nov.02
Madame Bovary est-il un roman d'amour ?
L'amour est -il véritablement le sujet du roman ou alors s'agit-il uniquement pour Flaubert d'en éclairer certains aspects à travers le destin tragique de son héroïne, une paysanne ambitieuse, qui s'estime mal mariée et qui va voir l'amour sous les couleurs du romantisme; Quand on parle d'amour dans Madame Bovary, de quel sentiment est-il vraiment question ?
Lorsque le roman paraît, dans sa version feuilleton en six épisodes dans La Revue du Paris, sous la direction de Maxime Du Camp, les accusations pleuvent Le réquisitoire de Maître Pinard fait état de l'absence d'amour d'Emma pour son mari, de ses aspirations aux "ardeurs de la volupté" , de ses chutes que la religion ne parvient nullement à empêcher et propose de renommer le roman en lui donnant comme sous- titre "Histoire des adultères d'une femme de province" . Il insiste notamment sur les griefs suivants : "couleur lascive" "glorification de l'adultère" et surtout contamination de la religion par le langage amoureux, le même que celui qui est utilisé pour l'adultère. L'avocat impérial Pour autant, peut -on réduire le roman au seul récit des amours lascifs d'Emma; Ce serait oublier que d'autres personnages aiment ou croient aimer : Charles, Léon et Rodolphe représentent eux aussi des incarnations du sentiment amoureux. Une certitude demeure: aucun bonheur ne semble durablement lié à l'amour. Tout d'abord, nous évoquerons la naissance du sentiment amoureux et ses variations , ensuite la peinture contrastée de l'amour conjugal et de l'adultère pour finir par l'amour mystique et l'amour filial.
Madame Bovary est-il un roman qui raconte l'initiation amoureuse d'Emma, une paysanne qui par ambition, épouse un homme plus âgé,qu'elle n'aime pas vraiment mais pour lequel elle croit éprouver , au départ, une sorte d'anxiété nouvelle. Lors de sa plaidoirie, le défenseur de Flaubert, maître Ménard s'insurge contre le sous-titre proposé par le procureur car selon lui , il dénature le projet moral de l'écrivain qui proposerait plutôt , de son point de vue, une Histoire des périls de l'éducation donnée aux jeunes femmes particulièrement en Province. Pour son avocat, l'artiste a voulu peindre la femme qui au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, de s'accommoder des devoirs de sa position, d'être la femme tranquille du médecin de campagne, part dans d'interminables rêvasseries et tombe sur un homme qui la fait dévier. C'est bien cette définition du bovarysme qui a été retenue : défaut d'accommodation à la vie 'normale" , réelle, par opposition à la vie rêvée, idéalisée par les romans. Pour Flaubert, en effet, il s'agit bien d'éduquer une jeune provinciale aux choses de l'amour et de lui faire entrevoir le gouffre entre ses désirs et la réalité. Emma s'imagine aimer follement alors qu'elle succombe à un dérivatif : on a souvent l'impression que l'adultère est juste une sorte de piment qui lui permet de rompre avec l'ennui quotidien.Madame Bovary demeure une incorrigible romantique et les images de l'amour sont celles qu'elle a rencontrées dans ses lectures : amour platonique de Paul et Virginie, qui s'aiment comme des enfants innocents dans des paysages enchanteurs. Un "grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques" : telle est pour la jeune épouse l'image de la passion et elle réalise très vite que cela ne correspond pas à son état de femme mariée; Alors pourquoi ne peut -elle se résigner à son nouveau statut ? Parce que son éducation religieuse lui a rempli l'esprit d'images idéalisées d'amours parfaits. Tout au long du roman, Flaubert revient sur cette éducation des jeunes filles que la religion ne prépare pas à la vie maritale et que la lecture de certains livres ne prépare pas non plus à une analyse des variations amoureuses. Elevées dans l"attende du Prince Charmant, beaucoup de jeunes épouses s'estiment mal mariées et rejettent sur leurs époux l'échec de leur union alors qu'elles sont juste incapables de discerner dans les petits gestes quotidiens, les marques d'attention, l'amour de leur conjoint. Charles lui ,aime profondément sa femme et va la veiller seul durant 43 jours: il pleure même quand il la voit manger "une tartine de confiture ", il ne dort plus, l'appelle "ma chérie" et finira par mourir de chagrin ; sa déchéance se fait par étapes : il se laisse pousser la barbe, pleure tout haut en marchant, est vêtu d'habits sordides car il est totalement ruiné; après avoir rencontré Rodolphe et lui avoir pardonné dans un élan de sainteté, il meurt en tenant une mèche de cheveux d'Emma comme s'il avait succombé" sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son coeur chagrin." ( troisième partie chapitre XI). Car Charles a vraiment été heureux au début dans son second mariage comme l'a été aussi le père d'Emma; Flaubert montre donc qu'une félicité conjugale existe bel et bien : Charles est "heureux et sans souci de rien au monde."
