour la vierge de la veille" Le mariage a donc satisfait a priori les sens de Charles qui est désormais "le coeur plein des félicités de la nuit, l'esprit tranquille, la chair contente" On reproche évidemment  à Flaubert d'avoir ridiculisé le mariage dans la personne de Charles , un mari naïf, béat et stupide pour certains, qui va jusqu'à pardonner à l'amant de sa femme et qui refuse de croire qu'elle l'a vraiment trompée même quand il lit les lettres qu'elle recevait de Rodolphe  . Mais c'est surtout le personnage d'Emma et son immoralité qui est la cible principale des critiques du procureur.

 Pourquoi des accusations aussi virulentes ? Le contexte littéraire de l'époque a sans aucun doute joué un rôle important dans la réception du roman par ses contemporains. En effet, Flaubert fait partie de la génération réaliste  et opère , à sa manière, une rupture avec le passé romantique; Le roman devient un outil d'exploration du réel et tente de restituer la banalité et la  trivialité  de l'existence. Napoléon III porté au pouvoir par une frange cléricale et progressiste de la population, exerce un pouvoir autoritaire et n'hésite pas à censurer ou à exiler les artistes porteurs de ce qu'il considère soit, comme une modernité trop audacieuse, soit comme une opposition politique masquée. Flaubert appartient également à cette jeunesse qui refuse et critique les valeurs morales dominantes mais a grandi avec des modèles romantiques qui ont façonné son goût et qu'elle continue à admirer. Dans les cercles des romanciers réalistes, on milite pour un art sans lyrisme et le roman entre dans l'ère positiviste qui , suivant les préceptes de la philosophie d'Auguste Comte, s'efforce d'avoir une approche scientifique du réel.La critique conservatrice  ne mâche pas ses mots et évoque parfois une littérature putride, facile, dangereuse sur le plan moral car elle recherche le succès au moyen de l'immoralité des intrigues, des perversités des personnages et du cynisme des tableaux. Un article dans le Figaro parle même d'une "école monstrueuse de romanciers". Seul le public qui va plébisciter les romans réalistes fera pencher la balance; le roman, genre jusque là considéré comme mineur, accède à la notoriété lorsqu'il élargit son champ de vison et embrasse, justement, la totalité du réel, l'ensemble des catégories sociales et lorsque sa matière s'inspire des faits divers relatés dans la presse régionale. Rien d'étonnant donc que les critique pleuvent sur le roman de Flaubert et une morale bien pensante veut voir en lui un farouche adversaire du mariage , considéré alors comme un des piliers de l'ordre social avec la religion. 

En effet , Emma est déçue par son mariage mais c'est parce qu'il ne comble pas ses attentes romantiques : ce n'est pas l'institution que Flaubert remet en cause mais bien plutôt l'éducation de la jeune fille qui se "considérait comme fort désillusionnée, n'ayant plus rien à apprendre, plus rien à sentir." Emma est également déçue sur le plan social car la situation de son mari ne lui permet pas d'avoir le luxe dont elle rêvait et qu'elle avait imaginé à partir de ses lectures. Elle se considère comme supérieure à lui : " Mais il n'enseignait rien celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. "Mais le père Rouault ne donne t-il pas une autre image de la félicité conjugale lorsqu'il évoque les souvenirs de son bonheur passé.  Tou else couples ne sont pas malheureux dans le roman et pour beaucoup, comme pour Léon, par exemple le mariage demeure un but.Le  reproche d'avoir évoqué "les souillures du mariage et la désillusion de l'adultère" est donc bien fondé mais il est fait partie de l'évolution du personnage.

De manière plus inquiétante, bon nombre de personnages qui gravitent autour d'Emma se livrent , en toute impunité à des escroqueries en tous genres: Homais pratique illégalement la  consultation médicale pendant que Lheureux pratique des taux d'usure scandaleux et pousse les petits bourgeois à s'endetter ; Il s'assure même la complicité d'huissiers et on pourrait presque évoquer une association de malfaiteurs. Le notaire n'hésite pas à demander à Emma des faveurs en profitant de sa détresse: il serait accusé ,sans doute, dans un tribunal si Emma portait plainte. Pourtant ces faits ne sont pas apparents dans le réquisitoire du procureur. Peut-être parce qu'il est plus facile d'accuser un personnage de représenter les vices qu'il incarne plutôt que d'imaginer que tous les personnages représentent la part de vices des individus auxquels ils font référence ? En fait, ce sont les personnages secondaire qui totalisent le plus d'outrages au bonnes moeurs et l'intention critique de Flaubert est ici sous-jacente. Il semble donc que le réquisitoire du procureur soit à charge uniquement contre Emma alors que le personnage s'intègre dans l'économie d'un ouvrage qui , d'une manière plus globale, vise à critiquer les moeurs de province et à montrer l'étroitesse d'esprit des bourgeois médiocres aux rêves de grandeur. On pourrait pardonner à Emma son bovarysme parce qu'elle en meurt mais Homais, lui, triomphe et personne n'y songe à mal . Ce qui tendrait à prouver qu'art et morale ne font pas forcément bon ménage et qu'on aurait sans doute tort de réduire un roman à sa portée morale, souvent sujette à caution et source de différentes interprétations.