Le sujet était une citation anonyme qui était livrée dans un contexte contemporain; Le critique y compare les deux réalisations et instaure une opposition entre deux figures d'Oedipe : d'une part la figure royale qui se décline autour de trois thèmes  (l'incarnation de la royauté par le personnage d'Oedipe, l'exercice du pouvoir et par extension, l'homme dans la cité ) et d'autre part, la figure mythique ,c'est à dire le destin d' oedipe, le récit de son histoire avec là encore, deux directions de recherches : le mythe (que raconte ce mythe ? ) et la question identitaire ; l'homme intime ici s'oppose à l'homme public, l'intériorité et l'intimité à la figure du citoyen, l'homme dans le monde.

oed45.jpg
 

L'opposition est donc bien au coeur du sujet matérialisée par cet alors que et les deux notions qui se répondent sont  questionnement politique et interrogations identitaires. Néanmoins, il importait de se demander ce que les oeuvres avaient également en commun afin décerner ensuite leur traitement spécifique  du mythe. Un plan points communs et différences paraît logique au vu de l'analyse du sujet mais il risque de donner lieu à des inventaires un peu fastidieux. Un plan qui dissocie  Sophocles et Pasolini n'a guère de chance de permettre une synthèse efficace. La démarche la plus habile consistait à faire dialoguer les deux oeuvres en montrant quels aspects du mythe elles privilégiaient.

A noter : le mythe d'Oedipe n'a pas été inventé par Sophocle qui se contente d'en élaborer une version théâtrale: ce dernier donne à voir une réflexion sur le gouvernement et l'exercice du pouvoir à travers le destin d'Oedipe, roi sauveur de Thèbes, confronté aux oracles qui l'enjoignent de démasquer le véritable meurtrier de Laïos. Sophocle met en avant le principe d'ironie tragique en faisant conduire au héros l'enquête qui le mènera à la découverte de sa propre culpabilité. La parole du roi est empreinte d'autorité et de solennité et met en jeu sa responsabilité politique car il est de son devoir de roi de tout faire pour que la malédiction cesse et que le royaume retrouve la prospérité. Néanmoins, aux yeux des spectateurs , le discours d'Oedipe est l'indice de sa perte et son affrontement avec Tiresias, symbole de l'autorité religieuse prend des allures d'agôn entre autorité politique et  lois divines; cette lutte paraît perdue d'avance par Oedipe ; ce qui lui confère le statut de héros tragique. Le choeur célèbre la clairvoyance de la justice divine et renforce ainsi pour le spectateur l'effet d'ironie tragique : Oedipe sera, en quelque sorte, le dernier à réaliser l'étendue de son malheur en même temps que ses crimes. D'orgueilleux et colérique, il devient peu à peu, au fur et à mesure des révélations de Jocaste, un roi inquiet et même épouvanté par la découverte de la vérité : " ma raison qui chancelle..malheureux, je perds courage.." 