Le procureur, pourtant a des mot sévères lors du procès: "Là où vous croyez trouver l'amour, vous ne trouvez que le libertinage" s'écrie-t-il mais pour qui lance-t-il cette accusation ? Charles aime sincèrement sa femme même si au départ , il a été attiré par sa sensualité de jeune paysanne: son dos qu'il effleure, les reflets du soleil sur sa peau blanche le troublent ; Le narrateur évoque d'ailleurs la "hardiesse de son désir" et il désobéit à sa femme, la sévère Heloïse Dubuc, qui lui interdit de revoir Emma dont elle se méfie. N'oublions pas alors que Charles est marié quand il tombe amoureux d'Emma et que la mort providentielle de son épouse le préserve de l'adultère. On a reproché également au romancier de peindre l' adultère comme quelque chose de charmant et le procureur cite comme exemple, la joie d'Emma après avoir cédé à Rodolphe au cours d'une promenade à cheval : " rentrée chez elle , elle se réjouit effectivement à la pensée qu'elle "allait posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire." Immédiatement, elle se rappelle les héroïnes de certains romans et "la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Comment ne pas lire ici l'ironie du narrateur qui laisse déjà pressentir une issue funeste pour cette jeune femme naïve abusée par une sorte de séducteur professionnel . Le romancier ne donne guère de détails suggestifs et s'emploie au contraire, comme l'indique son défenseur Maître Ménard, à dépeindre les effets mortifières de la passion coupable de Madame Bovary et l'avocat de conclure , en parlant du travail de Flaubert: l'adultère chez lui n'est qu'une suite de tourments, de regrets, de remords. (actes du procès)
Emma aurait-elle le coeur sec et serait-elle incapable d'éprouver un sentiment de manière durable ? C'est une des hypothèses de lecture les plus répandues. Mère peu aimante, elle blesse sa fille et l trouve laide mais la réclame avant de mourir.Quand sa mère mourut , par exemple, elle pleura beaucoup les premiers jours.;elle se laissa donc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygne mourants.." Mais très vite, elle constate qu'elle ne sent plus rien. Le chagrin du père d'Emma lui est bien réel : lorsqu'il reçoit la lettre d'Homais, il est "comme frappé d'apoplexie" "dévoré d'angoisse"; il se sentait devenir fou et voit des présages funestes partout ; pour Charles, la perte de l'être aimé est vécue comme un long calvaire; Il se laisse pousser la barbe, pleure tout haut en marchant, est vêtu d'habits sordides car il est totalement ruiné; après avoir rencontré Rodolphe et lui avoir pardonné dans un élan de sainteté ,il meurt en tenant une mèche de cheveux d'Emma comme s'il avait succombé" comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son coeur chagrin." ( troisième partie chapitre XI
L'amour conjugal est donc le plus souvent associé à la froideur et au sens du devoir ce qui est un thème fort répandu dans le roman à cette époque ; Cependant Emma entrevoit , à l'occasion de certains voyages de noces dans des pays exotiques, la possibilité d'un épanouissement au sein du mariage " quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes, le parfum des citronniers.puis le soir ,sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets." (Première partie, chapitre VII) mais Emma est consciente que cette sensation de bonheur est intiment liée au cadre enchanteur et elle pense que "certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur" : lorsqu'elle s'installe avec son époux, " elle voulut se donner de l'amour; Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait toute qu'elle savait par coeur de rimes passionnées, et lui chantait en soupirant des adagios mélancoliques.mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu'auparavant et Charles n'en paraissait ni plus amoureux, ni plus remué.;elle se persuada que la passion de Charles n'avait plus rien d'exorbitant: "C'était comme un dessert prévu d'avance après la monotonie du dîner.' On retrouve encore eues fois une image extrêmement dévalorisante qui relève d'une peinture ironique du sentiment amoureux.Pour le père d'Emma lorsqu'il évoque son veuvage, le mariage apparaît pourtant comme une vision idyllique : "d'autres étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux " (première partie, début du chapitre III) ; mais ce n'est pas ce qui fait rêver Emma.