oed14.jpg
 

Il réalise également qu'il a lancé des imprécations contre lui-même : "c'est moi-même qui me trouve aujourd'hui avoir lancé contre moi-même les imprécations que tu sais " Le renversement dramatique se poursuit avec les révélations finales et la prière du Choeur qui enjoint les spectateurs de respecter les loi divines ; Cependant Sophocles manage un rebondissement dans la pièce avec la mort de Polype qui , pour un temps, semble affranchir Oedipe de la prédiction désastreuse de l'oracle; l'enquête sur la mort du père se transforme alors en quête identitaire sur les origines du personnage: est-il le fils d'un esclave ou celui d'une divinité ?  Il a hâté désormais de résoudre le mystère de sa naissance et à ce stade de la pièce, la quête des origines est essentielle; Jocaste qui sait refuse de parler et son silence va précipiter Oedipe vers la révélation finale avec l'aide du serviteur retrouvé. "je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l'époux de qui je ne devais pas l'être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer "  La vérité éclate en révélant la triple abjection : lignée maudite, inceste et parricide. De roi envié et de meilleur des mortels, Oedipe est devenu abject , honni de tous ; il suscite à la fois l'horreur pour ce qu'il a accompli et la pitié au vu de sa face sanglante. Le berger qui l'a sauvé par pitié a fait de lui le maudit entre les maudits et Oedipe en se crevant les yeux et en choisissant l'exil s'exclut du monde et se retranche de la cité. Créon désormais détenteur légitime du pouvoir, s'empresse de consulter les Dieux avant de prendre une décision : il donne ainsi l'exemple de la pitié et de l'obéissance aux lois divines; sa bonté et son humanité sont un modèle de gouvernance ; Quant à Oedipe, il se soumet désormais à son Destin sans récriminer et sans chercher à y échapper. Le dénouement tragique marque une forme d'acceptation du Destin: nul ne peut se soustraire aux injonctions divines et ceux qui n'y font pas sufisamment attention, le paient de leur vie et entrâinent la chute de leur lignée (les filles d'Oedipe sont elles aussi maudites et ne pourront engendrer ) . Sophocles a donc travaillé à partir d'une version condensée du mythe qui s'efforce de délivrer un message politique d'obédience à travers l'ironie tragique : nul ne peut prétendre échapper à son destin et il est vain de mépriser les oracles . 

Le mythe d'Oedipe inspire fortement Pasolini mais la dimension politique n'est pas restituée de la même manière que dans la tragédie de Sophocles. Le cinéaste italien conserve le récit des faits qui constituent le  destin du personnage d'Oedipe mais il met à l'écran des éléments que le dramaturge se contente de rappeler ou parfois omet  ; Par exemple, il s'efforce de recréer cette temporalité étrange et montre juste après son prologue autobiographique, le sort du bébé aux pieds liés , abandonné sans raison apparente , par ses parents et recueilli  d'abord par un berger et ensuite par le roi de Corinthe et son épouse.

oed5.jpg
 

L'enfant est traité une première fois d" enfant trouvé" et de tricheur  par un camarade de jeu et cette insulte provoque la colère et le rire d'Oedipe; le spectateur ne sait pas si cette accusation a été prise au sérieux par Oedipe car elle pourrait passer pour une insulte gratuite déclenchée par la découverte de la tricherie. L'idée d' une falsification commence à entourer le personnage qui est présenté, à son départ de Corinthe, comme une sorte de antihéros ; les révélations de la pythie déclenchent une fois de plus son rire qui pourrait passer pour du mépris ou de la folie; L'avertissement de l'oracle : "ne contamine par les gens par ta souillure "  le rend subitement plus grave, presque inquiet . Oedipe semble désemparé et les tours qu'il effectue sur lui-même traduisent,en images , son désarroi , la perte de ses repères ; Un carton indiqué alors : " Où vas-tu ma jeunesse? où vas-tu ma vie ? " Le geste de se voiler la face avec ses mains pourrait correspondre , dans la tragédie grecque, à la métaphore de l'aveuglement ou de la cécité qu Pasolini développera également au moyen des dialogues, tout au long du film. Les questions du personnage sont  plus directement axées sur sa vie et son destin  dès la première partie  du long métrage alors que Sophocle  fait mener l'enquête sur un événement extérieur , le meurtre de Laïos. Tueur sans pitié, Oedipe assassine sauvagement les gardes, son père et le Sphinx ; Ce n'est donc pas sa perspicacité qui lui offre le trône de Thèbes mais un meurtre ; le Sphinx lui avait demandé : " y a -t-il une énigme dans t vie : quelle est -elle ? " Il a refusé d'entendre et devient l'époux de Jocaste en même temps que le nouveau roi. Cette relation entre  la mère et le fils est filmée sans détour : " leur amour est entièrement dans la chair et l'âme en est entraînée" ; Pasolini assume le côté" provocateur de ces étreintes et la peste est montrée comme la conséquence directe de cet amour incestueux ; Le cinéaste alterne les gros plans de l'épidémie avec les regards des deux amants : sont-ils au courant de ce qui les unit ? c'est la question que se pose le spectateur  "ce qu'on ne veut pas savoir n'existe pas " rappelle une voix off.