On pourrait penser, à première vue, que le romancier va établir un contraste saisissant entre la désillusion du mariage pour Emma et la force de sa passion adultère mais il n'en est rien: son amour pour Rodolphe va la consumer et provoquer une réaction violente et un retour vers la religion comme pour expier sa faute ; l'amour pour Léon va s'affadir et ressembler de plus en plus à un échec, à une sorte de poison; c'est peut être de cette manière qu'il faut comprendre le suicide à l'arsenic; le personnage a été , au sens propre, comme au sens figuré, empoisonné par ses clichés romantiques. Lors de sa seconde liaison, l'ivresse de l'adultère cède vite la place au sentiment de la faute et de la déception et parfois, le couple se comporte comme deux vieux époux. "leur grand amour où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son lit , et elle aperçut la vase" Image qui traduit ici de manière concrète la salissure morale de l'adultère mais surtout le désenchantement amoureux; Les yeux d'Emma commencent à distinguer la boue sous ce qu'elle considérait autrefois comme un ouragan impétueux; elle entrevoit peut-être plus clairement les conséquences de ses actes
Quel amour alors pourrait la combler ? Elle échoue à trouver le bonheur dans le mariage. Elle a cherché le bonheur dans l'adultère et y a trouvé le mépris de l'homme auquel elle s'est livrée . A noter que pour la séduire et obtenir ses faveurs, Rodolphe a d'abord menti en affirmant qu'elle était pour lui "comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée." (deuxième partie, chapitre IX) Avec Léon, le parcours amoureux sera vite décevant même si le premier rendez-vous frôle lui aussi le sacrilège car la promenade en fiacre suit immédiatement la visite de la cathédrale. Rapidement, leur passion devient plus tiède : "ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour; et dans les lettres qu'Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de lagunes et des étoiles,ressources naïves d'une passion affaiblie;" Il est ensuite question clairement de déception amoureuse : "elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire" Quand elle quitte Léon un soir en attendant son fiacre, elle vient s'asseoir sur un banc près de son ancien couvent et regrette alors "les ineffables sentiments d'amour, qu'elle tâchait d'après les livres de se figurer." Le lien est ici patent entre le mode éducatif et la figuration de l'amour; En rencontrant l'amour charnel des hommes, Emma réalise qu'il ne correspond pas à celui dont elle rêvait étant enfant et qu'elle avait idéalisé à partir de ses lectures. Elle rêve constamment à des amours de "prince" et se ruine en payant des chambres d'hôtel luxueuses. Cependant "Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage." Lorsque Léon , retenu par Homais à déjeuner à Rouen, et arrive en retard à leur rendez-vous, elle ne peut s'empêcher de le critiquer comme une épouse le ferait d'un mari agaçant et le narrateur ajoute : "Le dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache quelque peu " . Mariage et adultère sont deux sources de désillusion pour le personnage en quête de bonheur.
Que reste-t-il finalement de toutes ces images, de toutes ces sensations ? qu'est-ce qui demeure intact dans les souvenirs de Madame Bovary ? le souvenir d'un amour supraterrestre , de ses premiers émois amoureux quand elle repense à ce qui la faisait vibrer autrefois "petits anges aux ailes d'or, madones, lagunes ,gondoliers... attirante fantasmagories des réalités sentimentales" On retrouve ici la peinture ironique de cet élan mystique .N'oublions pas que les accusations contre le roman font état d'outrage à la religion et il est indéniable que Flaubert montre, avec le personnage d'Emma qu l'image véhiculée par l'éducation religieuse telle qu'elle était parfois pratiquée dans les couvents , pouvait avoir des effets pernicieux; les jeunes femmes confondent , par impréparation, les réalités de l'amour charnel avec les élans enthousiastes du mysticisme et utilisent, comme le fait, à dessein, le romancier, des termes religieux pour évoquer l'amour terrestre. Cette contamination des deux formes d'amour se manifeste lors de plusieurs épisodes clés du roman; on peut penser au baiser d'amour lors des derniers sacrements mais également lors de sa maladie déclenchée par la rupture avec Rodolphe , elle fait venir le curé pour qu'il la bénisse : "il lui sembla que son être montant vers Dieu allait s'anéantir dans cet amour comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur; ( deuxième partie, chapitre XIV) Lorsqu'elle repense à ce moment d'extase mystique, elle considère que cette "vision splendide" est la chose la plu belle qu'il fût possible de rêver; elle place donc cet élan mystique au delà des amour terrestres et autres passions charnelles : elle réalise à cette occasion qu'il existe "un autre amour au-dessus de tous les autres amours, sans intermittence ni fin, et qui s'accroîtrait éternellement" ; Aucune passion par essence limitée dans le temps ne peut donc rivaliser, à ses yeux , avec cet amour divin dont la force font même par effrayer l'abbé Bournisien. Toutefois lorsqu'Emma s'adresse à Dieu , elle emploie "les mêmes paroles suaves qu'elle murmurait jadis à son amant dans les épanchements de l'adultère" . Sacrilège ici encore mais dans quel but ? Celui de montrer que ce personnage assoiffé d'amour ne parvient pas à distinguer ce qui relève de l'humain et du divin. Mais son coeur ne trouve pas le réconfort dans la religion
Toutes les formes d'amour sont représentées dans ce roman sous des apparences plutôt traditionnelles : amour conjugal décevant le plus souvent, amour dans l'adultère avec sa source de tourments, amours non partagés, amours à sens unique , amour filial ou maternel absent ou trop présent pour la mère de Charles , jalouse de sa belle-fille. Aucun ne semble échapper à l'ironie du narrateur à l'exception peut-être de celui de Berthe, inconditionnel pour une mère au demeurant peu aimante te de celui, sincère du commis Justin, retrouvé ne train de sangloter sur la tombe d'Emma. La vison de l'auteur est pessimiste et l'amour paraît à la fois une aspiration légitime est une illusion trompeuse, qui par essence appartient au passé et aux souvenirs . Pas de vie sans amour mais à trop vouloir se lancer à la recherche de l'amour parfait, on risque de passer à côté de sa vie comme l'héroïne.